— Chaque fois que le Roi consent à jouer avec moi, il me fait la grâce de goûter à mon vin personnel, dit Roussay avec une pointe d'orgueil.

— J'aurais mauvaise grâce, fit René. C'est un vin digne d'un roi en effet. Le capitaine s'y connaît !

Le valet s'était approché de la table et y déposait son fardeau.

Quand il entra dans la lumière des chandelles, montrant un visage neutre où rien n'accrochait spécialement le regard, celui de Catherine, placée en face de lui s'y posa machinalement et, cependant, s'y arrêta avec la curieuse impression de déjà vu que font éprouver parfois certaines choses et certaines gens.

Tandis qu'avec des gestes soigneux, l'homme versait le moelleux bourgogne dans les coupes elle chercha vainement à quel souvenir était lié ce visage épais et terne. Elle était certaine que ce n'était pas un souvenir agréable mais, pour la minute présente, il lui échappait.

L'homme se retira. La porte se referma. Jacques s'approcha de la table, prit l'un des gobelets et, s'inclinant, l'offrit au Roi qui le prit mais ne but pas tout de suite. Au creux de ses deux mains réunies en conque, il chauffait le vin en contemplant le reflet des bougies dans ses profondeurs sombres, tout en humant le parfum dégagé.

— L'odeur est du Ciel, remarqua-t-il au bout d'un moment, mais la couleur est de l'enfer, c'est celle du sang tel que je l'ai vu couler, un jour, sur le dallage d'une église...

L'image de guerre que René évoquait opéra, dans l'esprit de Catherine, le déclenchement des souvenirs. Elle revit, tout à coup, l'église de Montribourg, ce village de la forêt, près de Châteauvillain, livré aux fureurs des Écorcheurs que commandait pour le Damoiseau le capitaine la Foudre, alias Arnaud de Montsalvy. Elle revit les pauvres filles que les soudards obligeaient à danser nues sous les pointes de leurs épées, le butin entassé près de l'autel et surtout l'homme qui, assis sur un banc, en comptabilisait le détail. Un homme qu'elle avait entendu appeler le Recteur... et qui était celui-là même qu'elle venait de voir, sous la livrée des ducs de Bourgogne, versant du vin dans la coupe d'un roi captif.

Elle regarda avec horreur le rubis liquide qu'elle tenait dans sa main et auquel ni elle ni Roussay n'avaient encore touché, attendant que René bût le premier. Puis, son regard retourna vers le Roi.

Souriant et les yeux mi-clos, il levait le gobelet vers ses lèvres, prêt à savourer. Le bord d'étain allait toucher sa bouche. Alors, avec un cri Catherine s'élança, rejetant violemment la coupe qui roula à terre, non sans éclabousser les vêtements du royal prisonnier.

— L'homme qui vient de sortir... cria-t-elle d'une voix rauque. Arrêtez-le ! Faites-le chercher et ramener ici !...

— Etes-vous folle ? articula le Roi qui regardait avec stupeur la rigole rouge coulant vers la cheminée où le chien s'était réveillé au bruit de l'étain roulant sur les dalles .

— Je vous supplie de me pardonner, Sire, mais ce vin... je suis à peu près certaine qu'il cache un danger.

— Un danger ? En dehors de celui de l'ivresse, je ne vois pas bien lequel !

— Madame de Montsalvy voit du poison et des empoisonneurs partout ! expliqua Roussay avec un sourire gêné qui déchaîna la colère de Catherine.

— Qu'attendez-vous pour faire ce que je vous ai dit ? Courez, par Notre-Dame ! L'homme qui vient de sortir d'ici est l'un de ceux du Damoiseau ! J'en suis sûre ! je l'ai reconnu ! » Puis, saisie d'une inspiration soudaine, elle prit le gobelet demeuré intact sur le plateau et le tendit au capitaine : « Si vous ne me croyez pas, goûtez donc de ce vin, mon ami ! Après tout, c'est votre vin !

Il prit la coupe, la flaira.... puis la reposa et, sans un mot, quitta la pièce, appelant à sa suite les hommes de garde. Catherine et le Roi demeurèrent face à face.

D'un geste machinal, René avait pris une serviette sur le coffre et s'en essuyait le visage et les mains sans regarder la jeune femme qu'il semblait avoir complètement oubliée. Le front barré d'un gros pli, il réfléchissait visiblement.

— Vous avez dit le Damoiseau ? fit-il au bout d'un moment. Qui entendez-vous par là ? Pas celui de Commercy, tout de même ?

— Si, Monseigneur. Robert de Sarrebruck, pour être plus précise.

— C'est impossible ! Il est tenu captif à Bar, chez moi, pour ses incessantes révoltes de mauvais vassal et les grands maux qu'il fait subir à mes Lorrains.

S'il y était captif, il n'y est plus, Sire, croyez- moi car il n'y a pas si longtemps que j'ai eu affaire à lui dans des circonstances que je ne suis pas près d'oublier. Il s'est échappé, Sire, ou bien on l'a relâché...

— C'est impossible ! La reine Isabelle, ma bonne épouse, n'aurait pas fait ce pas de clerc. En outre, nous tenions aussi son fils en otage et...

— Je n'ai pas vu d'enfants avec lui et je serais surprise qu'il s'en fût encombré plus que de scrupules. Je gagerais facilement qu'il a pris la fuite sans se soucier de l'enfant, comptant cyniquement sur la bonté bien connue de Votre Majesté pour ne pas le faire pâtir de son évasion. Tout dernièrement encore, il assiégeait Châteauvillain, d'où je viens, et s'y comportait selon sa vraie nature : celle d'un routier, d'un écorcheur et d'un bandit. En outre, j'ai les meilleures raisons de croire qu'il est à présent à Dijon... fort occupé à comploter la mort de son seigneur sur laquelle il compte peut-être pour libérer son fils. Et, pour ma part...

Un gémissement lui coupa la parole. C'était le chien qui l'avait poussé. D'un même mouvement Catherine et René se tournèrent vers la cheminée. L'animal, couché dans la rigole de vin qui tachait de rouge sa fourrure claire, bavait, les yeux déjà révulsés, battant l'air de ses pattes. Avec un cri, le Roi se jeta à genoux près de lui, tâtant avec précaution le corps tétanisé.

— Ravaud !... Mon chien ! Mon bon Ravaud !... Qu'est-ce que tu as ?...

— Il a dû lécher un peu de ce vin maudit, Sire, murmura Catherine. J'ai peur de n'avoir eu que trop raison. Il est empoisonné...

— Mon Dieu !... Du lait ! Qu'on m'apporte du lait ! Courez, madame ! Allez dire qu'on m'apporte du lait sur l'heure !

La jeune femme hocha la tête sans bouger.

— C'est inutile, Sire ! Voyez... c'est déjà fini !

En effet, après un dernier spasme et un cri plaintif le corps du chien venait de s'immobiliser entre les bras de son maître. Il était mort.

Catherine frissonna, le dos parcouru par un désagréable filet de sueur glacée. Si la Providence ne lui avait pas. permis de reconnaître le faux valet, trois cadavres joncheraient à cette minute le sol de la prison : le sien et celui de ses deux compagnons... Le Damoiseau et ceux qu'il employait devaient être pressés car leur poison était d'une effrayante rapidité. Et le plan était diabolique ! Eût-il réussi que le malheureux Roussay, même passé de vie à trépas, eût été accusé d'avoir supprimé le royal prisonnier. Et comme on le savait serviteur dévoué de son maître, la responsabilité de cette mort fût retombée aussitôt sur le duc de Bourgogne. Il y avait là de quoi rallumer entre France et Bourgogne une guerre qu'aucun traité n'aurait achevée...

Les yeux soudain humides, elle regarda sans rien dire le jeune roi.

Toujours agenouillé, il tenait dans ses bras le cadavre de son chien et, le visage enfoui dans la fourrure de son cou, il sanglotait à présent, à gros sanglots déchirants d'enfant désespéré. De temps en temps il balbutiait le nom de l'animal, comme s'il espérait contre toute évidence qu'il allait, à la voix de son maître, s'éveiller de l'éternel sommeil. Elle aurait voulu l'aider, le consoler mais elle n'osait même pas poser sa main sur ces larges épaules soudain rétrécies.

Le retour de Jacques de Roussay l'arracha à sa contemplation. D'un coup d'œil, le capitaine embrassa la scène, vit le Roi prostré, le chien mort et Catherine debout, silencieuse contre le manteau de la cheminée. Quand leurs regards se rencontrèrent, la jeune femme vit que son ami avait brusquement pâli. De toute évidence, il venait, comme elle, d'imaginer brusquement ce qui aurait dû, normalement, se passer.

— Ah !... fit-il seulement. Puis, au bout d'un instant : Ainsi, vous aviez raison...

— L'homme ? Vous l'avez retrouvé ?

Il hocha la tête négativement avec une sorte de rage.

— C'est à croire qu'il s'est enfoncé dans un mur, ou bien que, dissous dans le brouillard du soir, il est parti par une fenêtre, personne ne l'a vu revenir aux cuisines.

— Il sera sorti par la porte de la basse-cour. Sait-on qui il était ?

— Non. Le maître queux m'a dit qu'il n'était là que depuis trois jours, en remplacement d'un marmiton absent, un certain Verjus qui s'est blessé en tranchant une oie...

— Et ce Verjus est, naturellement, le cousin de Jacquot de la Mer, le cabaretier-sergent-ribaud et indicateur.

— Je crois... oui !

— Eh bien ! mon ami, vous savez ce qu'il vous reste à faire, j'imagine ? Fouiller la taverne de ce truand avéré qui se moque de la loi depuis trop longtemps...

— Mais qui lui rend parfois de bien appréciables services ! Non, ne vous fâchez pas, ajouta Roussay précipitamment, j'ai envoyé là-bas un sergent et dix archers avec l'un des cuisiniers, afin de fouiller la maison et de me ramener les suspects. Mais cela m'étonnerait que l'on trouve quelque chose...

— Moi aussi, riposta Catherine vertement. Jacquot est bien trop rusé. Le cousin a dû se blesser volontairement et comme il ne saurait être tenu responsable de son remplaçant, ces bandits vont protester de leur innocence. Quant à fouiller la maison, chez Jacquot on ne trouve jamais que des buveurs, des joueurs et des filles ! Ceux qu'il cache vraiment hantent rarement la salle de son cabaret.