Et pourtant, Aldo n’était pas mort. Lui aussi, du fond de la prison où il était revenu à la conscience, avait entendu les cloches annonçant la messe nocturne. C’est ainsi qu’il avait su que l’on était à Noël et qu’il y avait près de deux mois qu’il était captif dans cet endroit. Une grotte qui aurait pu servir de cave, si l’on s’en tenait au soupirail garni de barreaux ouvert presque au ras de la voûte par où arrivaient le jour et l’air, situé trop haut pour qu’on puisse l’atteindre et lui donner, peut-être, une idée du pays où il se trouvait. À la campagne très certainement, les bruits de la ville étant bien différents de ceux qui lui parvenaient : le cri enroué d’un coq par exemple, des aboiements de chiens qui se répondaient, une certaine qualité de silence et puis cette église qui ne devait pas être grande, si l’on s’en tenait au son de ses deux cloches…
À la suite de son enlèvement, il s’était réveillé assis sur le lit grossier d’une sorte de caveau, rappelé à la réalité par des claques appliquées sans ménagement. Il avait la tête lourde et la langue pâteuse comme s’il avait pris une cuite la veille. Pourtant, il se souvenait de s’être endormi tout naturellement dans la voiture qui l’emportait. Or il avait l’impression d’être drogué. Il avait alors voulu se lever mais sans succès.
— Vous m’avez fait boire quelque chose ? demanda-t-il à l’homme toujours encagoulé qui surveillait son retour à la conscience.
— Évidemment ! Pour que tu ne trouves pas le chemin trop long. Tu as eu l’élégance – tu vois, je reconnais tes mérites ! – de t’endormir de toi-même. On s’est seulement arrangés pour que ça dure. Mais t’fais pas d’bile, ça va passer !
— Me voilà rassuré ! Qu’est-ce ce que je suis censé faire dans ce trou ?
— Ce que font tous les prisonniers : attendre !
— Quoi ?
L’homme avait haussé des épaules fatalistes.
— Qu’est-ce que j’en sais ? La mort, sans doute ?
En dépit du frisson qui lui parcourait l’échine, Morosini s’offrit le luxe d’une moquerie.
— On dirait que vous ne connaissez pas la règle du jeu ! Quand on enlève quelqu’un, c’est en général dans le but d’obtenir une rançon, après quoi le quidam…
— Le quoi ?
— Le quidam – la personne en question – est restitué à sa famille angoissée. La culture ne va pas très loin chez vous, hein ?
— À ta place, je ne ferais pas tant le malin ! grinça l’homme. La restitution n’est pas obligatoire. Quelquefois on rend le cadavre. C’est souvent plus sûr. Pour tout le monde, d’ailleurs ! Il arrive que la famille concernée refuse de raquer. Surtout quand elle n’a pas envie de revoir le… quidam, comme tu dis ! À mon avis, ça pourrait bien être ton cas ! Bon ! Il faut que j’y aille ! Je te laisse t’installer ! Tu trouveras ici le nécessaire pour te récurer… et tu ne crèveras pas de faim !
— Autrement dit, ceci est un hôtel ? Je ne l’aurais pas cru !
— Cesse donc de faire l’imbécile et mets-toi dans la caboche qu’on est avant tout des hommes d’affaires. Si par hasard on décidait de la restituer, vaux mieux que la marchandise soit dans un état potable !
— Alors commencez par me rendre mes cigarettes ! Elles font partie de ma santé morale !
— On verra ça !
Et l’homme sortit après avoir donné quelques coups de poing dans une porte qu’Aldo n’avait pas remarquée parce qu’elle s’ouvrait dans le mur même, le long duquel le lit était placé, mais qui ne devait pas être facile à forcer, si l’on en jugeait le fracas de verrous, de clefs et même de chaînes que l’appel déclencha. Laissé seul, Aldo examina son nouveau logis et dut reconnaître qu’il avait connu pire : en Turquie, par exemple, et surtout quand il était aux mains d’un marquis espagnol à moitié fou…
Outre le lit, sans draps mais pourvu d’oreillers, de deux couvertures et d’un couvre-pieds en satinette verte, il y avait sur un tonneau tenant lieu de table de chevet un bougeoir et une provision de bougies. Au mur d’en face s’appuyait une table de toilette supportant une cuvette et un pot à eau ventru en grossière faïence un peu ébréchée, un pain de savon de Marseille, une brosse à dents et de la pâte dentifrice. Plus deux serviettes-éponges à peu près aussi douces que de la paille de fer. Les lieux d’aisances étaient assumés par une antique chaise percée et un tas de vieux papiers. Enfin, luxe inouï pour un homme dont les bronches fragiles redoutaient le froid, se tenait au milieu de l’endroit un brasero allumé près d’un seau plein de charbon. S’il échappait au gaz carbonique, au moins Aldo ne mourrait pas de froid…
Les premiers jours, le prisonnier réussit à conserver un certain optimisme. Il était en forme. La nourriture qu’on lui servait était rustique mais acceptable… Ce n’était pas le cas des cigarettes qu’on lui alloua. Les siennes, de fin tabac anglais, avaient disparu dans les poches de l’homme qui avait endossé ses vêtements – avec leur étui d’or ! En échange, celles qu’on lui apporta dans un paquet bleu frappé d’un casque ailé – des « Gauloises » bleues – étaient composées de ce tabac que les soldats de la Grande Guerre avaient baptisé le « gros cul », si fort qu’il vous arrachait la bouche. Et pourtant il avait des amateurs, même à l’étranger. Témoin Gordon Warren qui avait avoué un jour en avoir pris le goût en France pendant ladite guerre et n’en plus vouloir d’autre. L’odeur en imprégnait d’ailleurs ses vêtements et son bureau. Cette évocation requinqua un peu le moral d’Aldo qui alluma la première après lui avoir porté un toast et dans le seul but de retrouver un instant l’odeur qui lui rappelait le plus épineux de ses amis. Il en retira un moment de détente mais il ne la consomma pas jusqu’au bout : sa langue brûlait…
Cependant il aimait trop la saveur du tabac et sa fumée qui l’aidait à réfléchir – de préférence en faisant trempette dans une grande baignoire pleine d’eau tiède parfumée à la lavande ! –, alors il fallait se contenter de ce que l’on avait et, petit à petit, il s’habitua. Peut-être parce que l’envie était trop forte !
Les jours passaient, monotones, tous semblables, et l’inaction commença son travail de rongeur. Aldo ne voyait que les deux hommes – l’un armé d’un fusil-mitrailleur pour protéger le travail de l’autre. Encore n’apparaissaient-ils qu’une fois dans la journée pour apporter la nourriture, vider les eaux usées et remplir les pots. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre, l’un d’eux devant être une sorte de domestique. Cela signifiait qu’Aldo ne mangeait chaud qu’une seule fois par vingt-quatre heures, ce qui lui était pénible. L’hiver s’annonçait précoce cette année et, malgré le brasero, la température de la grotte ne devait pas s’élever au-dessus d’une dizaine de degrés à cause du soupirail qui, s’il permettait l’aération, laissait aussi entrer le froid.
La tentation était grande alors de rester couché, soigneusement enveloppé dans les couvertures et l’édredon, mais Aldo était conscient qu’il s’affaiblirait de plus en plus et il s’obligeait à quelques allées et venues dans sa cave ainsi qu’à des mouvements de culture physique. Mais cela n’empêchait pas l’ennui de le miner. S’y ajoutait l’impossibilité d’une toilette complète. D’abord il ne disposait pas de tonnes d’eau mais d’un broc d’eau froide avec lequel il n’arrivait pas à se laver entièrement : aussi se résignait-il à récurer plus particulièrement un jour le haut et le lendemain le bas. En outre, sa barbe poussait et aussi ses cheveux et, n’ayant pas de miroir à sa disposition, il n’avait guère de moyen de voir à quoi il ressemblait. Enfin il portait toujours le linge et les vêtements qu’on lui avait donnés en échange des siens et, en dépit de ses réclamations, il n’avait pas réussi à obtenir une chemise, un slip et des chaussettes propres.
— Tu n’es pas dans un palace, tu sais ? lui avait fait remarquer son geôlier qui avait consenti à lui confier qu’il s’appelait Max. On n’est pas dans une succursale du Ritz ! Dis-toi bien que si on te permet de te laver, c’est pour que tu ne pues pas quand tu reverras ta belle amie !
— Mrs Belmont ? Elle est ici ?
— Où veux-tu qu’elle soit ? Évidemment qu’elle est ici ! Tu ne voudrais pas que l’on sépare ceux que l’amour a unis ! Et je peux te promettre que tu la reverras !
— Elle est soumise au même régime ?
— Tu ne voudrais pas. On sait vivre. Et puis elle a une telle cote avec le patron qu’il ne voudrait pas la faire souffrir… tout au moins jusqu’à nouvel ordre ! Rassure-toi, tu ne la trouveras pas changée. Elle, en revanche, pourrait être frappée par ton côté… rustique ! Et je ne parle pas de ta femme !
Aldo se sentit blêmir.
— Ma femme ? Vous l’avez capturée ?
— Tu nous prends vraiment pour des ploucs ! On vient seulement de l’inviter courtoisement à venir nous rendre une visite d’amitié… avec une bonne grosse valise pleine de beaux billets verts !
— Ainsi vous avez fini par me mettre à rançon ? De combien ?
— Je ne sais pas au juste !… Un million de dollars je crois…
— Pourquoi des dollars ?
— Le patron les aime. Chacun ses goûts ! Remarque, entre parenthèses, qu’elle en aura pour son argent : on lui fait un lot, elle aura ta maîtresse en prime ! Et elle le sait…
— Bande de salauds ! cracha Aldo, indigné. Mais il se peut que vous soyez déçus si vous lui avez exposé le marché dans toute son ampleur, il se pourrait même qu’elle ne vienne pas !
— Que si ! Tu veux parier ?
— Sûrement pas ! Elle doit me haïr à présent !
— Ça, c’est possible, mais tu peux être certain qu’elle viendra. C’est une bonne mère et elle…
Il ne put en dire plus. Fou de rage, Aldo lui avait sauté à la gorge et l’eût sans doute étranglé en dépit de ses forces amoindries, si l’autre ne lui avait appliqué un méchant coup de genou entre les cuisses dont la douleur lui fit lâcher prise. Prestement relevé, Max lui avait encore administré son pied dans les côtes avant d’éructer :
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