— Dans l’état actuel des choses, je n’ai guère envie d’y reprendre mes habitudes. Me retrouver tout seul dans ce…
— Parfait ! Mais d’autre part ne quittez pas Londres sans m’en avertir !
— Vous me suspectez ?
— D’appartenir à la mafia, sûrement pas !… Mais de filer la retrouver au cas où la belle dame vous ferait un signe… Là, j’ai des doutes !
— Vous avez aussi ma parole ! Essayez de vous en contenter !
Quand, une demi-heure plus tard, Marie-Angéline ouvrit devant lui la porte de la suite que Mme de Sommières et elle-même occupaient au Savoy, ils trouvèrent celle-ci pelotonnée au fond d’une bergère, près de la cheminée, un châle de mohair blanc sur les épaules, regardant tristement fumer devant elle la tasse de café à laquelle elle n’avait pas touché. En dépit de la perfection de sa toilette comme de sa coiffure, elle était l’image même de la détresse, au point que Plan-Crépin, première surprise parce qu’elle ne l’avait jamais vue ainsi, faillit repousser Adalbert dans l’antichambre. Prise de court, elle clama :
— Le voilà ! Je vous l’ai déniché !
L’effet fut instantané. En un clin d’œil, la marquise se redressa, se leva et, incapable d’articuler une parole et les yeux mouillés de larmes, tendit les bras. Bouleversé, Adalbert s’y jeta, refermant les siens sur elle, ému de la sentir si fragile en dépit de sa haute taille. Mais ce ne fut qu’un bref instant. Elle posa un baiser sur sa joue puis s’écarta avec un sourire un peu tremblant.
— Bienvenue, mon cher enfant ! Vous êtes exactement celui dont nous avions besoin pour rendre quelque saveur à cette fichue existence ! Comment avez-vous réussi ce miracle, Plan-Crépin ?
Celle-ci commença par éternuer, se moucha puis déclara :
— Oh, on s’est rencontrés fortuitement au bord de la Tamise, on a causé mais il faisait un brin frisquet : il est gelé et moi aussi !
— Alors faites monter ce que vous voulez, que diable ! Et puis vous me raconterez ce que vous fabriquiez tous les deux par ce vilain temps auprès de ce fleuve sinistre !
— Nous n’étions pas vraiment seuls. Il y avait même pas mal de monde ! soupira Adalbert d’un air détaché en s’installant dans un fauteuil, les mains nouées sur l’estomac et ses longues jambes étendues devant lui.
— Quel monde ?
— La police, le Superintendant Warren, des badauds, des curieux… et tout ça…
— On dirait que notre Langlois n’a pas chômé ? fit Mme de Sommières en regardant sa lectrice.
Puis revenant à son visiteur :
— Il nous faut vous apprendre, Adalbert, qu’avant-hier ce cher ami nous a emmenées, à titre de témoins, au chevet d’Helen Adler qui venait enfin de sortir du coma dans le but de lui faire répéter devant nous ce qu’elle lui avait déjà révélé : en achetant un journal place de l’Opéra deux jours après son arrivée à Paris, elle y avait vu une photo de la Torelli qui l’avait bouleversée parce qu’elle avait reconnu en elle la meurtrière du Titanic…
— Elle en est vraiment certaine, alors qu’elle vient de passer je ne sais combien de semaines dans un cirage qui a dû tout de même mettre un bon moment avant de se dissiper ?… et après vingt ans ?
— Oh, formelle ! Pareille beauté ne s’oublie pas, a-t-elle affirmé, d’autant plus surprise qu’elle ne l’avait pas encore vue à bord. L’homme qui voyageait avec elle ne devait pas vouloir la montrer. Jalousie ou souci de frapper un grand coup lors de sa première apparition sur scène ? Allez savoir !…
— Quoi qu’il en soit, reprit Marie-Angéline, au lieu de partir pour Venise comme nous en avions l’intention, nous avons préféré venir ici afin de tenter de vous éviter… ce que vous venez de vivre, mais à Calais, il a fallu attendre la fin de la tempête qui venait de se lever et nous n’avons rien évité du tout !
Le service d’étage, en apportant du chocolat chaud, interrompit la conversation. Il était excellent, mousseux à souhait, et réchauffait chaque fibre du corps. En outre, il permit à Adalbert, devinant qu’on allait en venir à un sujet délicat, de réfléchir à ce qu’il allait dire. Finalement, reposant sa tasse vide avec un soupir de satisfaction, il hasarda… pour tâter le terrain et poussé peut-être par un démon malin :
— Vous vous apprêtiez à vous rendre à Venise ? Dans l’intention louable de recoller les morceaux du ménage ?
— Oh !…
Devenue soudain rouge brique, Plan-Crépin le foudroya d’un regard indigné et courut vers sa chambre.
— Qu’est-ce qui lui prend ? demanda Adalbert qui commençait à regretter de faire comme si Warren ne lui avait rien dit.
C’était cruel et inutile, le patron du Yard n’ayant aucune raison de lui raconter des craques.
Cependant et sachant parfaitement ce qui allait suivre, Mme de Sommières lui adressait un sourire compatissant.
— Vous ne semblez pas être au courant des dernières nouvelles de France…
Il n’eut pas le temps de répondre : le génie de la vengeance était de retour et lui expédiait des journaux sur les genoux.
— Et ça ? N’avez-vous que de mauvaises lectures ou serait-ce que la presse de la perfide Albion ne s’intéresse chez nous qu’aux gazettes croustillantes ? C’est pourtant écrit assez gros et l’on peut constater que notre ami Langlois a mis le paquet ! Et à cause de quoi croyez-vous que notre marquise a les yeux jusqu’au milieu de la figure ?
Adalbert ne l’écoutait plus. Prenant les quotidiens l’un après l’autre, il les parcourait avec avidité en les froissant quelque peu.
— Enlevés ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Vous le demanderez à Langlois quand vous le verrez. Ce qui ne saurait tarder ! En attendant, rendez-les-moi ! ajouta-t-elle en raflant les journaux. Ils peuvent encore servir !
— Est-ce que Lisa les a vus ?
— Vous oubliez que, dans l’Italie fasciste, la presse est muselée et les feuilles de chou étrangères soumises à une sévère censure…, quand on les laisse paraître !…
— De toute façon, soupira la marquise, le mal est fait en ce qui concerne Lisa. Quelqu’un l’aurait mise au courant de son infortune conjugale et c’est pour essayer de colmater le plus gros des dégâts que nous avons décidé de nous rendre là-bas !
— Et vous m’avez donné la préférence ? fit-il, ébranlé.
— Il nous a paru que c’était le plus urgent ! À présent, rien ne nous retient et c’est ce que nous allons faire dès notre retour à Paris. Ne fût-ce que pour passer Noël avec Lisa et les enfants…
— Laissez-moi vous accompagner ! À nous trois, on aura plus de poids ! Mais tous ces voyages coup sur coup…
— Dites « à votre âge » pendant que vous y êtes et je ne vous adresse plus la parole de ma vie ! gronda la vieille dame.
Plan-Crépin mit son grain de sel.
— … et puis le Super vous a prié de rester encore un moment et si vous lui ajoutez son collègue français qui ne serait pas fâché de bavarder avec vous, cela va prendre du temps. Et nous, on est pressées.
— Pas à ce point, tout de même… surtout pour trouver maison vide. Si les choses en sont là, je serais fort étonné que Lisa n’aille pas se réfugier à Vienne auprès de sa grand-mère, en particulier pour cette fête qu’elle aime entre toutes, non ?
Les deux femmes se regardèrent : dans leur marasme elles n’y avaient pas pensé ! Il en profita :
— Croyez-moi ! Accordez-vous à vous-même une bonne nuit de repos… et à moi le plaisir de vous inviter à dîner… S’il vous plaît… Tante Amélie !
Le mot signant un retour au bercail qu’elle n’osait plus guère espérer la fit sourire. À nouveau, elle l’embrassa.
— Oui. Je crois que nous pouvons le faire.
Rasséréné, il regagna sa propre chambre à l’étage au-dessus dans l’intention de s’étendre un moment pour essayer de mettre de l’ordre dans tout ce gâchis, mais il était à peine entré que le téléphone sonnait. Au bout du fil, Gordon Warren en personne, toujours aussi gracieux.
— Si vous n’avez rien d’autre en perspective, un saut jusqu’ici serait une idée judicieuse ! J’ai quelques questions à vous poser.
— Vous m’en avez déjà posé une flopée, il me semble ? émit d’un ton plaintif Adalbert qui n’avait aucune envie de ressortir sous la bourrasque – pluie et vent mélangés – qui se déchaînait depuis cinq minutes sur Londres.
— Peut-être mais j’étais tellement furieux que j’en ai oublié. Alors rappliquez ! aboya l’appareil.
— Et vous ne l’êtes plus ?
— À peine, mais ça pourrait revenir !
Un « clac » des plus expressifs mit fin à la communication. Avec un soupir, Adalbert sonna le portier et demanda un taxi…
Ce n’était pas la première fois qu’il pénétrait dans le sanctuaire du « ptérodactyle », avec toujours la même impression d’accablement. Les sévères meubles victoriens d’un brun presque noir, les lampes à abat-jour d’opaline verte, les armes d’Angleterre au mur étaient sans doute plus pompeux que le décor où évoluait Langlois, Quai des Orfèvres, mais au moins trouvait-on chez celui-ci, pour se reposer la vue, le superbe « kilim » rouge et bleu couvrant le parquet et l’attendrissant petit vase de cristal ou de barbotine, selon l’humeur, où quelques fleurs parlaient de jardin et d’air pur.
Assis dans son fauteuil de cuir noir, Warren écrivait, sans doute un rapport, quand le « planton » introduisit le visiteur. Sans lever la tête il désigna l’une des deux chaises – de cuir, elles aussi ! – placées en face de son bureau puis signa, referma son stylo et s’adossa confortablement, les coudes sur les bras du siège et les mains jointes par le bout des doigts. Apparemment, les révérences n’étaient pas au programme et Adalbert s’intéressa aux gypseries du plafond jusqu’à ce que Warren émette :
— Quand avez-vous vu Miss Torelli pour la dernière fois ?
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