En dépit d'Amandine qui tentait d'expliquer le mauvais caractère de son frère par ses malheurs récents, les yeux de maître Gautherin avaient tout de même fini par s'ouvrir le jour où, revenant inopinément de la halle aux Champeaux pour prendre son escarcelle qu'il avait oubliée, il avait trouvé son Amandine dans le cellier, adossée à une futaille et les jupes troussées jusqu'à la taille, occupée à recevoir de Philibert un hommage vigoureux mais aussi peu fraternel que possible.
À l'indignation du vieil homme, tous deux avaient répondu par des moqueries et des sarcasmes et, comme Mathieu prétendait les jeter tous deux à la rue, ils lui étaient tombés dessus avec un bel ensemble, l'avaient réduit à l'impuissance, ligoté, bâillonné et transporté dans la cave d'abord puis dans le poulailler pour y subir le supplice que l'on sait.
— Quand vous serez décidé à signer une promesse de mariage en bonne et due forme, lui dit Amandine, vous reprendrez votre place dans la maison.
— Plutôt mourir ! riposta Mathieu fou de rage. Jamais je ne donnerai mon nom à une putain !
— Alors, ce sera la mort ! Mais ce sera long... très long pour vous donner le temps de réfléchir ! On vous donnera à boire mais pas à manger. Et gourmand comme vous êtes, vous demanderez grâce bien vite...
Et le martyre de Mathieu Gautherin avait commencé. Amandine le nourrissait uniquement d'eau claire et, chaque matin d'une sorte de tisane de belladone qui l'endormait afin qu'il n'ameutât pas le quartier par ses cris. Chaque soir, quand il s'éveillait, Amandine ou Philibert venaient lui apporter son eau et posaient une question, toujours la même.
— Est-ce que vous êtes décidé au mariage ?
Et Mathieu répondait non, toujours non. De plus en plus faiblement à cause de ses forces qui l'abandonnaient mais sa volonté demeurait inchangée. Mieux valait pour lui se laisser mourir, même dans ces conditions affreuses car il ne gardait plus la moindre illusion sur ce qui l'attendait : qu'il acceptât d'épouser la fille La Verne et, peu de temps après les noces, très certainement, il recommencerait à dépérir d'un mal mystérieux qui l'emmènerait promptement à la tombe, en admettant que la chose ne se soldât pas tout simplement par un coup de couteau ou une solide dose de poison dès qu'il aurait fait d'Amandine une dame Gautherin et, par conséquent son héritière.
— Vous m'avez rendu plus que la vie, mes filles, dit-il aux deux sœurs en se réveillant entre leurs deux visages penchés sur son lit, vous m'avez rendu le droit de mourir proprement ! Soyez-en bénies...
La belle maison neuve des Morel-Sauvegrain qui, avec ses fenêtres en double accolade, ses vitraux et l'élégante balustrade sculptée qui soulignait son toit de tuiles vernissées ajoutait un magnifique ornement à la rue des Forges , s'était refermée comme le poing d'un géant amical sur Catherine, son oncle et ses gens, accordant à la jeune femme une précieuse journée de rémission, de réflexion et de repos.
Celle-ci en avait profité pour tisser avec la blonde Symonne la trame d'une amitié et pour essayer de se renseigner discrètement sur les conditions de détention du royal prisonnier que le Destin lui donnait à tâche de préserver.
Mais ce qu'elle avait pu apprendre était mince car c'était tout ce qu'en savait le commun des mortels à Dijon : René d'Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem, était enfermé au palais ducal, dans la tour Neuve, étroitement gardé et c'était tout...
En quittant la chambre de son oncle, la dame de Montsalvy passa dans la sienne et s'habilla pour sortir. Contrairement à ce qu'il avait promis, Jacques de Roussay n'était pas revenu après l'arrestation de la « famille » La Verne et il était plus que temps qu'elle allât voir ellemême comment approcher le prisonnier...
Elle quitta la maison sans avoir rencontré personne. Symonne était partie le matin même pour ses terres maternelles de Foissy, près d'Arnay-le-Duc. Quant aux serviteurs ils avaient tous disparu comme par magie. Même Gauthier et Bérenger étaient introuvables...
L'explication du phénomène sauta aux yeux de Catherine en sortant : une foule s'entassait autour du pilori dressé en permanence au confluent du bourg et de la Grande Rue Notre-Dame2 ou les valets du bourreau étaient occupés, le maître ne s'abaissant pas à ces besognes subalternes, à boucler le carcan de fer
1 Elle n'a guère changé et appartient à l'antiquaire Damidot.
2 Prolongement de la rue des Forges.
Autour de la gorge d'un voleur de poules aux étalages. Mais le délinquant était si gros que le carcan menaçait de l'étrangler et le public riait autant de ses contorsions que des efforts des valets. Toute la maisonnée de Symonne était là ainsi que Bérenger.
Mécontente de le trouver devant ce pilori, Catherine alla taper sur l'épaule de son page.
— Trouvez-vous vraiment plaisir à ce genre de spectacle, Bérenger ?
L'adolescent rougit mais le regard qu'il leva sur la jeune femme était limpide.
— Non, dame Catherine. Seulement Gauthier m'a dit de l'attendre ici. Et comme je n'avais rien d'autre à faire...
— Évidemment. Et... où donc est à cette heure maître Gauthier ?
— D'honneur, je n'en sais rien. Nous sortions de compagnie pour aller faire une partie de paume quand il a vu passer un homme qui descendait la rue. Aussitôt, il s'est arrêté... « Va jouer sans moi, m'a-t-il dit. J'ai mieux à faire... » et il s'est élancé sur la trace de cet homme sans permettre que je l'accompagne en (n'ordonnant simplement de ne bouger d'ici et de l'attendre. Mais si vous sortez, je vous accompagne...
— C'est inutile. Gauthier a dit de l'attendre, attendez-le donc.
Quant à moi, je vais simplement prier à l'église voisine. Tout de même, dites-lui qu'il ferait mieux de s'abstenir de suivre n'importe qui dans une ville qu'il ne connaît pas...
Elle s'éloigna vers Notre-Dame dont la curieuse façade peuplée de gargouilles apparaissait au bout de la rue en se demandant ce qui avait pu passer par la tête de Gauthier pour s'élancer ainsi sur la trace du premier passant venu ; mais elle faisait confiance à l'habileté et à l'intelligence du garçon pour qu'il ne se fourrât pas dans un mauvais cas. De toute façon, elle ne souhaitait pas être accompagnée dans la visite qu'elle se proposait de faire à son ami Roussay, son passage à l'église n'étant qu'un prétexte.
Néanmoins, elle y entra un instant comme elle l'avait annoncé, ne fût-ce que pour s'éviter un mensonge. Et puis, avant d'entamer réellement ce qu'elle considérait comme une mission sacrée, elle éprouvait le besoin d'un tête-à-tête avec la petite Vierge noire devant laquelle, en son adolescence, elle avait passé tant d'heures puis, devenue l'épouse du Grand Argentier de Bourgogne, versé tant de larmes. Elle était sûre d'y puiser un courage nouveau et aussi, peut-être, des idées plus claires si la chance voulait que le sanctuaire fût à peu près vide à cette heure de l'après-midi. Car, de tout temps, Catherine avait éprouvé une peine infinie à prier au milieu d'une foule. Il lui fallait le silence, la pénombre et la paix d'une nef déserte.
Alors, peut-être parce qu'elle avait l'impression que Dieu était à elle toute seule, son âme pouvait oublier les misères terrestres et se mettre à la recherche de l'Infini... Ce dont elle était parfaitement incapable au milieu d'une foule de commères dévidant machinalement des patenôtres ou nasillant des cantiques en pensant au menu qu'elles serviraient le soir à leur époux...
Bienheureusement, la chapelle où veillait l'étrange et assez laide statue de Notre-Dame de Bon Espoir n'était occupée que par le brasillement des cierges. Catherine alla en prendre un, l'alluma et le joignit au buisson flamboyant puis s'agenouilla à même les marches de l'autel pour se lancer dans une fervente prière afin que la Mère de Dieu lui permît de sauver la vie du jeune roi captif. Mais elle s'aperçut bientôt qu'en fait c'était pour elle-même qu'elle priait car elle demandait surtout que tout allât très vite afin de pouvoir reprendre, le plus rapidement possible, le chemin de Montsalvy.
Il lui semblait que des années, des siècles s'étaient écoulés depuis qu'elle avait quitté la maison. En fait, il n'y avait pas six mois ; mais les jours d'absence comptent au centuple lorsque l'on est séparé de ceux que l'on aime.
Réconfortée par sa prière, Catherine, après une dernière génuflexion, se disposa à quitter l'église. La plainte d'un moine mendiant l'arrêta sous le grand porche.
— Pour les âmes du Purgatoire et pour le salut de votre âme, donnez généreusement, noble dame ! Vous serez bénie sur cette terre et glorifiée dans le Ciel.
Machinalement, Catherine ouvrait son escarcelle quand, soudain, la voix geignarde changea de ton pour se faire à la fois chuchotante et joyeuse.
— Loué soit le Destin qui ramène ici la plus belle dame d'Occident ! La prospérité de cette ville abandonnée du ciel va renaître si la dame de Brazey nous revient !
Surprise, elle considéra la silhouette tordue sous le froc de bure noire, le visage aux traits creusés, mangé de barbe mais dans la crasse duquel s'ouvraient deux yeux clairs particulièrement vifs.
Des profondeurs de sa mémoire, un nom remonta comme un ludion.
— « Frère » Jehan ! s'exclama-t-elle avec un sourire, vous avez donc déserté le parvis de Saint-Bénigne ?
Ce que l'on pouvait voir du visage de l'homme rougit de plaisir.
— Votre mémoire est aussi sûre que votre beauté est grande, noble dame, et je suis heureux d'y avoir place ! Si je hante Notre-Dame, c'est parce que les chanoines de la cathédrale estiment qu'ils m'ont assez vu.
Peut-être parce que vous leur en avez fait voir un peu trop, non ? Vous êtes un étrange confrère pour des religieux aussi... conformistes !...
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