— Vous pouvez dire ce que vous voudrez, vous ne me persuaderez pas. Pas davantage d’ailleurs de l’histoire de cette Helen Adler : elle pourrait identifier sans se tromper un visage aperçu au milieu d’un affolement général vingt ans plus tôt ? Allons donc !
— Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas ouvrir les yeux ! Je vous certifie que le doute n’est pas possible ! J’ai fermement l’intention d’arrêter la Torelli et de la faire juger ! Et n’essayez pas de m’en empêcher !
— Je n’en aurai pas besoin : il y a prescription ! Vingt ans ! Vous pensez !
— Elle n’existe pas chez nous et le Titanic était territoire britannique. Même chez vous, ça ne marche pas pour les crimes de sang ! Alors tenez-vous tranquille et laissez-moi faire mon travail ! Tiens, il vous serait plus profitable de vous occuper de votre ami Morosini.
De rouge, Adalbert devint violet.
— Ce triste imbécile qui abandonne une femme merveilleuse pour courir filer le parfait amour dans quelque coin idyllique avec sa maîtresse ? Vous voulez rire !
Warren eut un haut-le-corps et considéra le phénomène avec un sincère ahurissement.
— Mais vous tombez d’où ? De la Lune ? Vous ne lisez plus les journaux français ?
— Non. Pour quoi faire ?
— Ni apparemment les journaux anglais, parce que avant-hier ils consacraient une belle place à la sévère mise au point du commissaire principal Langlois à la presse française l’accusant d’entraver la police dans son travail. La « romance » un rien scabreuse ne serait qu’un écran de fumée destiné à dissimuler un double enlèvement en plein Paris par un taxi fantôme, mais pas le même jour ni à la même heure : Mrs Belmont arrivait de Lausanne et Morosini rentrait chez lui ! Vous voilà fixé ! À présent faites ce que vous voulez, mais ne venez pas me mettre des bâtons dans les roues, sinon je vous boucle comme un vulgaire voleur de poules ! Parce que mon enquête aussi est délicate et que je soupçonne la mafia de ne pas être étrangère à tout ceci ! Vu ?
— Oh ! C’est très clair !
Une chose était certaine pour Adalbert : il encombrait ! Aussi, après un regard désolé à sa chère maison que Scotland Yard était en train de passer au peigne fin, il pensa qu’aller se dégourdir les jambes lui changerait les idées. Sur le seuil, il trouva le gardien qui lui demanda ce qu’il devrait faire quand la police en aurait fini.
— À moins qu’ils ne posent les scellés, essayez de remettre de l’ordre… On verra ensuite !
— Mais le chauffeur et la voiture ?
— Ils appartiennent à Mr Wishbone. Attendez qu’il revienne. Je repasserai demain voir s’il y a du nouveau…
En fait, il ne savait ni que faire ni que dire. Le choc violent qu’il venait d’encaisser le désorientait. En dépit du temps « de saison » – léger brouillard agrémenté de menus flocons de neige ! –, il alla s’asseoir sur un banc pour regarder couler la Tamise. Et là il s’accorda le soulagement des larmes. Lucrezia, criminelle ! Lucrezia, poursuivie par la police ! Cela relevait du cauchemar… et d’autant plus qu’une voix intérieure – bien faible et qu’il essayait de museler – réussissait tout de même à lui souffler qu’il y avait du vrai là-dedans ! Peut-être à cause de ce sang Borgia qu’elle revendiquait hautement et dont elle était plus que fière ! Surtout de César dont les crimes ne se comptaient pas dans une Rome où l’on pouvait – sans trop risquer de se tromper ! – attribuer au poison la moindre indigestion, où chaque nuit les poignards s’en donnaient à cœur joie, où l’on faisait l’amour entre frère et sœur, voire entre père et fille ! Vu sous cet angle, que représentait la vieille femme assassinée alors que la meurtrière elle-même était en danger de mort par noyade ? Adalbert aurait aimé savoir ce que sa Lucrezia répondrait si on lui posait la question. Ou quand on la lui poserait, car il ne faisait guère de doute pour lui que Gordon Warren réussirait tôt ou tard à mettre la patte dessus. À fortiori s’il recevait l’aide de Langlois et des forces de police françaises !… Rien que cet acharnement qu’elle mettait à vouloir à tout prix cette maudite Chimère était révélateur !
Repoussant une issue dont il savait qu’il aurait à souffrir, il examina son propre cas. Depuis… disons des semaines parce qu’il n’avait pas vu passer le temps, il jouait les toutous savamment dressés, fous de joie pour un sucre, délirant de bonheur pour une caresse et prêts à tout pour en obtenir d’autres. Il n’avait pas écrit une ligne de son livre, n’avait rien lu, rien appris, lui qui s’intéressait à tant de choses ! Il n’avait pris contact avec personne, vu aucun ami, perdu son Théobald qui cependant en avait supporté de pires mais lui avait refusé clairement de servir « cette dame »… et il avait failli lui cogner dessus pour le simple fait qu’il n’aimait pas Lucrezia. Morosini, on n’en parlait même plus : Rayé ! Balayé !… et sans doute avec lui les dames de la rue Alfred-de-Vigny et tout ce qui constituait son univers et le charme de sa vie jusque-là ! Depuis cette soirée à l’Opéra, il vivait suspendu aux lèvres de Lucrezia, buvant ses paroles quand elle était avec lui, l’écoutant indéfiniment au moyen de disques sur le gramophone lorsqu’elle était absente…
Il eut froid tout à coup. Jusqu’aux tréfonds de lui-même, et un frisson le secoua. Où était-elle à présent, sa sirène ? L’idée de son départ tellement précipité qu’elle n’avait pas pris le temps de lui laisser un mot, un seul, qu’il ne comptait pas pour elle, qu’elle l’avait laissé tomber alors qu’il se croyait si près du bonheur, le ravagea au point de lui faire perdre la tête. Il quitta son banc et comme un automate se dirigea vers la Tamise… Le fleuve devait être glacé mais c’était de peu d’importance. Il était déjà gelé jusqu’aux os !… Un peu plus un peu moins, quelle affaire ! En un court moment il en aurait fini avec la souffrance. C’était si simple !… Et soudain il revit la blanche silhouette d’une jeune fille avalée par les eaux noires d’un autre fleuve au cœur de la nuit égyptienne… Salima était morte d’amour, elle aussi !
Il allait prendre son élan en murmurant son nom quand une main lui agrippa le bras, tandis qu’une voix furieuse proférait :
— Vous en avez encore pour longtemps à faire l’imbécile ?
Plan-Crépin ! Soi-même et en personne ! Équipée comme pour affronter le cap Horn d’un « ciré » et d’un suroît écossais renforcés d’un parapluie assorti qu’elle brandissait comme un Zoulou sa sagaie, elle était visiblement hors de ses gonds et, sans prendre le temps de respirer, poursuivait son réquisitoire :
— Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour assister à un gâchis de cette envergure ! Voir un homme pourvu d’une vaste intelligence – ou prétendu tel ! – tout abandonner d’une vie jusque-là remarquable : travail, recherches, réputation, carrière, famille…
— Je n’en ai pas…
— Et nous, alors ? Je reprends : famille, patrie…
— Oh, les grands mots !…
— Vous me laissez finir, oui ou zut ? Ça fait trop longtemps que j’ai ça sur l’estomac : il faut que ça sorte ! Un homme habitué à vivre droit sur ses deux jambes, les changer pour quatre pattes en rétrécissant à vue d’œil jusqu’à se retrouver transformé en chien de manchon, pékinois ou chihuahua, afin de pouvoir se nicher dans le giron d’une chanteuse plus très fraîche…
— Plus très fraîche ? Vous êtes folle ! L’avez-vous seulement regardée ? Elle est…
— Rien du tout ! Sinon une femme avide, cruelle et totalement dépourvue de cœur et de tripes dont il faut espérer pour la paix des gens normaux et des générations à venir…
— Qu’est-ce qu’elles viennent faire là-dedans ?
— Ma foi, je n’en sais rien, mais l’image m’a séduite… des générations à venir donc, qu’elle se retrouvera bientôt assise dans le box des accusés en grand danger d’être pendue ! Voilà ! Et maintenant, qu’est-ce qu’on décide ? Vous tenez toujours à votre projet d’aller barboter dans cette eau boueuse au milieu des trognons de choux, des rats crevés, des morceaux de charbon et des huiles de vidange, ou on va rejoindre notre marquise au Savoy boire un double irish coffee brûlant ?
— Elle est là ?
— J’y suis bien, moi ! Naturellement, elle y est ! La mer ne l’effraie pas plus que moi : elle a dans les veines du sang de Tourville et du bailli de Suffren…
— … qui appartenait à l’ordre de Malte et n’a jamais eu d’enfants ! corrigea Adalbert, entraîné machinalement.
— Non, mais il était d’une famille qui, elle, en a eu ! Où en étais-je ?… Ah, oui ! Vous n’auriez pas voulu que je la laisse à la maison seule en compagnie de sa crainte de ne jamais revoir Aldo vivant !… Oh, mon Dieu ! C’est… c’est trop affreux !
Sans transition elle éclata en sanglots, vira sur ses talons et s’élança vers un taxi stationné un peu plus loin. Adalbert, alors, lui courut après et la saisit par le bras.
— Venez, je vous ramène à elle…
À sa compassion se mêlait une curieuse sensation de soulagement.
En abordant le trottoir le long duquel patientait le taxi qui avait transporté la vieille fille, Adalbert vit Warren sortir de la maison, planta là sa compagne en assurant qu’il revenait immédiatement, et rejoignit le policier :
— Une seule question, si vous permettez !
— Allez-y… mais vite !
— Comment… ou par qui Mlle Torelli a-t-elle été prévenue de votre prochaine visite ?
Le Superintendant darda sur l’imprudent un œil jaune et un sourire féroce.
— Si je le savais, cher ami, une part appréciable de mes soucis s’envolerait ! Ce n’est pas le cas, hélas ! Mais s’il vous vient une idée, ma porte vous sera ouverte jour et nuit !… Et, pendant que j’y pense, ne vous réinstallez pas dans votre appartement. On ne vous le rendra que lorsqu’on aura fini de le passer au crible !
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