— Hier soir…
— C’est vague. À quelle heure ?
— Je n’en sais rien. Disons vers la fin de l’après-midi. Nous étions allés voir l’exposition Holbein à la Tate Gallery… Elle semblait en pleine forme quand, soudain, elle a éprouvé une douleur et elle m’a demandé de la ramener à la maison. Il faut vous dire qu’elle est sujette à des crises de névralgies faciales qui la font énormément souffrir et l’obligent à s’étendre dans l’obscurité…
— Gênant ! Et ça ne lui est jamais arrivé en scène ?
— Pas que je sache. Chose curieuse, le mal se manifeste surtout quand elle ne joue pas. Ce qui était le cas… Elle doit alors s’enfermer dans le noir, une poche à glace sur le visage.
— Elle n’avait pas chanté du tout ?
— Si, le matin. Elle travaille sa voix chaque jour avec son accompagnateur et c’est ce qu’elle a fait hier matin sans problèmes. Et puis, au cours de cette visite…
— Pendant que vous étiez à la Tate, elle ne vous a pas quitté ?
— Si. Pour se rendre aux toilettes afin de se passer un peu d’eau fraîche sur la figure pendant que j’allais chercher un cab. Je l’ai donc raccompagnée à Chelsea et nous nous sommes séparés. À mon immense regret. J’avais retenu une table au Trocadero et je me faisais une joie de cette soirée en tête à tête mais je n’avais rien d’autre à faire que rentrer au Savoy en ne sachant plus trop à quoi m’occuper. Alors j’ai dîné et je me suis couché, moi aussi !
— Avant de dormir, vous n’avez pas essayé de téléphoner pour avoir de ses nouvelles ?
— Certainement pas ! Elle ne supporte alors plus aucune sonnerie et son personnel fait ce qu’il faut pour les éviter. Je ne vous cacherai pas que j’étais désespéré. Pour une fois que ce fichu Américain n’était pas dans le secteur ! J’avais rêvé d’une nuit…
— Je vois très bien ce que vous voulez dire ! coupa le policier, mettant ainsi un frein prudent au lamento qu’il sentait poindre. Et, à ce propos, vos relations avec cet Américain m’intriguent. Vous arriviez à vous supporter ?
— Oh, ce n’est pas un garçon désagréable et, puisque Lucrezia désirait qu’il en soit ainsi, nous avions établi une sorte de modus vivendi en accord avec ses désirs.
— Elle hésitait entre vous deux ? Bizarre, non ?
— Oui. Peut-être, mais il faut comprendre : elle songeait à mettre fin à sa carrière afin de partir en beauté…
— Sa voix lui causait des inquiétudes ?
— Non, mais justement elle détestait l’idée qu’elle pût un jour en avoir. Elle ne me l’a jamais confié, mais je sais qu’elle atteignait quarante ans et voulait en terminer avec une existence errante, exaltante évidemment, mais où le temps jouait contre elle. Aussi souhaitait-elle se retirer dans une vaste propriété, protégée par un époux qui lui apporterait tout ce qu’elle souhaiterait et l’entourerait d’une tendresse soutenue par une beauté dont le repos favoriserait l’entretien avec le plus d’efficacité possible. Afin de n’être pas oubliée, elle pourrait donner un concert, une fois l’an par exemple…
Plus ronds que jamais, les yeux jaunâtres du « ptérodactyle » s’animèrent d’une petite flamme moqueuse.
— Beaux projets mais qui requièrent une solide fortune ! Et de ce côté-là votre rival me semble le mieux nanti !
— Et pourtant elle m’avait laissé entendre qu’elle m’accorderait la préférence. Certes Wishbone roule sur l’or, mais je n’en suis pas tout à fait dépourvu, grinça Adalbert devenu ponceau. Et, en parlant de propriété, je pense qu’un château dans un lieu édénique serait pour elle un cadre plus flatteur que des centaines de kilomètres carrés au Texas supportant d’énormes troupeaux de vaches et une forêt de derricks !
— Sans doute… mais l’archéologie dans tout cela ?
— Elle n’y voyait pas d’incompatibilité. Les pays chauds sont excellents pour la voix…
— La poussière aussi, comme chacun sait !
— Allons, mon cher ami, ne vous faites pas l’avocat du diable ! Les hôtels de luxe poussent un peu dans tous les coins…
— On dirait que vous êtes sûr de votre fait ! Alors pourquoi laisser l’Américain entretenir des espoirs… inutilement cruels ?
— Il recherchait pour Lucrezia un joyau familial auquel elle tenait par-dessus tout. Ou plutôt, il le faisait chercher par…
— Morosini ! Et je suppose que vous n’ignorez plus ce qui lui est arrivé ? asséna Warren, soudain sévère. Ne devriez-vous pas être en train de le rechercher, lui, au lieu de roucouler aux pieds d’une criminelle ?
S’il fut tenté un instant de plaider pour Lucrezia, Adalbert y renonça aussitôt. Le siège de l’Anglais était fait, d’autant plus ancré qu’il s’appuyait sur les convictions de son collègue français tout aussi intransigeant ! Aussi préféra-t-il faire dévier la conversation :
— Pour en revenir à Wishbone, vous pourriez l’entendre ! Il doit être revenu ?
— Non… ou plutôt si : il est reparu au Ritz hier soir… le temps de régler sa note et de reprendre les bagages, impressionnants, qu’il avait laissés ! Amusant, non ?
Non, Adalbert ne voyait rien d’« amusant » là-dedans, mais conscient du regard inquisiteur qui ne décramponnait pas, il réfréna sa colère, luttant contre l’envie de desserrer sa cravate et de sauter à la figure de son tortionnaire. Il réussit tout de même à prendre une cigarette, à l’allumer, à en tirer une bouffée et, dans le meilleur style Morosini, à ironiser :
— Ne devriez-vous pas lancer votre meute à ses trousses, Superintendant ? À mon grand regret, je suis bien obligé de tirer une seule conclusion de cela : s’il existe quelque part un dindon de la farce, j’ai la joyeuse impression que c’est moi !
Puis, après avoir inhalé encore un peu de fumée, il se leva en écrasant son mégot dans le cendrier en onyx posé sur un coin du bureau.
— Si vous avez encore besoin de moi, vous savez où me trouver… Mais plus pour longtemps. Mme de Sommières et Mlle du Plan-Crépin qui m’attendent au Savoy souhaitent se rendre à Venise pour tenter d’adoucir un Noël qui s’annonce fort triste et je voudrais les accompagner.
Le tenant toujours sous son regard, Warren ne bougea pas, mais au bout d’un instant, il eut un rire bref parfaitement inattendu et se leva.
— Mes compliments, Vidal-Pellicorne ! Vous savez encaisser. Saluez pour moi ces dames ! Je vous souhaite bon voyage !
Et il tendit une main qu’Adalbert serra sans plus d’arrière-pensée.
À Paris, ce même soir vers 19 h 30, Fédor Razinsky déposait rue de Maubeuge un client qu’il avait pris en charge aux Champs-Élysées. Comme il avait encore du temps avant de remiser, il pensa que le train d’Amsterdam-Anvers-Bruxelles-Paris arrivant à 20 heures, il avait une bonne opportunité de faire une dernière course augmentée d’un volume de bagages peut-être intéressant… Quatre taxis stationnaient déjà, plus un cinquième, devant et nettement détaché de ces derniers, et qui devait avoir été retenu par une agence quelconque.
Il ne faisait pas très froid mais la neige s’était mise à tomber vers la fin du jour et Fédor eut soudain envie d’un bon café-calva revigorant au buffet de la gare du Nord. Le taxi détaché était comme lui un G7 et il eut l’idée de lui demander de jeter un coup d’œil à sa voiture pendant sa courte absence. Aussi remonta-t-il la file d’attente, d’autant plus encouragé dans son projet que le numéro d’immatriculation était celui d’un copain, russe lui aussi.
Or, le sourire qu’il arborait en s’apprêtant à s’arrêter à sa hauteur s’effaça aussitôt et, au lieu d’avancer, il recula : le conducteur n’était pas Dimitri Nazeff, ancien capitaine au régiment Préobrajensky, à peu près du même gabarit que lui, mais un homme d’une quarantaine d’années, à moustache noire, qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre soixante-dix et dont il aurait juré qu’il était né quelque part dans le Sud. En tout cas cet homme conduisait une voiture qui ne lui appartenait pas.
Afin de mieux réfléchir, Fédor ressortit de l’aire d’évolution des taxis, refit un tour et alla stationner rue de Compiègne, à un endroit d’où il pouvait surveiller son « collègue », baissa lui aussi son drapeau puis attendit. Il avait bien pensé aller dans un café téléphoner à l’inspecteur Sauvageol dont il avait les coordonnées, mais il n’osa pas s’éloigner, de crainte de ne pas le joindre et, si on lui imposait une attente, de laisser filer pendant ce temps-là ce qu’il considérait comme son gibier. Or, il était fermement décidé à savoir où l’oiseau allait emmener les gens qu’il attendait…
Sa patience ne fut pas mise à longue épreuve. Quelques minutes tout au plus, avant que l’afflux des voyageurs n’apparût sous la verrière de la gare pour prendre d’assaut ses confrères. La foule était nombreuse et, afin de mieux voir, il sortit de sa voiture et s’appuya à la portière ouverte, repoussant en arrière la visière vernie de sa casquette… Encore deux minutes et un couple se détacha : une dame âgée qui devait être assez grande mais marchait soutenue d’un côté par son compagnon, un homme dans la force de l’âge, et de l’autre par une canne. Une voilette enveloppait son chapeau. Le chauffeur était descendu pour leur ouvrir la portière. Son attitude était empreinte d’une certaine déférence puisqu’il mit la casquette à la main… Après quoi, il referma et démarra pour prendre le large virage rejoignant le boulevard Magenta sens descendant. Fédor embraya et entreprit de le suivre le plus discrètement possible mais sans laisser trop de voitures entre eux.
On gagna ainsi la place de la République, puis le boulevard du Temple, celui des Filles-du-Calvaire et le Beaumarchais reliant en ligne droite la République à la place de la Bastille que l’on contourna. Et là, Fédor fit la grimace : si ce voleur allait déposer ses clients à la gare de Lyon pour y prendre un autre train ? Mais non, il s’engagea dans l’avenue Daumesnil et le suiveur respira mais ce ne fut qu’un instant. Passé le feu rouge du boulevard Diderot, le taxi ralentit… et s’engagea dans le passage Raguinot, l’une des deux ou trois ruelles sordides où il était prudent de ne pas s’aventurer la nuit. Heureusement elles n’étaient pas très longues et, n’osant y engager sa voiture, il stoppa au coin de l’avenue quasiment déserte et descendit pour être plus à même d’observer. Les clients du voleur étaient trop élégants pour habiter un pareil coupe-gorge !
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