Aldo y connaissait pas mal de monde et s’y rendait plusieurs fois par an pour ses affaires. Ses habitudes étaient attachées à l’hôtel Continental, le plus ancien palace de la ville, où il était certain de trouver le confort, le repos et le calme – sauf au bar, des plus courus ! – dont il avait le plus urgent besoin. Après tout, rien ne l’obligeait à rentrer ce soir à Venise puisqu’il avait eu la bonne idée de ne pas annoncer son retour afin d’en faire la surprise à sa famille… Sa décision fut vite prise. Il sonna Albert qui apparut presque instantanément.
— Je vais descendre à Milan, l’informa-t-il. Vous voudrez bien, en arrivant, faire déposer mes bagages à la consigne ?
— Bien sûr, Excellence ! Y a-t-il quelqu’un à prévenir ?
— Non. Personne ne m’attend. Vous serez gentil de remettre la clef au chef de gare Bronzini ! recommanda-t-il en y ajoutant un billet de banque.
Il ne conservait que la mallette contenant le minimum nécessaire pour un ou deux jours et, dans le double fond, les joyaux achetés à la vente Van Tilden. Cependant le fonctionnaire s’inquiétait.
— Monsieur le prince ne se sent pas bien ? Je lui trouve moins bonne mine qu’hier !
— Vous ne le savez sans doute pas, mon cher Albert, mais je ne dors jamais dans un sleeping !
Ce qui était faux. C’était même l’un des endroits au monde où il dormait le mieux, bercé par le rythme des bogies. Il n’en alla pas moins s’examiner dans le miroir. Tout à l’heure en se rasant il n’y avait pas pris garde, mais Albert avait raison en disant qu’il n’avait pas l’air brillant. Il est vrai qu’une nuit aussi agitée que celle qu’il venait de vivre pouvait compter double… surtout quand la précédente n’avait pas été fameuse. Il l’avait occupée en fumant cigarette sur cigarette tourmenté par le virage brutal que la Torelli avait imposé à sa vie. Jamais Adalbert ne l’avait regardé avec cette fureur… proche de la haine. Oui, c’était cela qu’un instant il avait lu dans ses yeux. Et ce regard l’avait tenu éveillé presque toute la nuit… Si l’on y additionnait les heures brûlantes dans les bras de Pauline, il ne fallait pas s’étonner du résultat... et il avait été sagement inspiré en décidant de descendre à Milan. Infliger cette figure à Lisa eût relevé de la démence : ou bien, le croyant malade, elle l’aurait fourré au lit en déployant tout l’arsenal de remise en forme suisse, ou bien elle aurait deviné la vérité et, ça, ce n’était pas pensable ! Elle aurait pris ses enfants sous le bras et serait partie pour Vienne en lui disant qu’il ne la reverrait jamais !
Le Continental lui offrit tout ce qu’il en espérait : une chambre calme, une vaste baignoire qu’il remplit d’eau délicieusement chaude additionnée de sels de bain à la lavande, un dîner léger qu’il se fit servir à domicile, enfin un lit, qui aurait pu accueillir trois personnes, aux moelleuses profondeurs et où il plongea comme dans un nuage pour un sommeil sans rêves dont il émergea douze heures plus tard, les idées remises à neuf. Une douche froide, un solide petit déjeuner et il se sentit de nouveau frais comme un gardon et prêt à reprendre la vie à pleins bras !
Sa nuit avec Pauline, il lui fallait à présent la remiser au plus obscur de sa mémoire. Elle avait été trop merveilleuse – comme l’avaient été celle du Ritz et l’aurore de Newport ! – pour l’effacer mais il était impératif qu’il n’y en eût jamais de quatrième ! Pour cela, éviter Pauline ! Ce ne serait peut-être pas toujours facile mais sa paix intérieure à lui, a fortiori celle de Lisa, était à ce prix. Il découvrait d’ailleurs, non sans surprise, qu’il n’avait jamais autant aimé sa femme.
— Tu aurais pu y penser plus tôt, émit la voix intérieure qui se manifestait parfois et qu’en général il n’écoutait pas.
Cette fois, il accepta le dialogue :
— Facile à dire maintenant que le mal est fait ! Que voulais-tu que je fasse quand Pauline m’est apparue rayonnante dans le cadre de la porte ? Que je la renvoie à l’intérieur en tirant le verrou par-dessus le marché ?
— J’en admets la difficulté ! D’autant plus que, depuis que tu la savais à Paris, tu mourais d’envie de la reprendre !
— Là ! Tu vois bien…
— Tu aurais pu au moins t’abstenir de lui raconter que tu l’aimais !
— Mais je l’aimais… à cet instant-là !
— Et plus après ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait avec ces deux petits mots que tu n’avais jamais murmurés à son oreille. Elle les a reçus dans son cœur et les a emportés avec elle comme un trésor, et elle est prête à tout balayer pour toi !
— Faut rien exagérer !
— Je n’exagère rien et tu le sais. Que t’a-t-elle confié après le dernier baiser ?
— Heu… qu’elle m’aimait !
— Et quoi ensuite ?
— À plus tard… à toujours !
— Que tu le veuilles ou non, tu es bel et bien, pour elle, son amant ! Ce qui signifie…
— Ça suffit ! Il n’est pas question que je recommence ! C’est trop compliqué de vivre un remords ! Et tu vas me répondre, moins que des regrets ! Mais je saurai me vaincre ! Et toi je t’ai assez entendu !
Ainsi conforté dans ses résolutions, Aldo descendit dans le hall, régla sa facture, demanda un taxi et se fit conduire à la gare. Il avait un train à 14 h 15 et il aurait pu déjeuner au Continental mais, de même qu’il avait évité le bar, de même il renonça au restaurant par crainte d’y rencontrer une ou plusieurs têtes connues. Il n’avait pas envie d’inventer encore Dieu sait quel mensonge ! Il se contenta donc, au buffet de la gare, d’un plat de lasagnes arrosé de valpolicella et d’un café. Après quoi il acheta un journal et s’en alla prendre le train qui, après quelques arrêts, le ramena à Venise… Il était 7 heures du soir et, par extraordinaire, aucun duo de « Chemises noires » n’arpentait les quais.
Plein de révérence pour cette notabilité de la ville, le chef de gare envoya récupérer les bagages à la consigne et arrêter un motoscaffo où il les fit déposer. Morosini n’ayant pas informé qu’il rentrait plus tôt que prévu, il était normal qu’aucune des embarcations du palais, pilotée par Zian, ne fût venue l’attendre. Et ce fut l’âme sereine, sûr d’être accueilli par des sourires, qu’Aldo réintégra ses pénates…
Pour y rencontrer la stupeur la plus totale en la personne de Guy Buteau qui traversait le vestibule, des papiers à la main, au moment où il y prenait pied.
— Aldo ? Mais d’où sortez-vous ?
— Du train évidemment ! D’où voulez-vous que ce soit ?
— Du quel ? Pas du Simplon-Orient-Express en tout cas ! Il n’y en a pas aujourd’hui ! Et hier vous n’étiez pas à l’arrivée !
— Qui vous a prévenu que j’y étais ?
— Mlle du Plan-Crépin nous a appris que vous veniez de partir quand nous avons téléphoné ! Mais ne restez pas dans ces courants d’air ! Il fait un froid de loup ici ! Venez dans votre bureau ! Ah ! Zaccharia ! Apportez vite une tasse de café bien chaud à votre maître !
— Alléluia ! On l’a retrouvé ! Merci, mon Dieu ! On se faisait un sang !…
— Mais enfin je ne vois pas pourquoi ?… Et, en passant : je préfère une fine à l’eau à votre café !
Comme tous ceux qui se sentent en faute, il se fâchait presque, pénétra en trombe dans son cabinet de travail où il fit sursauter Angelo Pisani, son secrétaire occupé à ranger des livres dans la bibliothèque.
— Don Aldo ? On vous a donc retrouvé ?
— Mais, sacrebleu, qu’est-ce que vous avez tous ? Et d’abord où êtes-vous allés pêcher que j’étais perdu… et que j’avais pris le Simplon ?
Il alla se jeter dans son fauteuil sur lequel il entreprit de mettre du désordre. En ronchonnant et en vouant Plan-Crépin aux tourments de l’enfer.
— Et où est Lisa ? clama-t-il en une sorte de point d’orgue.
Guy Buteau connaissait trop parfaitement son ancien élève pour être dupe de cette crise d’humeur. Il se mit à rire et servit lui-même le verre d’alcool.
— Et si vous vous calmiez, on pourrait peut-être s’expliquer ?
— D’accord ! Expliquez ! Moi qui voulais vous faire une surprise !…
— Eh bien, la surprise est faite ! fit Guy sur le mode lénifiant. Et maintenant j’explique : avant-hier, Lisa a reçu un télégramme du maître d’hôtel de son père. M. Kledermann a eu un accident et a été transporté en clinique. Elle a naturellement pris le téléphone pour annoncer qu’elle arriverait par le premier train et, ensuite, elle a appelé chez Mme de Sommières afin que l’on vous avertisse. Il était déjà tard et c’est alors que Mlle Marie-Angéline lui a appris que vous étiez parti pour Venise et il est logique qu’elle nous ait demandé de vous avertir afin que vous l’appeliez dès votre retour… hier soir !
— Miséricorde ! gémit Aldo, calmé mais vaguement inquiet. Qu’est-ce que je vais pouvoir lui raconter ?
— Mais… la vérité ! Elle ne doit pas être si terrible ? Ou alors vous avez été vous aussi victime d’un accident ? Grâce à Dieu, cela ne se voit pas. Vous avez l’air en pleine forme !
— Et pourtant ça en approche ! Hier matin, je ne me suis pas senti bien. Je n’avais pas dormi une minute dans ce fichu train et la nuit précédente pas davantage non plus à cause… oh, autant vous le dire tout de suite, j’ai eu des mots avec Vidal-Pellicorne et nous sommes brouillés.
— Allons bon ! commenta Guy avec un demi-sourire. On a l’habitude ! Ça s’arrangera…
— J’en suis moins sûr que vous ! Toujours est-il qu’après le tunnel je me suis senti comme une faiblesse. J’ai failli descendre à Stresa mais j’ai voulu tenir le coup et ça ne s’arrangeait pas. Comme vous ne m’attendiez pas, je n’ai pas eu le courage de me montrer à vous vert comme un concombre et avec des nausées. Je suis donc descendu à Milan en indiquant au chauffeur de faire mettre mes bagages à la consigne de Venise et d’en donner la clef à Bronzini, le chef de gare. Je suis descendu au Continental après une visite chez un pharmacien, j’ai passé une bonne nuit… et me voilà ! Rien de dramatique, comme vous voyez !…
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