Se redressant, il appela son secrétaire.

— Allez voir aux archives si vous avez quelque chose concernant Lucrezia Torelli, la cantatrice célèbre. Après vous viendrez prendre une lettre…

— Si elle est urgente, je pourrais commencer par ça ?

— Non, les archives d’abord.

L’idée lui était venue, soudain, de prendre contact avec le Chief Superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard…

Les jours qui suivirent furent difficiles à vivre tant pour le patron de la police judiciaire que pour les amis mis en cause : alléchée par des « révélations » discrètes, peut-être aussi pour de l’argent, la presse à sensation, oubliant la mise en garde de Langlois, se lança de nouveau à l’assaut des deux absents. L’un d’entre eux publia même, en une, la photographie, assez floue d’ailleurs, d’un couple se promenant enlacé au bord du « lac des Quatre Cantons ».

— Ça peut être n’importe qui, ces gens-là ! tonna Langlois en assénant un poing sur son bureau quand le canard responsable du « scoop » atterrit dessus. Et puisque ces publicistes à la manque ne veulent pas entendre raison, nous allons donner du canon. Convoquez-moi d’urgence les grands manitous de la presse ! ordonna-t-il à ses principaux collaborateurs réunis dans son bureau pour le tour d’horizon du matin. Ce scandale a assez duré !

— Quelles sont vos intentions, Monsieur ? demanda quelqu’un.

— Vous le verrez bien ! Et pendant que j’y pense, ajoutez-y quelques-uns des plumitifs en délire qui font monter leurs tirages aux dépens de deux vies humaines et sans se soucier des dégâts ! Je les veux ici même demain à 11 heures ! Partagez-vous le travail et dégagez ! Durtal et Sauvageol, vous restez ! clama-t-il en guise de péroraison avant de se rejeter dans son fauteuil.

— Toujours les mêmes ! osa bougonner le vieil Etienne Blanchard qui était dans la police depuis trop longtemps pour se laisser impressionner par les coups de gueule du patron.

Rares tout de même ! Sachant qu’il n’était pas concerné, il resta tranquillement assis sur sa chaise et alluma sa pipe comme si de rien n’était. Il faut dire qu’il avait le rare privilège de tutoyer le « patron » qu’il connaissait depuis toujours. Il s’enquit calmement :

— As-tu au moins quelque chose à leur mettre sous la dent ?

— Tu ne devrais même pas me poser la question. Interroge ces deux-là, si tu veux ! Durtal revient de Suisse.

— Et alors ?

— J’ai acquis deux certitudes, dit celui-ci. Mrs Belmont a exécuté point par point le programme qu’elle avait dû prévoir : elle a quitté Brigue pour Lausanne et, de là, s’est embarquée pour Paris quelques heures plus tard. À ce propos, ajouta-t-il en se tournant vers Langlois, les dessins de Mlle… du Plan-Crépin ont fait des merveilles aussi bien au restaurant de Brigue où Mrs Belmont a déjeuné en attendant de prendre le train de Lausanne, que dans cette ville où elle a été remarquée à la gare. Quant à Morosini, personne ne l’a vu à Brigue !

— Comment ça ?

— Je veux dire qu’une fois descendu du Simplon-Express il semble s’être volatilisé !

— Une voiture devait l’attendre ?

— Non, je vois les faits autrement. Morosini est bien descendu à la gare mais ce n’est pas lui qui en est sorti !

— D’où le tenez-vous ?

— Des toilettes de ladite gare… où la femme de ménage a trouvé une paire de lunettes noires échappées, je pense, de la poche d’un personnage qui n’en avait plus besoin pour dissimuler une partie de son visage. D’où l’on peut déduire, en toute logique, que leur propriétaire si soigneusement emballé au départ de la gare de Lyon, atteint, entre parenthèses, d’un rhume spectaculaire dont il ne souffrait pas en quittant la rue Alfred-de-Vigny, n’était pas le prince Morosini.

— Et d’où on peut conclure de tout ceci, reprit Langlois, qu’aussi bien Mrs Belmont que son compagnon d’« escapade amoureuse » ont été enlevés tous les deux à Paris. Autant dire sous notre nez ! Elle à l’arrivée en gare de Lyon et lui au départ de la rue Alfred-de-Vigny ! Et par le même taxi !

— Vous l’avez trouvé, ce taxi ?

— Pas encore, mais ça ne tardera pas ! intervint Sauvageol… J’ai passé au peigne fin la compagnie des G7, avec l’aide enthousiaste, je le signale, de Maître Krasinski, ex-avocat russe à qui le ravisseur avait emprunté son numéro et copain comme tout avec l’ex-colonel Karloff que tout le monde connaît ici. Aucun de leurs collègues ne correspond à la description que le chauffeur de Mme de Sommières a faite du conducteur… On en est venu à penser que le taxi fantôme pourrait être le même qui a chargé Mrs Belmont à Paris !

À mesure que le jeune homme parlait, le vieux Blanchard s’assombrissait au point d’en oublier de tirer sur sa pipe…

— Drôle d’affaire ! Qui sent plutôt mauvais et qui suppose de gros moyens ! Tu penses à quoi, Langlois ?

— Peut-être à la mafia ? Ceux dont elle dispose semblent illimités !

— Et tu vas offrir tous ces tuyaux à ces messieurs de la presse ?

— Évidemment non. Seulement les mettre en face de leurs responsabilités. S’il reparaît un jour, Morosini pourrait se faire une fortune en les attaquant en diffamation ! Une perspective qui devrait donner à réfléchir aux torchons besogneux que j’ai convoqués en même temps que les grands.

— Surtout, susurra le vétéran, qu’il y en a un parmi ceux-là qui pourrait se reconnaître. Tu n’as pas lu Le Figaro de ce matin ?

— Pas eu le temps !

— On peut lire – en page 7 – un petit papier fort bien écrit, ma foi !…

— Tout le monde écrit bien dans Le Figaro !

— … et signé par un certain Frédéric Simonnet qui juge bon – Dieu sait pourquoi ? – de rappeler que Morosini a été soupçonné d’être impliqué dans les meurtres de Chinon : Van Tilden et son ancien serviteur. Ça m’étonne un peu que son rédacteur en chef ait laissé publier cet article…

— D’autant que Simonnet remplace plus ou moins Michel Berthier pendant sa convalescence. Berthier qui, lui, est un ami de Morosini. Il y a là un détail qu’il faudra éclaircir… De toute façon, demain, on va remettre de l’ordre dans les idées de ces messieurs !


— Enfin ! s’écria Marie-Angéline en rejetant le dernier des journaux qu’elle avait achetés en sortant de Saint-Augustin et qu’elle avait étalés sur le lit de Mme de Sommières. Enfin ces imbéciles ont vu la lumière ! Il était grand temps !

— Ils ne l’ont pas vue tout seuls ! On dirait que notre ami Langlois leur a apporté une aide vigoureuse ! C’est pratiquement lui qui a signé tous les articles de tête !

En effet, sur trois colonnes à la une, les quotidiens annonçaient quelques variantes suivant la couleur politique : la sévère mise au point du commissaire principal Langlois mettant les divers rédacteurs en face de leurs responsabilités qu’il n’hésitait pas à qualifier de criminelles vis-à-vis de familles plongées dans l’angoisse. « Nous avons acquis la certitude que Mrs Belmont comme le prince Morosini ont été victimes d’enlèvements qui n’ont pas eu lieu le même jour ! Il importe donc d’en finir avec les “romances” plus ou moins grivoises et de laisser la police travailler en paix »…

— Bon ! Enlevez-moi ce tas de papiers, intima la marquise en ôtant ses lunettes, et faites monter le petit déjeuner ! J’ai faim et je ne sais pas ce que fabriquent Cyprien et Louise !

La vieille fille eut un petit rire.

— Ils font comme nous : ils lisent les journaux que Cyprien est allé chercher de son côté.

Puis s’asseyant sans façon sur le bord du lit :

— Cette belle unanimité va faire du bruit ! Pensons-nous qu’elle en fera assez pour traverser la Manche ?

— Je pense que oui. Cette espèce de mobilisation générale doit être relayée par la presse londonienne et le sera aussi en Amérique.

Les plateaux ayant fait leur apparition, il y eut un silence. Puis :

— À propos d’Amérique, comment se fait-il que Mr Belmont ne se soit pas encore manifesté ?

— Il n’avait guère de raisons tant qu’il s’agissait d’une aventure, Pauline étant d’âge à se gouverner toute seule… À présent, on va sûrement avoir de ses nouvelles !

— À moins qu’il ne soit parti en croisière sur l’un de ses chers bateaux ?

— En décembre ?

— Pourquoi pas ? C’est un vrai loup de mer ! En outre… et en ce qui me concerne, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas naviguer en décembre ! Il suffit d’avoir l’estomac solide !

— Comme le vôtre, par exemple ? Je suis certaine que… franchir le Pas-de-Calais ne vous causerait aucune gêne !

Devenue soudain ponceau, Plan-Crépin fit toute une affaire de chercher son mouchoir qui était cependant à sa place habituelle dans sa manche gauche. L’ayant enfin trouvé, elle se contenta de renifler puis soupira.

— J’avoue que j’en meurs d’envie !

— Pour aller mettre Adalbert en face de ce que vous considérez comme son devoir ? Mais ma pauvre petite, si je pensais qu’il y ait la moindre chance qu’il vous écoute, je vous aurais déjà expédiée… moi aussi d’ailleurs, parce que aucune traversée, même par gros temps, ne m’a jamais rebutée. Mais nous ne ferions que nous couvrir de ridicule ! Londres n’est pas si loin ; les nouvelles de France y parviennent régulièrement et je suis persuadée que notre égyptologue en folie en sait presque autant que nous ! N’oubliez pas qu’il est en compétition avec Wishbone et que celui-ci a déjà dû repérer « l’affaire Morosini » depuis longtemps. Et comme son intérêt est d’éloigner un rival qui a logiquement pris l’avantage en logeant la dame chez lui, vous pensez bien qu’il n’a pas dû se gêner.

— Ainsi nous ne représentons plus rien pour lui ?

— Vous et moi peut-être que si, parce que nous ne vivons pas à Venise, que nous sommes ses voisines et devenues de ce fait, avec le temps, une douce habitude. En ce qui concerne Aldo, je ne sais trop que penser. Peut-être le trouve-t-il trop séduisant ?