— Ça, on n’en manque jamais ! affirma fièrement Marie-Angéline. Cela se transmet de génération en génération. Nous sommes tous de la même trempe dans la famille…

— … depuis les croisades ! conclut Tante Amélie avec, dans son regard vert, l’ombre d’un sourire.


L’enquête à la compagnie des taxis G7 fut rapide et instructive. Le numéro indiqué par Lucien était, comme par hasard, celui d’un autre Russe, Fédor Razinsky, ancien avocat près les tribunaux de Saint-Pétersbourg, qui n’avait strictement rien de commun avec l’Italien grassouillet et résolument trivial décrit par Lucien. Physiquement, il était même son contraire. Long, maigre, blond, légèrement grisonnant, il offrait certaines ressemblances avec son compatriote Karloff – que d’ailleurs il connaissait ! –, ressemblance qui n’était pas uniquement extérieure. Il était doté lui aussi d’une voix de style bourdon de cathédrale qui avait dû faire merveille dans les prétoires, sans oublier un caractère chatouilleux qui lui permettait de s’exprimer pleinement quand on lui en offrait l’occasion. Ce que fit, en toute innocence, l’inspecteur Sauvageol quand il s’aventura à son domicile, rue des Filles-du-Calvaire, pour s’enquérir, fort poliment, de son emploi du temps au cours de la soirée du 3 décembre.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? tonna-t-il.

Refusant de le suivre sur ce terrain, le petit Sauvageol lui offrit un sourire amène.

— J’ai besoin de le savoir, tout bêtement.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? !

— Pour savoir si je ne vais pas être obligé de vous coffrer pour complicité d’enlèvement, fit-il, toujours aussi gracieux.

— Moi ?… En prison ?

— Eh oui ! Vous et votre voiture bien entendu. C’est un objet indispensable pour un kidnapping réussi.

Du coup, le géant se plia pour regarder l’imprudent sous le nez avec un frémissement de mauvais augure.

— Et j’aurais kidnappé qui ? !

— Un noble étranger, le prince Morosini de Venise. Ça vous dit quelque chose ?

— L’ami du colonel Karloff ? rugit Fédor qui, instantanément calmé, se rassit. Posez les questions !

— C’est toujours la même : où étiez-vous dans la soirée du 3 décembre entre 18 h 30 et 22 heures ?

— Rue Daru dans la salle de répétition de l’église. Je chantais avec les choristes !

Et de donner aussitôt un échantillon de son talent qui fit trembler le lustre à pampilles.

— Et votre taxi, il était où ?

— Devant la porte.

— On aurait pu vous l’emprunter !

— Non. On ne pouvait pas ! Roue de secours et roue arrière gauche crevées par mauvais plaisant. On réparait pendant que je chantais !

— Bien ! Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. On vérifiera…

— Vérifiez, vérifiez ! Vous verrez ! Et dites un peu, s’il vous plaît… C’est Morosini qu’on a enlevé ? À ce moment-là ? Mais à quel endroit ?

— Sur le trajet entre la rue Alfred-de-Vigny et la gare de Lyon et sans doute pratiquement devant chez lui. Le taxi passait… Un G7 portant votre numéro !

— Mon numéro ! Qui a osé ?… Il faut que je le trouve, celui-là ! clama Fédor revenu à sa tonalité naturelle. Il me ressemblait ?

— Absolument pas ! Ça pouvait être un Italien !

— Italien ?… Alors, par les reliques de saint Vladimir, qu’est-ce que vous faites ici ?

— La plaque minéralogique ! Vous auriez pu la prêter !

— À un moujik italien ? Jamais… Si je le coince, je le livre… à qui ?

Sauvageol lui tendit sa carte et s’en alla vérifier les assertions de Fédor qu’au fond il ne mettait pas en doute. Si c’était un ami de ce Karloff dont il avait déjà entendu parler par le patron, ce pouvait même être un auxiliaire bénévole intéressant. À condition, s’il dénichait l’individu, de ne pas l’étendre pour le compte d’un seul coup de poing !

En sortant du logis de Razinsky, Sauvageol s’en alla rendre compte à Langlois. Ce n’était pas lui son chef direct mais l’inspecteur principal Durtal. Pour ce que l’on appelait déjà l’affaire Morosini, que le grand patron entendait mener en personne, celui-ci avait fait appel à la meilleure paire de ses services : l’inspecteur principal Émile Durtal et un nouveau venu dans le cénacle, l’inspecteur Gilbert Sauvageol. Aussi différents l’un de l’autre que possible d’ailleurs ! Autant Durtal – nettement plus âgé ! – était massif, monolithique en quelque sorte, impressionnant même à cause de ses yeux froids et de son allure lente pouvant donner à croire que ses pensées marchaient au même rythme – ce qui était une lourde erreur ! –, autant « le petit jeune » était vif, primesautier et volubile : un vrai farfadet ! De même leurs armes étaient différentes, l’un donnait le frisson alors que l’autre, avec sa gaieté à fleur de peau, séduisait d’emblée.

Ils arrivèrent l’un après l’autre ce soir-là dans le bureau de Langlois où le plus jeune se pointa le premier et rendit compte de sa visite.

— Si le numéro est bien le même que celui de son taxi, ce ne peut être le chauffeur en aucun cas. C’est un Russe bon teint qui, même grimé d’un sérieux maquillage, ne réussirait jamais à se faire passer pour un Rital ! Il est d’ailleurs copain avec un certain Karloff qui est retiré des voitures mais que vous devez connaître.

— Oh, oui ! C’est un cas celui-là, mais d’une honnêteté inattaquable… et qui connaît bien Morosini à qui il a sauvé la vie. Il tient un garage à Versailles maintenant ! Pour en revenir à notre affaire, il faut continuer à chercher à la G7. Si aucun véhicule n’a été volé…

— Aucun, Monsieur !

— Il peut s’agir d’un complice qui n’a pas vu d’inconvénient à changer de plaque, ou d’un des chauffeurs, moyennant finances évidemment. Ce ne sera peut-être pas facile à démêler et faites attention où vous mettez les pieds. Voyez chez ceux qui font la nuit surtout ! Tous ne ramènent pas forcément leur caisse au dépôt ! Ah, vous voilà, Durtal ! ajouta Langlois à l’adresse du collègue qui venait d’entrer. Vous allez faire du tourisme. J’ai tout ce qu’il vous faut ! Sauvageol, vous pouvez disposer !

Avec une grimace de regret, le jeune homme s’exécuta. Il aurait aimé en savoir davantage, mais quand le grand patron prenait un certain ton il n’était jamais sain d’insister. Il sortit aussitôt.

— Voilà, reprit Langlois en extirpant d’un de ses tiroirs un portefeuille dans lequel il choisit divers documents. Vous partez ce soir pour Brigue par l’Orient-Express…

— Mazette ! fit l’inspecteur avec l’ébauche d’un sourire. On donne dans le luxe maintenant, chez nous ?

— Le cas est exceptionnel !… et vous n’allez que jusqu’à Brigue qui prend de plus en plus d’importance dans notre affaire. Vous avez là des francs suisses et l’autorisation de la police fédérale vous permettant d’enquêter sur leur territoire. D’autre part, j’ai obtenu une excellente photographie de Morosini, bien meilleure évidemment que celles des journaux, et surtout ceci ! continua-t-il en tendant les portraits de Pauline.

Le policier siffla entre ses dents.

— Bigre ! La belle femme ! Elle ne doit pas facilement passer inaperçue ! À moins que le dessinateur ne la voie…

— C’est une dessinatrice et elle la déteste ! Mais elle a fait du très bon travail puisqu’elle a pris la peine de reproduire le visage d’une part et la silhouette incroyablement vivante… Ce qui est important parce qu’on a dû la remarquer dans un bled tel que Brigue, en particulier en cette saison. Quant au train, c’est le dernier qu’a pris Morosini. Donc le personnel est le même. Vous glanerez peut-être un renseignement capital en montrant la photo…

— Il paraît qu’il prend ce train presque aussi souvent qu’un Parisien le métro ! On doit le connaître comme le loup blanc. Alors la photo !…

— Il se trouve que le chef de train comme le conducteur sont des nouveaux. Cela m’ennuie un peu, mais on fait avec ce que l’on a. C’est pourquoi la photo est primordiale. Je suis persuadé que Morosini n’est jamais monté dans ce train et qu’il a été intercepté avant la gare…

— D’où l’enquête de Sauvageol. Vous auriez pu me le dire plus tôt !

— Ne râlez pas ! Il me semblait préférable que vous embarquiez avec un œil neuf, mais j’ai changé d’avis ! Allez vous préparer, mon vieux, et bon voyage !

Demeuré seul, Langlois s’adossa à son fauteuil et ferma les yeux, pris d’une soudaine lassitude. Décidément, il n’aimait pas cette affaire, en raison de la réelle amitié qu’il éprouvait pour Aldo et les siens. Le joyeux tandem Morosini-Vidal-Pellicorne lui avait fait tourner les sangs à plusieurs reprises, mais si le premier devait ne jamais reparaître, il manquerait quelque chose dans sa vie ! Et il ne comprenait pas pourquoi l’égyptologue se désintéressait aussi complètement du sort de son ami. Les quelques venimeux papiers émis par les journaux à scandale avaient bien dû parvenir jusqu’à Londres ! Était-il à ce point épris de sa cantatrice pour les avoir gobés comme des œufs frais ? Que Morosini laisse tout tomber : épouse, enfants, affaires – ô combien importantes ! – pour partir vivre dans l’anonymat et un trou perdu le parfait amour avec une autre femme que la sienne était pour lui impensable ! Voire grotesque ! Il est vrai que l’épouse en question semblait attacher crédit à cette fable, d’après ce qu’il en savait, et ça non plus il n’arrivait pas à le croire ! Il n’était pas près d’oublier l’affaire de la Perle de Napoléon où, pour sauver son mari, elle s’était jetée délibérément dans la gueule du loup. Vrai aussi qu’ensuite, elle l’avait éloigné d’elle pendant plusieurs mois parce qu’une femme séduisante était mêlée à cette histoire…

Il caressa un instant le projet de se rendre lui-même à Venise pour un entretien à cœur ouvert avec Lisa Morosini, puis y renonça parce qu’elle n’y serait peut-être pas et qu’il se voyait mal galoper à sa suite en Suisse ou en Autriche ! D’abord retrouver l’époux envolé en priant Dieu qu’il soit intact ! Ensuite, il serait temps d’en venir aux plaidoiries ! Et, en attendant, jeter un coup d’œil sur la nouvelle passion de Vidal-Pellicorne.