— C’est important ?

— Juge toi-même : c’est John-Augustus Belmont et la femme de chambre rescapée du naufrage, celle de Pauline… qui se trouve être la filleule de la défunte marquise et à qui elle destinait ses joyaux !

— M… !

— Je ne te le fais pas dire ! conclut Aldo avec une certaine satisfaction.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Merci pour le « on » ! Outre que j’ai promis à Cornélius de jeter un coup d’œil à son affaire, il est impossible de tourner le dos aux Belmont !

— Ben, voyons ! Tu as une idée sur la façon dont on peut s’y prendre ?

— Une vague. J’ai invité Berthier à venir boire un verre chez Tante Amélie demain soir.

— Tu veux insérer une annonce dans Le Figaro ?

— Je n’aurais pas besoin de lui pour ça mais il se trouve qu’il est sans doute le seul journaliste qui ait approché Van Tilden. Il n’a pas vu la collection mais il est allé chez lui et je voudrais d’abord savoir qui est chargé de liquider la succession puisqu’il n’y a pas de famille. Il sait peut-être à qui ont été achetés les deux joyaux incriminés.

— Qui sont ?

— Une parure magnifique ayant appartenu à Isabelle de Valois, épouse de Philippe II d’Espagne, et un pendentif représentant une sirène dont le corps est une perle baroque plutôt curieuse de forme, la queue composée d’écailles de saphir et d’émeraude, la tête et les bras d’or émaillé ainsi que la chevelure que l’on a parsemée de petites topazes pour les reflets. Sans compter une sorte de décor de perles et de rubis ciselés. Des bijoux vraiment royaux !

— Qui ne t’intéressaient pas ?

— Non, j’ai acheté ce que je voulais, pour des clients bien précis d’ailleurs. Quant à Cornélius, en attendant de dépenser la lune pour la Chimère, il s’est porté acquéreur de deux bracelets ayant appartenu à Lucrèce Borgia pour la modeste somme de deux cent mille francs…

— Mais c’est Crésus, cet homme-là !

— Ou une assez bonne copie en tout cas. En mariant des vaches avec du pétrole, on doit obtenir des veaux en or massif !

Petit silence qu’Adalbert employa à tasser convenablement son tabac puis à allumer sa pipe dont il tira deux ou trois bouffées vigoureuses, tandis qu’Aldo promenait son verre sous son nez d’un air inspiré… Soudain Adalbert demanda :

— Il est venu tout seul, Belmont ?

— Non. Avec Pauline… et la femme de chambre témoin.

— Ah !

Cette simple syllabe suffit à déclencher la colère d’Aldo.

— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?

— Moi aussi ? Ça veut dire quoi ?

— Que tu devrais chanter en duo avec Plan-Crépin ! Tout à l’heure pendant le dîner, il a fallu que Tante Amélie la tienne serrée pour l’empêcher de se lancer dans une philippique contre Pauline ! La savoir à Paris l’a mise en fureur ! Vous imaginez quoi, tous les deux ? Que je vais foncer au Ritz pour y prendre Pauline d’assaut toutes affaires cessantes ? Alors veux-tu me dire ce que je fais ici ?

— Ah ? Plan-Crépin a…

— Tout comme toi, mon vieux ! Tout comme toi !

Adalbert se mit à rire et lui tendit la bouteille d’armagnac pour qu’il se resserve.

— Tu n’es tout de même pas retourné à l’état sauvage ! Mais que sa présence inattendue te perturbe un brin, je le croirais volontiers.

— À quoi vois-tu ça ?

— Oh, c’est élémentaire : dans ton état normal, tu n’aurais jamais eu l’idée de t’adresser à un journaliste, si affûté soit-il, pour savoir qui est l’exécuteur testamentaire de Van Tilden. Tu filerais tout bêtement voir ton vieux copain Maître Lair-Dubreuil, commissaire-priseur illustre de son état : lui le sait forcément !

— Mais c’est que tu as raison ! marmotta Aldo, accablé par la logique de son ami. Si c’est ça, j’expédie tout demain, on embraye sur le boulevard Haussmann, on boit avec Berthier le verre promis, on dîne ou déjeune avec les Belmont… et j’attrape le premier train pour Venise !

Il débordait soudain de bonne volonté. Seulement, c’était plus facile à dire qu’à faire !…



3


Au rendez-vous des souvenirs

Comme l’avait prévu Vidal-Pellicorne, Aldo n’eut aucune peine à obtenir le nom de l’exécuteur testamentaire. Il s’agissait simplement du notaire qui était aussi l’un des rares amis de Van Tilden : Maître Pierre Baud. Ce qui constituait une agréable surprise. Baud ayant été aussi celui de son ami Gilles Vauxbrun disparu dans des circonstances tragiques(8). Il était naturellement resté celui de son successeur et fils caché, le jeune François Faugier-Lassagne, qui avait repris avec enthousiasme, mais aussi une sorte de piété, le célèbre magasin d’antiquités de la place Vendôme.

Rien d’étonnant là-dedans, l’étude de l’avenue Latour-Maubourg étant peut-être la meilleure de Paris. Après l’enfilade claire et bien rangée des bureaux occupés par un personnel tiré à quatre épingles, on accédait au cabinet du maître. Avec ses confortables meubles anglais, sa moquette épaisse et ses grands rideaux de velours vert Empire, il offrait une ambiance feutrée mais digne, tout à fait propre à mettre le client en confiance et à établir des liens cordiaux et durables avec des gens respectables, à impressionner les aigrefins et même à apporter l’apaisement d’un cadre ouaté – donnant sur un jardin intérieur les bruits de la rue n’y arrivaient guère ! – propice à la lecture de testaments plus ou moins houleuse. Il y avait même, dans une armoire de bibliothèque, tout ce qu’il fallait pour venir à bout d’évanouissements vrais ou simulés, ou pour partager un instant agréable avec un bon client ou un ami. Quant au notaire lui-même, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent et de haute taille, pourvu d’un sourire aimable, de jolis yeux d’un bleu de myosotis et d’un teint légèrement fleuri dénonçant des habitudes de joyeux compère dont les effets étaient corrigés par les longues marches du samedi et du dimanche lors de la chasse hebdomadaire en Sologne où il avait une propriété.

Connaissant Morosini de réputation et l’ayant d’ailleurs déjà rencontré, il l’accueillit en conséquence.

— C’est un plaisir de vous recevoir, prince, encore qu’il ne soit pas vraiment inattendu. Lair-Dubreuil m’a téléphoné pour m’annoncer votre visite.

— Il a bien fait. Cela nous évite à tous deux les préliminaires. Il m’a dit, en effet, que vous êtes à la fois le notaire et l’exécuteur testamentaire de Lars Van Tilden…

— Et vous pouvez ajouter l’ami, ce dont je suis assez fier parce que ce n’était pas un homme d’un abord facile mais, célibataires tous les deux, presque voisins de campagne – Sologne et Touraine n’étant pas fort éloignées –, nous avons développé des goûts communs depuis plusieurs années. Sous une apparence plutôt rude, il cachait une indiscutable générosité en dépit d’une misanthropie certaine.

— N’est-ce pas antinomique ?

— Non, parce que son jugement était sain et que s’il repoussait violemment les quémandeurs, il faisait preuve d’une intuition rare pour déceler la vraie misère et y porter remède. Mais je présume que c’est de sa collection que vous souhaitez m’entretenir ?

— Oui et de ce qui s’est passé hier à l’hôtel Drouot.

— L’intervention de Maître Danglumé et du commissaire principal Langlois concernant deux des pièces maîtresses dont on ne peut douter, paraît-il, qu’elles aient été volées pendant le naufrage du Titanic après que l’on eut assassiné leur propriétaire. Un cas qui, selon moi, devrait faire jurisprudence car il ne s’est jamais présenté…

— Ce que je voudrais savoir, moi, c’est à qui M. Van Tilden les avait achetées. Je pense qu’étant donné l’amitié qui vous liait à lui, vous êtes peut-être le seul à pouvoir répondre. Je suppose d’ailleurs que Langlois vous le demandera aussi.

— Très certainement et je serai aussi embarrassé qu’avec vous. Je connais la collection qu’il m’a été donné d’admirer une ou deux fois à domicile. Elle était déjà importante quand il a quitté définitivement les États-Unis pour s’installer chez nous… je veux dire en France puisque vous êtes italien.

— Vénitien ! corrigea Morosini avec un sourire. Et à moitié français par ma mère, donc vous pouvez dire chez nous.

— Vous m’en voyez ravi ! J’ai fait sa connaissance pendant la guerre. Ayant été blessés tous les deux, nous nous sommes trouvés voisins d’hôpital et c’est moi, peu après, quand il a exprimé le désir de s’implanter définitivement en Val-de-Loire, qui l’ai incité à se porter acquéreur de la Croix-Haute dont le dernier propriétaire venait de décéder, laissant une demi-douzaine d’héritiers et nièces prêts à s’entretuer. Le château a été pratiquement vendu avant même d’être mis en vente. À la suite de quoi, la restauration a été exemplaire et diligente… et l’une des tours transformée en coffre-fort ! Van Tilden a réhabilité le château à la perfection… J’y ai passé de bien agréables moments ! soupira le notaire.

Craignant une longue échappée au pays des souvenirs, Morosini rappela doucement Maître Pierre Baud à la dure réalité de ce bas monde :

— Veuillez m’excuser mais… revenons, s’il vous plaît, à la collection. Elle n’était pas complète lorsqu’elle a émigré au château ?

— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’aucune ne l’est jamais. Il n’a, certes, cessé de l’enrichir… mais je peux vous certifier qu’il possédait déjà la parure de la reine Éléonore et les perles d’Isabelle d’Este. Il les avait acquises en Amérique mais n’a voulu me révéler à aucun moment qui les lui avait cédées. Peut-être… sans doute s’agissait-il d’un receleur ? Ou, à savoir, du meurtrier en personne ? Ce qu’il devait ignorer !

— On sait qu’il s’agissait d’une femme… très jeune, très belle, d’après le témoin.