L’écho de hurlements partis du rez-de-chaussée évita à la jeune femme de se lancer dans une controverse.
— Pour l’instant, tu vois, je crois qu’on a fait le plein ! Va prendre ton train et embrasse la famille pour moi ! J’irai peut-être te rejoindre après tout… Ne fût-ce que pour voir ce que Marie-Angéline va faire de ton Américain.
— Voilà comme j’aime t’entendre parler !… Femme, je suis fier de toi !
Ce qu’on allait faire de l’Américain d’Aldo, c’était exactement la question qu’au même moment ladite Marie-Angéline du Plan-Crépin, noble famille remontant aux croisades, ce que la dernière descendante ne laissait jamais oublier, posait à la marquise de Sommières – Tante Amélie pour la tribu Morosini ! – avec laquelle elle cousinait et remplissait brillamment les fonctions multiples de lectrice, demoiselle de compagnie, garde du corps, âme damnée et service de renseignements, la provenance de ceux-ci trouvant le plus souvent leur source à la messe de 6 heures à l’église Saint-Augustin où Plan-Crépin s’était constitué une sorte d’agence occulte lui permettant de se tenir au courant de ce qui se passait non seulement dans le quartier Monceau, mais dans une bonne partie du Paris aristocratique ou simplement fortuné… Pourvue de cheveux jaunes frisottés et d’un long nez sensible, cette curieuse vieille fille possédait une vaste culture et des talents aussi multiples qu’inattendus. Elle avait souvent donné un sérieux coup de main au tandem Morosini-Vidal Pellicorne – celui-ci, égyptologue de son état ! – dans les diverses aventures qui s’étaient succédé à la suite de la recherche des pierres précieuses volées au Pectoral du Grand Prêtre du temple de Jérusalem, grâce à laquelle les deux hommes avaient lié une solide amitié. Parlant d’Adalbert, Lisa disait : « le plus que frère », et elle n’avait pas tort, même si quelques frictions se produisaient par-ci par-là. Quoi qu’il en soit, Marie-Angéline adorait les deux compères grâce à qui elle avait vécu des moments intenses… et espérait bien en vivre encore ! Aussi l’arrivée annoncée d’Aldo était-elle une fête pour elle mais, cette fois, elle ne parvenait pas à démêler si le supplément made in USA lui faisait plaisir ou non.
Son goût de la nouveauté, sa curiosité toujours en éveil répondaient « oui », mais depuis l’affaire Marie-Antoinette, un rien de méfiance et d’inquiétude s’attachait à cette nation depuis qu’à la fête nocturne de Trianon poursuivie chez lady Mendl, elle avait vu pour la première fois Pauline Belmont, grande dame s’il en fut, artiste, intelligente et parée d’une beauté brune singulièrement émouvante et dont la cousine était certaine qu’Aldo n’y était pas insensible, ne serait-ce qu’à sa façon de la regarder et de lui baiser la main. Quant à Pauline elle-même, Plan-Crépin aurait juré qu’elle aimait Morosini de toute son âme, même si elle savait s’abriter sous une ironie légère et un réel sens de l’humour…
— Plan-Crépin ! dit soudain Mme de Sommières qui l’observait. Vous devriez laisser une chance de vie à cette rose ! Que vous a-t-elle fait ? C’est la troisième fois que vous la raccourcissez ! Si vous lui en voulez, coupez-lui la tête un bon coup et n’en parlons plus !
L’interpellée, qui était en effet en train d’arranger dans un vase le grand bouquet que Lachaume venait de livrer, tressaillit, faillit se couper un doigt, lâcha tout et se tourna vers la marquise. Assise dans son fauteuil de rotin blanc au milieu de la végétation luxuriante de son jardin d’hiver où elle se tenait de préférence lorsqu’elle était à la maison, celle-ci la détaillait à travers son ravissant face-à-main d’or serti de petites émeraudes. Marie-Angéline devint ponceau.
— Je ne sais pas ce que j’ai ce matin mais je n’arrive pas à me concentrer !
— Moi, je le sais… ou plutôt je m’en doute ! C’est l’invité d’Aldo qui vous perturbe… et cela tout bêtement parce qu’il est américain. Ce qui est idiot !
— Pourquoi ?
— Allez donc chercher un Atlas dans la bibliothèque, ouvrez-le à la page des États-Unis et dites-moi quelle est à votre avis la distance qui sépare New York du Texas ?
— Ce n’est pas la porte à côté !
— Heureuse de vous l’entendre dire ! Alors voulez-vous m’expliquer par quelle alchimie le brave éleveur de bestiaux que nous attendons devrait se retrouver membre d’une des plus puissantes familles new-yorkaises ?
— Mais je…
— Allons, Plan-Crépin, pas à moi ! Je vous connais trop bien ! Pour un peu, vous imagineriez que même la statue de la Liberté a le visage de Pauline Belmont ! Vous faites une fixation, ma parole !
— Nous avons peut-être raison, reconnut Marie-Angéline qui ne s’adressait jamais à sa cousine qu’en empruntant le pluriel de majesté. Mais c’est plus fort que moi, je me demande si l’affection soudaine d’Aldo pour cet inconnu milliardaire ne relèverait pas un peu du même processus ?
— Parce que vous ne trouvez pas assez original un homme – pittoresque, d’après Aldo ! – amoureux d’une femme pour laquelle il est prêt à faire copier en vrai un fabuleux joyau historique qu’on ne retrouvera jamais car il repose au fond de l’Atlantique Nord ? J’avoue que ce genre de phénomène m’amuserait plutôt… et c’est la raison pour laquelle on nous l’amène ! À ce propos, vous feriez bien d’ailleurs d’aller vous assurer qu’il ne manque rien dans sa chambre.
— C’est fait.
— Et vous n’avez pas oublié d’inviter Adalbert à dîner ?
Marie-Angéline rougit jusqu’à la racine de ses cheveux, jaunes à l’origine mais auxquels, au moyen d’une brillantine achetée au vu d’une réclame dans le Jardin des Modes, elle réussissait depuis quelque temps à conférer un vague reflet d’or pâle qui n’était pas si vilain après tout ! Cela depuis qu’à la suite du don d’un joli vase Kien-Long, elle s’était découvert un penchant pour l’archéologue qui l’avait conduite à ajouter l’étude des hiéroglyphes et la langue arabe à une somme de connaissances déjà faramineuses dont elle était assez fière. Et elle n’éprouvait jamais bonheur plus ineffable qu’entendre Aldo la comparer à l’universel Pic de la Mirandole.
— Évidemment non ! Il viendrait même avec quarante de fièvre ! La dernière trouvaille d’Aldo le fait griller de curiosité… C’est tellement peu dans la manière d’Aldo d’inviter un étranger… surtout dans cette maison !
Un quart d’heure plus tard, les voyageurs étaient là, précédés de quelques minutes par une gigantesque corbeille d’orchidées livrée sur les chapeaux de roue par la camionnette de la maison Lachaume, et Morosini pouvait jouir de l’effet de sa surprise. Encore qu’il y eût droit, lui aussi, en voyant Cornélius, privé de son auréole de feutre noir par Cyprien, se casser à angle droit sur la main endiamantée de Tante Amélie en se déclarant dans un français inattendu « fantastiquement heureux d’être hospitalisé dans les salons d’une dame si hautement aristocratique ».
— Vous ne m’aviez pas dit que vous parliez français ? fit Aldo qui jusque-là avait utilisé l’anglais et qui maîtrisait de son mieux une forte envie de rire en évitant surtout de regarder les autres.
— C’est la politesse, non ? Et puis Madame la marquise être merveilleusement imposante et belle.
Ce qui lui valut un sourire radieux et une gracieuse bienvenue de la part de son hôtesse.
— Mais elle va l’adorer, cet homme-là, chuchota Plan-Crépin à Adalbert. Il va avoir son couvert mis à demeure et son fauteuil dans le jardin d’hiver.
— Il faut avouer qu’il exagère à peine : elle est superbe ! souffla celui-ci en considérant la haute et mince silhouette vêtue d’une robe « princesse » en chantilly gris clair – la marquise restait fidèle à la mode implantée à la fin du siècle dernier par la reine Alexandra d’Angleterre –, cinq rangs de perles serrant son cou de cygne, d’autres encore à ses oreilles découvertes par la masse argentée de ses cheveux coiffés en hauteur.
Plus de quatre-vingts ans et droite comme un I. Sans compter des yeux verts étonnamment jeunes.
On but un verre de champagne en parlant de choses et d’autres. Quand Cyprien eut annoncé que Madame la marquise était servie, Cornélius arrondit gracieusement son bras pour l’offrir à la marquise et l’on passa à table.
Pour consoler Plan-Crépin de n’avoir pas soulevé le même enthousiasme – elle avait, certes, eu droit au même salut mais le regard émerveillé s’était changé en un large sourire et un « très, très, très heureux de faire la connaissance de vous ! » –, Aldo joua le jeu en lui présentant son bras. Adalbert ferma la marche tout seul. Tandis qu’on s’attablait et bien qu’elle eût chuchoté, Aldo l’entendit nettement commenter :
— On va voir comment il se débrouillera avec les couverts ! J’ai demandé des asperges et des cailles farcies au foie gras ! Ça ne doit pas courir les rues au Texas !
— Vous pourriez être surprise ! J’ai pris deux repas avec lui dans le train et, par exemple, il ne « sauce » pas avec un quignon de pain ! Vous vous attendiez à quoi ? Qu’il amène son cheval ?
— Pourquoi pas ? Vous avez vu ses chaussures ? Il n’y manque que les éperons !
C’était en effet le seul exotisme de sa tenue avec le feutre rond (resté au vestiaire, bien sûr) et le ruban de soie noir remplaçant la cravate sous le col à coins cassés de la chemise blanche : des bottes texanes noires, cirées à glace, mais à bouts pointus et talons taillés en biseau un peu plus haut que la normale. Comprenant qu’elle tenait à avoir le dernier mot, Aldo se contenta de sourire en la déposant à sa place, sachant que la suite se chargerait du démenti.
Cornélius n’empoigna pas ses asperges pour les tremper dans la sauce mousseline et n’hésita pas sur le choix pour désosser ses cailles. Il avait peut-être fréquenté plus de cow-boys que de diplomates mais il avait été bien élevé. En revanche, il ne jugea pas utile de dissimuler le vif plaisir qu’il éprouvait à se trouver assis à cette table élégante… et stable !
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