Soudain, le Titanic se souleva à la verticale, y resta immobile pendant une minute environ, les lumières s’éteignirent, un bruit violent se fit entendre quand les machines éclatèrent et enfin le beau navire plongea… sans faire de vagues.
Quand, vers 4 heures, le Carpathia arriva sur les lieux du drame, il trouva l’océan lisse moucheté de petits icebergs et d’embarcations qui semblaient à la dérive…
Une fois à bord, Helen, confiant un moment Madeleine à une passagère, entreprit de faire le tour des rescapés, cherchant sa meurtrière – en vain.
Pensant qu’elle faisait peut-être partie des victimes, elle fit un signe de croix et rejoignit celle qui avait besoin d’elle…
Première partie
UN JOYAU FUGUEUR
1
Un client peu ordinaire…
L’Américain regardait autour de lui et Aldo Morosini regardait l’Américain. De toute évidence aucun d’eux ne s’attendait à ce qu’ils voyaient. Pour l’un, c’était la somptuosité – mesurée mais d’autant plus imposante ! – du décor : le haut plafond aux poutres enluminées, la fresque de Tiepolo, le bureau Mazarin de bois précieux, d’écaille et de cuivre avec d’admirables bronzes dorés, les sièges et les longs rideaux de velours d’un jaune doux, le portrait d’un doge entre deux fanaux de navires, l’immense tapis de la Savonnerie aux nuances assorties et quelques rares mais très beaux objets comme ce vase Kien-Long empli de feuillage roux et d’une poignée de chrysanthèmes jaunes. Seul le personnage assis derrière le bureau ne l’étonnait pas : il l’avait déjà vu dans un journal…
Pour Morosini, ce fils des États-Unis ne ressemblait en rien à ceux qu’il avait rencontrés, et il y en avait beaucoup. En fait, Cornélius B. Wishbone avait l’air d’un ange farceur un peu âgé habillé par un tailleur connaissant son métier…
Sous des moustaches grises, légères et frisottantes, et une courte barbe en éventail se séparant par le milieu, il avait un visage ouvert, une bouche aux coins retroussés, des yeux d’un bleu candide regardant bien droit, un front à moitié dégarni et, brochant sur le tout, un chapeau de feutre noir à larges bords qu’il portait en arrière comme une auréole et dont il semblait avoir le plus grand mal à se séparer : il ne l’avait ôté qu’un instant, pour saluer avant de le remettre en place. Maintenant qu’il était assis, on ne remarquait plus ses jambes légèrement arquées annonçant un cavalier. En fait il venait du Texas où il possédait un ranch gigantesque.
Patiemment, le prince-antiquaire et expert en joyaux rares attendit que le regard de son visiteur, examen local terminé, revînt se poser sur lui et sourit :
— Cela vous plaît ?
— Faudrait être difficile ! Un vrai palais !
Morosini faillit lui dire qu’on l’appelait comme ça à Venise mais se contenta de répondre :
— Un petit alors ! Ce n’est pas Versailles !
— Ver… sailles ? Connais pas !
Aldo pensa qu’il tenait là une rareté. Les Américains qui débarquaient en Europe inscrivaient toujours la demeure du Roi-Soleil dans les premiers rangs des sites qu’il fallait à tout prix visiter. Peut-être pour s’assurer que les dollars investis par leur compatriote Rockefeller dans la réfection du monument ne l’étaient pas à fonds perdus !
— C’est sans importance, concéda-t-il. À présent, si vous m’appreniez ce que vous attendez de moi ?
Pour l’encourager, il présenta un coffret à cigares que l’on refusa :
— Merci grandement mais je préfère ma pipe !
Et, joignant le geste à la parole, Mr Wishbone sortit l’objet qu’il entreprit de bourrer avec un tabac très noir qu’Aldo regarda avec inquiétude. Si jamais c’était du tabac français, Lisa – sa femme ! – allait encore insister pour que l’on envoie les rideaux chez le teinturier ! Les premières bouffées le renseignèrent : c’était exactement ça ! Mais, après tout, si le client en valait la peine… À titre de consolation, il eut droit à un rayonnant sourire, après quoi Wishbone se carra dans son fauteuil, croisa les jambes et commença :
— Voilà ! Il faut vous dire d’abord que je suis très très riche ! Des prairies à perte de vue avec dessus des vaches, des chevaux… et du pétrole en dessous !
— En effet ! apprécia Aldo. Ce n’est guère courant…
— N’est-ce pas ? J’ajoute que je suis célibataire mais très, très, très amoureux de la plus merveilleuse des femmes ! Mais peut-être la connaissez-vous ? Elle chante l’opéra et s’appelle Lucrezia Torelli.
Aldo ne put s’empêcher de rire. La Torelli ! Rien que ça ! Une voix sublime, une silhouette de rêve, un visage de madone… et très probablement une redoutable… emmerdeuse ! Deux ans plus tôt, elle était venue chanter Tosca à la Fenice avec un art si bouleversant qu’elle avait mis toute la ville à ses pieds, à l’exception du personnel du Danieli que ses caprices et ses exigences avaient mis sur les genoux et de tous ceux qui avaient eu à la servir. Elle possédait même sa légende : se disant descendante des Borgia, elle exigeait de ses soupirants avant de leur accorder quelque faveur de lui offrir des objets provenant de leur époque et, si possible, leur ayant appartenu. Des bijoux, de préférence !
À Venise, elle avait « convoqué » Morosini afin qu’il lui apporte à son hôtel un « choix » de ce qu’il avait de mieux dans le genre, faisant preuve d’une désinvolture qui l’avait mis hors de lui. Patraque, d’ailleurs, il avait répondu qu’il la recevrait volontiers mais ne se dérangerait pas. Sur ce, nouveau message de la « diva » : des rois se déplaçaient pour elle et il n’y avait aucune raison pour qu’un « prétendu » prince – commerçant, de surcroît ! – se prenne pour ce qu’il n’était pas ! Furieux, il n’avait pas répliqué et avait même interdit à Guy, qui lui avait proposé ses bons offices, de le remplacer. Leurs relations s’étaient arrêtées là.
— Vous trouvez ça drôle ? s’offusqua l’Américain.
— Oui et non. C’est en effet une admirable artiste et une très belle femme. Mais je sais ce que vous venez chercher ici… Un objet – de préférence un bijou – ayant appartenu aux Borgia ?
— Oui. Mais pas n’importe lequel ! Je veux…
Il s’interrompit tira d’une poche un calepin, le feuilleta et lut : « La Chimère de César ». Quel qu’en soit le prix ! Elle a promis de m’épouser si je la lui apporte ! C’est pour elle d’une importance majeure : encore petite fille déjà, elle s’était juré de ne donner sa main qu’à celui qui la lui offrirait !
Cette fois, Morosini n’avait plus envie de rire. Cet homme lui était sympathique et il aurait aimé lui faire plaisir. Quant à la Torelli, elle dépassait les bornes. Peut-être pour avoir trop joué Turandot, la princesse chinoise qui exigeait de ses soupirants qu’ils résolvent trois énigmes et qui les faisait mettre à mort dès qu’ils avaient échoué ! Si, en ce qui le concernait, il adorait l’air du prince Calaf et surtout celui de Liu, la petite esclave, il n’aimait pas beaucoup l’héroïne… et pas davantage celle qui se prenait pour elle. Quant à Cornélius B. Wishbone, mieux valait lui ôter ses illusions sans plus tarder.
— Je suis navré, dit-il, mais elle vous a demandé l’impossible !
— Et pourquoi ? Elle n’invente rien, je suppose, et ce joyau existe bien !
— Il a existé !
— Ce qui veut dire ?
— Qu’il a disparu depuis… vingt ans ! Il fait désormais partie des trésors de Neptune !
— Ce qui signifie ?
Morosini retint un soupir. La culture de ce sympathique bonhomme ne semblait pas l’encombrer.
— Le Titanic, vous connaissez ?
— Comme tout le monde ! Une sacrée catastrophe !
— Eh bien, votre Chimère y est toujours. Elle était depuis longtemps la propriété de la famille d’Anguisola désormais éteinte. La dernière marquise, une Américaine, ne pouvant plus supporter de vivre en Italie sans son époux, a décidé de rentrer chez elle. Le voyage inaugural d’une aussi magnifique unité l’a tentée. Elle est partie avec… et n’en est jamais ressortie…
— Je croyais qu’on avait sauvé les enfants et les femmes ?
— Pas toutes ! Il faut comprendre : la catastrophe a dû causer une effroyable pagaille ! Votre belle amie va devoir se trouver une autre preuve d’amour !
Les sourcils, le front et l’auréole de feutre noir remontèrent avec ensemble mais Cornélius ne broncha pas :
— Impossible ! C’est celui-là qu’elle veut !
— Peut-être ne sait-elle pas quel sort a été le sien ? Quand vous lui aurez dit que la Chimère a péri dans le naufrage le plus célèbre de l’Histoire, elle ne pourra que vous demander autre chose !
— Non, parce que je ne le lui dirai pas ! Elle veut ce bijou, elle l’aura !
— Voulez-vous m’expliquer comment ? répliqua Aldo qui sentait la moutarde lui monter au nez.
Si sympathique que fût le bonhomme, il y avait des limites.
— Vous n’avez pas la prétention d’endosser un scaphandre ? De toute façon, l’épave est inaccessible, elle gît à une profondeur abyssale. Il n’existe aucun moyen de l’atteindre !
— Oh, j’avais compris. Seulement -je crois vous l’avoir dit ! – je suis vraiment très riche ! À quoi elle ressemble, votre Chimère ?
Aldo aussi avait compris et ne cacha pas sa stupeur :
— Vous n’auriez pas dans l’idée de la faire copier par hasard ?
— Tout juste ! fit l’autre avec un large sourire. Ce n’est jamais qu’un bijou, finalement !
— Oui, mais pas n’importe lequel. Veuillez m’attendre un instant !
Il alla ouvrir une précieuse bibliothèque Boulle dans laquelle il conservait les livres, parfois fort anciens, ayant trait aux pierres, perles et joyaux de toutes les époques, en choisit un, le feuilleta jusqu’à ce qu’il trouve la page qui l’intéressait puis revint la mettre sous le nez de son incroyable client.
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