— Et elle ?

— Elle était ravie et s’est mise à rire. « Mon Dieu qu’il est fou ! » s’est-elle écriée avant de lui envoyer des baisers du bout des doigts et aussi son mouchoir. Lui, de son côté, lui fait tenir des vers que ne cesse de composer son poète Malherbe ! Nous nageons en plein roman, vous dis-je ! Mais moi je trouve cela plutôt amusant...

— Amusant, amusant ! grogna le baron après le départ de la duchesse. Il faut être une femme pour trouver cette situation drôle ! Surtout avec quelqu’un d’aussi teigneux que le petit Condé ! Moi, je n’aime pas beaucoup qu’Henri perde à ce point la raison et joue les damerets pour une jouvencelle sûrement flattée d’être la cause de tout ce tintouin...

— Il en a fait d’autres ces dernières années, plaida sa sœur, indulgente. Et c’est sans doute son dernier amour.

— Peut-être, mais le moment est mal choisi quand des rumeurs de guerre nous arrivent des frontières.

En effet, depuis le mois de mars, la mort sans héritier du duc de Clèves et de Juliers, abandonnant ses riches duchés et comtés de Juliers, Clèves, Berge, La Marck, Ravensberg et Ravenstein, offrait une proie de choix à l’appétit de ses puissants voisins. D’autant plus que ces territoires occupaient une position stratégique idéale entre la France, la Hollande, les Pays-Bas espagnols et l’Allemagne rhénane. L’équilibre entre catholiques et protestants en Allemagne dépendrait du nouveau souverain.

Le catholique empereur Rodolphe – comme il en avait le droit d’ailleurs – avait mis l’héritage sous séquestre mais envoyé un peu trop de troupes pour ne pas inquiéter les princes allemands -protestants – candidats à l’élection. Or, ils étaient les alliés de la France – et de la Hollande ! – et celle-ci diligentait déjà une armée vers lesdites principautés. L’investissement devait être complet à la fin de cette année 1609.

— Cela signifie qu’en attendant l’élection, notre Béarnais va déclarer la guerre aux Habsbourg d’Autriche, d’Espagne et des Pays-Bas, conclut le baron. Une guerre qui sera considérée comme impie par la Reine, Epernon, les Jésuites et tous ceux du parti catholique inféodés au pape !

— C’est entendu, concéda la comtesse sur le mode apaisant, mais je ne vois pas ce que la divine Charlotte et son triste époux viennent fabriquer là-dedans ?

— Oh, c’est simple : Condé songerait à se réfugier aux Pays-Bas avec sa trop séduisante épouse et à se mettre sous la protection de l’archiduc Albert si on ne le laisse pas tranquille. Il va d’un château ami à un autre mais il est toujours surveillé... Et maintenant Lorenza, venez donc avec moi ! Il faut que nous allions à l’orangerie voir où en sont nos derniers greffons !

Thomas arriva le lendemain soir.

Le galop de son cheval fit lever les yeux de Lorenza qui lisait sur le balcon de sa chambre. D’un geste machinal, elle referma son livre pour s’accouder sur l’appui et le regarder approcher. Le soleil à son déclin était encore chaud. Le jeune homme avait ôté son pourpoint et chevauchait tête nue pour mieux profiter du vent de la course. L’ayant aperçue, il leva un bras afin de la saluer et elle lui répondit spontanément, un peu étonnée de se sentir tout à coup plus joyeuse !

Ce n’était pas faute, pourtant, de s’être interrogée à son sujet. Il avait trop fait pour elle et il dégageait trop de joie de vivre pour qu’elle n’éprouve pas pour lui une amitié réelle mais son image, occultée par celle d’Antoine de Sarrance, demeurait un peu floue. Cette fois, elle le voyait nettement et surtout ne voyait que lui : ce « lion », crinière au vent, dont elle pouvait distinguer à présent le grand sourire à belles dents blanches était un magnifique cavalier que plus d’une fille, sans doute, souhaiterait s’attacher. Or c’était elle qu’il aimait et elle le savait...

Sans plus réfléchir, elle s’élança pour le rejoindre, sortit de sa chambre et courut vers l’escalier, mais s’arrêta au moment de s’y engager. Elle n’avait pas le droit de priver ses parents de ce premier instant de retrouvailles ! Clarisse, relevant ses jupes à pleines mains, traversait déjà le vestibule aussi vite que lui permettaient ses pieds menus dont elle était fière et qu’elle chaussait peut-être un peu à l’étroit. Elle disparut dans la cour cependant que tout le château se mettait à bruisser et qu’éclatait au-dehors la voix de basse-taille du baron. La maison entière, relayant le salut allègre des jardiniers, accueillait le jeune maître !

En descendant l’escalier à pas comptés, la jeune fille s’intégra sans même en avoir conscience à la joie générale et quand Thomas apparut enfin à l’entrée entre son père et sa tante accrochée à son bras, ce fut sans hésitation qu’elle alla à sa rencontre les deux mains tendues.

— Enfin vous voilà ! dit-elle gaiement. Vous n’imaginez pas comme je suis heureuse de vous voir !

Il s’inclina pour prendre les mains offertes qu’il baisa l’une après l’autre sous l’œil ravi de la famille. Son regard bleu étincelait de joie :

— Et moi donc ! Être accueilli par ce beau sourire dans cette maison dont je sais qu’elle vous a adoptée est un vrai bonheur !

— Plus tard les bavardages ! Brama le baron qui reniflait une larme discrète. Va te changer ! Tu sens la sueur et l’écurie ! On passera à table ensuite !

— Ce que vous pouvez être agaçant, Hubert ! Morigéna sa sœur. Laissez-leur le temps de se dire bonjour !

— Je croyais que c’était déjà fait ? De surcroît, il ne va pas repartir tout de suite ! Tu nous restes un moment, mon garçon ?

— Deux jours, père.

— Pas plus ?

— Malheureusement non ! Encore en suis-je redevable à Monsieur de Sainte-Foy ! Le Roi bouge beaucoup en ce moment. Les chevau-légers aussi !

— Il a vraiment besoin d’un régiment pour courir sur les traces de sa belle ?

— Tout de même pas ! fit Thomas en riant, mais nous sommes quotidiennement en manœuvre au cas où...

— Où nous aurions la guerre. Tu le penses, toi ?

— A mon tour de dire : plus tard les bavardages ! Intervint Clarisse. Ce garçon a besoin de se rafraîchir et nous avons faim ! Assena-t-elle en passant son bras sous celui de Lorenza.

Ces deux jours défilèrent comme dans un rêve et Lorenza en goûta chaque instant. Le château n’engendrait guère la mélancolie en temps normal mais, avec Thomas, tout semblait s’épanouir et l’on n’y rencontrait que des visages souriants. Comment ne pas être à l’unisson ? A son égard, il était d’un naturel parfait, comme si elle avait appartenu à la famille depuis sa naissance. Il ne cherchait pas à s’isoler avec elle. Pas davantage à lui faire la cour. Et s’ils firent ensemble une promenade à cheval, ce fut au galop, une course née d’un défi qu’il eut la galanterie de lui laisser gagner. Ce qu’elle lui reprocha vertement.

En vérité, elle se sentait bien auprès de lui et, retirée aux heures de sommeil, elle s’interrogeait sur ce qu’elle éprouverait lors de son départ. Du regret sans aucun doute ! Alors pourquoi ne pas lui confier sa vie à demi brisée ? Pourquoi ne pas s’intégrer définitivement à cette famille qui lui avait ouvert les bras et où elle se plaisait tant... et plus encore quand elle était auprès de lui ?

L’envie de retourner à Florence l’avait quittée. Pour y trouver quoi ? Même le jardin des Murate avait perdu de son charme étouffé sous les roses que le baron Hubert faisait foisonner un peu partout. Il en était fou et ne cessait de rechercher de nouvelles espèces, se livrant à une alchimie compliquée pour laquelle, peu à peu, elle-même se passionnait. Pourquoi, enfin, ne pas rendre une part de la joie de vivre qu’on lui avait restituée ? Et la rendre pleinement : avec son cœur et avec son corps ! Elle ne marchanderait pas sachant que la venue d’un enfant les comblerait tous de bonheur ! Ce serait sans erreur possible la meilleure façon d’effacer le douloureux souvenir qu’elle portait en elle.

Aussi, le soir précédant le départ du jeune homme, elle lui proposa de faire quelques pas le long de l’étang. La nuit était tiède, constellée d’étoiles, romantique à souhait. Ils marchèrent plusieurs minutes côte à côte sans se parler. Thomas partait à l’aube. Il ne fallait pas gâcher cet instant mais les circonlocutions n’étaient pas dans la nature de Lorenza. C’est pourquoi elle dit sans préambule :

— Souhaitez-vous toujours faire de moi votre femme, Thomas ?

— Vous n’avez pas changé ? Alors moi non plus ! répondit-il d’une voix calme mais que l’émotion enrouait.

Ils s’étaient immobilisés l’un en face de l’autre et se turent. Ils se regardèrent un instant sans rien dire comme s’ils hésitaient au bord des mots mais, cette fois, ce fut lui qui rompit le silence :

— Je vous aime plus que jamais ! murmura-t-il. Assez pour respecter...

— Non, l’interrompit-elle en lui posant un doigt sur la bouche. Ce serait avilissant pour tous les deux. Au soir du mariage, je serai à vous tout entière, sans arrière-pensée, sans regret et, je crois, avec bonheur !

— Lorenza !... En vérité ?

— Prenez-moi dans vos bras, Thomas, serrez-les très fort... et ne les ouvrez plus jamais !

— Tant que je vivrai, Lorenza ! Tant que je...

Leur premier baiser étouffa le dernier mot...

Ce fut la veille du mariage que la lettre arriva portée par un messager à cheval qui la lança à un valet avant de repartir. Elle était adressée à donna Lorenza Davanzati et ne contenait que deux courtes phrases ainsi qu’un dessin reproduisant minutieusement la dague au lys rouge :

« Si tu l’épouses, il mourra comme les autres ! Tu seras à moi ou à personne ! »

Frappée au cœur mais sans un cri, elle s’écroula...

Saint-Mandé, janvier 2010

Notes