— Comment cela, s'il est toujours vivant ? rugit Roussay. Mais naturellement qu'il est vivant ! Pour qui me prenez-vous, Catherine ?
Ai-je l'air d'un homme qui trucide discrètement les prisonniers d'État pour s'en débarrasser ?
— Ce n'est pas cela que je veux dire et je me suis mal exprimée.
Ne vous fâchez pas, mon ami. Je voulais dire : qu'il est encore vivant à cette heure car, s'il l'est toujours, je ne suis pas du tout certaine que ce soit encore le cas demain ou même ce soir.
— Et pourquoi, diable, ne le serait-il plus ? Je l'ai vu ce matin même et il était en parfaite santé. Bon Dieu, Catherine qu'avez-vous dans la tête ? Mon ouvrage est bien fait même si je n'aime pas mon ouvrage. Je vous ai dit que le prisonnier était bien gardé. Il l'est, soyez-en sûre, même contre tout ce qui pourrait lui nuire.
Justement, je n'en suis pas si sûre. Voulez-vous vous calmer, vous asseoir un instant ici, auprès de moi, et écouter sans m'interrompre l'histoire que j'ai à vous raconter ? Ce ne sera pas long.
— Soit ! Je vous écoute, fit le capitaine en se laissant tomber lourdement sur les coussins de la ban- celle. .
Aussi rapidement, aussi clairement qu'elle put, Catherine retraça pour Roussay les derniers événements de Châteauvillain avec la satisfaction de voir, à mesure qu'elle parlait, l'attention d'abord flottante de Roussay se fixer et se tendre. Lorsqu'elle acheva son récit, la mine distraite et vaguement offensée du capitaine était devenue sombre et soucieuse.
— Vous pensez au poison ? dit-il enfin.
— Naturellement. C'est la première idée qui m'est venue puisque Jacquot de la Mer a un cousin aux cuisines.
— Ce serait prendre un bien grand risque. En outre, il faudrait savoir ce qu'il y fait. Tous les marmitons n'ont pas accès aux plats que l'on y prépare.
— C'est certainement plus facile que vous ne l'imaginez. Faites-vous goûter les mets que l'on sert au Roi ?
— N... on. Cela ne m'est pas apparu indispensable. Il n'y a ici que des bons serviteurs du Duc... du moins je l'imaginais. Et puis la nourriture que l'on sert est simple... très simple !
— Même s'il est au pain sec et à l'eau, il est possible de lui nuire.
Et puis, il n'y a pas que le poison. Vous ne connaissez pas le Damoiseau, n'est-ce pas ?
— De réputation seulement et cela me suffit.
— Vous avez tort car sa réputation est largement au-dessous de la vérité : c'est le Diable en personne. A présent j'aimerais savoir ce qu'il adviendrait du capitaine Jacques de Roussay au cas où une mort prématurée lui enlèverait son précieux prisonnier ? Comment, selon vous, réagirait monseigneur Philippe ?
Sous sa tignasse couleur de chaume, Roussay devint aussi vert que son pourpoint.
— Je ne l'imagine que trop ! Il ne me resterait plus qu'une chose à faire recommander mon âme à Dieu et me passer mon épée au travers du corps pour m'éviter la honte d'une exécution publique.
— Alors faites ce qu'il faut pour éviter ce grand malheur. Vous voilà averti par moi. C'est, je crois, une suffisante preuve d'amitié et... vous pourriez peut- être m'en octroyer une en échange ?
— Par exemple vous laisser voir le prisonnier ? susurra Jacques mi-figue mi-raisin.
— Vous avez toujours eu de l'esprit comme un ange, mon ami, fit Catherine suave.
Brusquement, il la saisit aux épaules et, avant qu'elle ait pu esquisser un geste, il l'embrassa violemment sur la bouche.
— C'est plutôt vous, l'ange... à moins que vous ne soyez le diable, ma mie ! De toute façon, je vous adore.
Catherine retint une petite grimace. Le contact avec Jacques n'était pas très agréable à cause de l'odeur du vin mais elle ne le repoussa pas.
— Même si je suis vraiment le diable ?
— Surtout si vous l'êtes car alors l'enfer me paraîtra plus séduisant que le ciel. Pour vous j'irais plus profond et plus loin encore.
D'ailleurs, vous le savez depuis des années n'est-ce pas ? Voyez-vous, Catherine, je n'envie au duc Philippe ni sa couronne, ni ses terres, ni ses trésors mais vous, vous, oui, je vous ai enviée à lui ! Follement... désespérément et pour une seule nuit d'amour...
Sans brusquerie mais fermement, la jeune femme se dégagea des bras qui déjà se refermaient sur elle.
— Jacques ! reprocha-t-elle doucement, nous voilà bien loin de notre sujet, il me semble ! Il y a longtemps que vous n'avez plus rien à envier au duc et j'entends demeurer une épouse fidèle. Voulez-vous que nous revenions à notre prisonnier ?...
Le soupir de Roussay fut de taille à ébranler les murs mais il se leva sans mauvaise grâce.
— C'est vrai. Vous voulez que j'aille m'assurer qu'il est encore en vie ?...
— Non. Je veux aller m'en assurer moi-même.
— C'est impossible... du moins à cette heure et dans ce costume.
Avez-vous la possibilité de vous procurer un costume d'homme ?... et un cheval ?
— Pour le cheval je l'ai, pour le costume je pense que ce sera facile.
— Parfait. Alors, rentrez chez vous et revenez juste après le crève-feu, comme si vous veniez tout juste de franchir les portes avant leur fermeture, et annoncez-vous au corps de garde comme mon cousin, Alain de Maillet. Dites que vous avez à me parler d'urgence. Je serai auprès du Roi car... il m'arrive parfois de faire une partie d'échecs avec lui pour le désennuyer, ajouta-t-il d'un ton honteux qui fit sourire Catherine. La garde extérieure est alors moins sévère puisque je l'assure moi-même à l'intérieur. Je vous ferai monter auprès de moi.
Un élan juvénile jeta Catherine au cou de Roussay sur les joues duquel elle plaqua deux baisers sonores.
— Vous êtes l'homme le plus merveilleux du monde, Jacques, et je ne vous remercierai jamais assez ! Soyez sans inquiétude : je saurai jouer mon rôle de façon à ne pas donner l'éveil.
— Je n'en doute pas, je n'en doute pas... Ah ! pendant que j'y pense : un peu élégant le costume, s'il vous plaît ! Nous ne sommes pas des croquants.
Catherine se mit à rire et alla se regarder devant une glace pour rajuster les plis de son chaperon un peu dérangés par toutes ces embrassades. Dans le miroir, elle saisit le regard de Roussay qui s'attachait avidement à son cou, à la ligne de ses épaules.
— Comment faites-vous pour être toujours aussi belle ? murmura-t-il. Vous allez emporter avec vous toute la lumière de cette pièce.
Nous sommes de trop vieux amis pour les madrigaux, Jacques ! Au fait, puisque vous êtes si heureux de me voir, comment se fait-il que l'on ne vous ait pas vu chez dame Symonne comme vous l'aviez promis ? Vous avez eu trop à faire?
Il y eut un silence comme si cette simple question embarrassait le capitaine. Mais il finit par prendre son parti et jeter, brusquement :
— Oui... enfin, non ! j'étais gêné ! Furieux contre moi et contre mes hommes.
— Pourquoi, Grand Dieu ?...
— Parce que... oh, autant que vous le sachiez après tout : le nommé Philibert a bien été jeté en prison... mais la fille La Verne nous a échappé en traversant le bourg. On n'a pas pu la retrouver... et je craignais que vous ne m'en teniez rigueur.
Catherine fronça les sourcils. La nouvelle ne lui faisait pas plaisir.
Il lui était désagréable de savoir libre et impunie la femme qui avait si froidement condamné le bon Mathieu à une mort lente et horrible.
Mais elle avait trop besoin de Jacques pour manifester son mécontentement, si légèrement que ce soit. S'efforçant au contraire d'oublier que la fuite d'Amandine lui valait une ennemie de plus dans la ville, elle haussa les épaules avec une feinte désinvolture.
— Puisque vous tenez l'homme, c'est déjà bien... Cela vous permettra de retrouver la femme. Elle ne représente d'ailleurs plus un grand danger pour mon oncle. S'il n'en est pas guéri après ce qu'elle lui a fait endurer, c'est à désespérer de la sagesse des hommes.
— Aucun homme n'est sage lorsqu'il s'agit de la femme qu'il désire, fit Roussay d'un ton tellement lugubre que Catherine craignant qu'il ne revînt à la charge préféra ne pas entendre et se dirigea vers l'escalier suivie du capitaine qui s'était remis à soupirer. Le costume masculin serait peut-être une bonne chose pour venir le rejoindre cette nuit...
La tour n'était pas très haute, pourtant l'escalier paraissait sans fin. Au poing de l'homme qui précédait Catherine la torche brûlait mal, fumait beaucoup et ne donnait guère de lumière. Aussi la jeune femme prenait-elle grand soin de ne pas buter sur les marches usées quand un tournant éclipsait la flamme.
CHAPITRE IV
... et les larmes du roi
Au-dehors, c'était le calme d'une nuit d'automne déjà froide, humide en tout cas, et cela se sentait dans la tour. Aussi Catherine bénissait-elle la précaution qui lui avait fait prendre des vêtements chauds et un manteau de cheval épais.
Se procurer lesdits vêtements masculins ne lui avait pas été difficile : elle s'était contentée de se rendre, flanquée de Bérenger, chez un tailleur et de rhabiller l'adolescent de façon convenable. Il commençait d'ailleurs à en avoir besoin et, comme il avait beaucoup grandi, sa taille et celle de sa maîtresse étaient voisines.
— De toute façon, il vous fallait des habits pour cet hiver, répondit-elle à ses protestations ravies. Choisissez donc en conséquence... mais tâchez de choisir des teintes discrètes ! ajouta-t-elle prudemment car elle connaissait le goût prononcé du jeune garçon pour les mélanges de couleurs hardies.
Le résultat s'était révélé satisfaisant. Bérenger s'était laissé séduire par un justaucorps et des chausses vert printemps sans aucune adjonction de jaune ou de rouge. C'était la couleur même de la garde ducale et cela allait aussi bien à la blondeur dorée de Catherine qu'à ses propres cheveux couleur de châtaigne mûre. Un manteau de cheval noir et un chaperon vert complétaient l'ensemble et, ainsi déguisée, Catherine n'avait eu aucune peine à se faire passer pour le jeune Alain de Maillet, cousin poitevin du capitaine bourguignon.
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