— Allons, Jacques, ne soyez pas si amer, ni si injuste, dit Catherine en riant. Ce que vous m'apprenez est bien un peu surprenant mais, lorsque j'étais auprès du Duc, nous ne cultivions pas spécialement la vertu, il me semble ?

— Parce que vous étiez sa maîtresse ? Mais ce n'est pas du tout la même chose ! Il était veuf et il vous adorait : il y avait dans votre histoire quelque chose de respectable. Avec vous, la Beauté et le Charme avaient été hissés au trône mais aussi la décence et la discrétion et il n'était personne, à la Cour, qui ne comprît la passion de Philippe. Comment vous résister ? Les peintres même faisaient de vous Notre-Dame d'Occident ! Mais à présent...

— Eh bien ?

Jacques haussa les épaules avec emportement :

— A présent?... Savez-vous que l'on a pu voir notre grand duc besognant des servantes sur des coffres ou dans des coins sombres ?

Un tétin un peu insolent, un joli cul et le voilà qui déraisonne ! Quelle pitié !

— Mais... la duchesse, dans tout cela ? demanda Catherine un peu interloquée par ce débordement d'amertume.

— Elle ? Elle est bien trop haute dame pour descendre à des scènes ou même à des reproches. Elle élève son fils, le jeune comte Charles, à qui elle s'efforce d'apprendre la continence... et elle prie ! Mais sans grand espoir d'être entendue. Quand on est mariée à un bouc en folie, il faut bien se faire une raison.

Il y eut un silence que le capitaine meubla par un soupir et par une visite à son dressoir où il se versa un plein gobelet de vin qu'il avala d'un trait sous l'œil pensif de sa visiteuse.

— Vous l'aimiez autrefois, reprocha-t-elle doucement. Alors pourquoi, maintenant...

Il se retourna vers elle aussi brusquement que si une guêpe l'avait piqué.

— Pourquoi je vous dis tout cela ? Vous en venez à penser que je le hais n'est-ce pas ? Eh bien non, ce n'est pas cela. Je ne le hais point et même je suis toujours prêt à mourir pour lui aujourd'hui, demain, tout de suite. Mais, au moins, qu'il m'en donne l'occasion, bon Dieu !

Qu'il nous laisse le servir, l'entourer, nous battre auprès de lui, nous, les Bourguignons de vieille Bourgogne, au lieu de nous laisser croupir au fond de nos châteaux, comme de vieilles femmes inutiles tandis qu'il ne souffre autour de lui que ses Flamands bouffis de graisse et de vanité ! On a vu, à Calais, le beau résultat de cette préférence !

— À Calais ? fit Catherine à qui ses propres affaires n'avaient guère permis de s'occuper beaucoup de la politique intérieure bourguignonne. Que s'est-il donc passé ?

Jacques lui jeta un regard courroucé :

Vos montagnes d'Auvergne doivent être bien hautes, madame de Montsalvy, pour que vous ignoriez notre honte. A la belle saison, le duc Philippe a voulu reprendre Calais aux Anglais, poussé par les marchands de Gand et de Bruges dont le commerce des laines souffre depuis la paix d'Arras. Et il est allé tenter l'aventure avec ses Gantois et ses Brugeois qui pensaient, dans leur outrecuidance, faire bon marché de la puissance anglaise. A aucun prix les hommes de Picardie ou de Bourgogne ne devaient prendre part à l'affaire. Seulement « messeigneurs de Gand ou de Bruges » comme ces faquins osent s'intituler. La raison en était simple : ils espéraient beau pillage et ne voulaient pas partager. Mais le résultat a été piteux car, voyant qu'ils ne venaient pas à bout de l'ennemi « messeigneurs de Gand et de Bruges » ont tourné casaque, refusé d'entendre les prières... oui, les prières, vous m'entendez bien, Catherine, cria Jacques dans une soudaine explosion de rage, de leur seigneur et s'en sont retournés chez eux, traînant à leur suite le duc désespéré à qui ces beaux messieurs n'avaient même pas permis d'attendre l'arrivée du duc de Gloucester qui, cependant, l'avait défié ! Voilà où nous en sommes !

Voilà où nous conduisent les préférences stupides de Philippe le Bon !

Il n'est pas un chevalier en Bourgogne qui ne se ronge les poings jusqu'au sang quand le nom de Calais vient à son esprit. Et pendant ce temps moi, moi, Jacques de Roussay, capitaine de cent lances, je n'ai rien d'autre à faire qu'à garder un petit roi qui, tout le jour, écrit des vers, peint des images ou regarde voler les oiseaux dans le ciel. À le garder... et à boire !

En conclusion de son discours furibond, Roussay s'octroya une nouvelle rasade de vin nuiton. Catherine le laissa vider son gobelet puis, très doucement, murmura :

— Le roi René a été mis à si forte rançon qu'il représente un trésor, ami Jacques. Ce n'est pas si méprisable fonction que garder un trésor. Cela prouve au moins la confiance que met en vous le Duc. Et j'imagine que vous vous acquittez de votre tâche au mieux.

— Oh, pour être bien gardé, il est bien gardé ! ricana le capitaine.

Aussi sévèrement qu'un criminel à cette différence qu'il n'est pas dans un cul-de-basse- fosse et peut voir le soleil. Mais, hormis une bonne nourriture de soldat, de quoi écrire ses poèmes et barbouiller à loisir, on ne le dorlote pas, croyez-moi ! Pour moi, un prisonnier est un prisonnier, quel que soit son rang.

— Mais il est roi ! s'écria la jeune femme scandalisée. Vous ne pouvez le traiter comme un criminel !

Geôlier on me veut, geôlier je suis ! fit Jacques en frappant du poing sur la table. Je m'en tiens à ma consigne.

— Et... vous ne lui accordez aucune visite ?

— Aucune ! pas même une servante bien qu'il se plaigne fort de sa continence forcée. Ah si, tout de même : en décembre dernier j'ai laissé pénétrer jusqu'à lui l'ambassadeur du très haut et très puissant seigneur Filippo-Maria Visconti, duc de Milan, venu voir de quelle oreille mon captif entendrait les secrets désirs du duc Philippe touchant sa rançon.

— Les secrets désirs ? fit Catherine avec un haut- le-corps. Est-ce que l'extravagante rançon d'un million de saluts d'or ne lui suffit pas ?

— Si Anjou pouvait la payer, oui, dit Roussay avec un rire jovial, mais comme il ne pourra jamais, notre bon duc se contenterait bonnement... de son duché de Bar... dont il n'a plus grand besoin puisque le voilà roi de Naples, de Sicile et autres lieux découverts à marée basse !

Catherine n'en croyait pas ses oreilles. Décidément, les Bourguignons avaient, en effet, beaucoup changé ! Elle connaissait depuis longtemps l'avidité territoriale du duc Philippe et même son manque de scrupules politiques mais de tels procédés pour arracher à un captif sa terre originelle étaient proprement scandaleux... tout autant d'ailleurs qu'un gentil garçon comme Jacques de Roussay transformé en porte-clefs hargneux.

Laissant son hôte se réconforter d'une troisième rasade, elle alla se poser gracieusement sur la bancelle garnie d'épais coussins rouges placée devant la cheminée, disposant les plis de sa robe de velours brun de la façon qui convenait le mieux à sa silhouette élégante puis, relevant avec décision sa tête fine dont les lourdes tresses dorées se couronnaient d'un chaperon de soie blanche, elle planta tranquillement ses prunelles violettes dans les yeux regrettablement rougeoyants de son ami.

— Jacques, dit-elle fermement, je veux voir le Roi !

Les mots eurent quelque peine à percer la brume légère dont le vin enveloppait la cervelle du jeune homme.

— Vous... voulez voir... qui ? articula-t-il d'un ton incrédule.

— Vous avez fort bien compris : je veux voir le roi René... le prisonnier de la tour Neuve si vous préférez.

— Mais ce n'est pas possible, voyons !

— Si j'ai bien compris, ça l'est pour un ambassadeur. Or, je suis ambassadeur...

Jacques éclata de rire avec plus de bonne humeur que de bon goût.

— Ambassadeur ? Vous ?... Dieu que c'est drôle ! Et de qui, mon Dieu ?

Sans s'émouvoir, Catherine étendit devant elle sa main gauche à l'index de laquelle brillait la grande émeraude carrée qui ne la quittait guère.

— De Très Haute, Très Sage et Très Noble Dame Yolande, par la grâce de Dieu duchesse d'Anjou, reine de Sicile, de Naples, d'Aragon et de Jérusalem, et par sa propre grâce la plus grande dame d'Occident... quoi que puisse en penser un vain peuple bourguignon.

Voici sa bague où vous pouvez voir ses armes gravées. Quant à moi, je suis de ses dames et elle m'envoie vers son fils à qui je dois remettre la lettre que voici, ajouta-t-elle en dégrafant le haut de sa robe pour en tirer le message. Une lettre qui, je vous en donne ma parole, ne contient aucun plan d'évasion mais seulement la tendresse d'une mère inquiète.

Impressionné par le ton, devenu soudain très grave, de sa visiteuse, Roussay reposa son gobelet sans rien répondre. Visiblement il était embarrassé, ne sachant trop quel parti prendre. Mais Catherine n'était pas dis posée à le laisser se perdre dans des réflexions fumeuses.

— Eh bien ? fit-elle au bout d'un instant.

Jacques écarta les bras en signe d'impuissance.

— Je ne sais trop que vous dire, Catherine. Je vous reconnais bien volontiers la qualité d'ambassadeur... mais celui du duc de Milan avait sur vous l'avantage d'une autorisation expresse du Grand Chancelier de Bourgogne, messire Nicolas Rollin...

— ... qui était jadis de mes amis et ne me la refuserait certainement pas. Mais, Jacques, je n'ai ni le temps ni le goût d'aller la chercher en Flandres. Et puis, vous aussi êtes mon ami et vous me connaissez depuis assez longtemps pour savoir que je suis incapable de vous causer le moindre tort. Jamais, vous le savez, je ne ferais une chose qui puisse vous nuire, si peu que ce soit. Alors, en vertu de cette vieille amitié, menez-moi au Roi, je vous en supplie. Il faut que je le voie, de mes yeux. Ne fût-ce que pour m'assurer qu'il est toujours vivant.