—    Je gagerais que Charlotte était dedans ! ... Oh, c’est infâme ! Cette Maintenon est un monstre... Mais, dans un sens, je préfère une prison d’État où tout est répertorié à je ne sais quel couvent perdu au fond des provinces où faire disparaître quelqu'un est ce qu’il y a de plus facile à réaliser. Au poste que vous occupez, Monsieur de La Reynie, il doit vous être aisé d’apprendre si elle est dans l’une ou l’autre de ces prisons.

—    Aisé, non, mais possible... Cependant, je me demande si vous n’auriez pas plus de succès que moi. M. de Louvois est fort de vos amis...

—    Etait ! Rectifia-t-elle avec un sourire ironique. Je vais peut-être vous surprendre mais il l’est diantrement moins depuis que la Reine nous a quittés. Il s’en cache à peine d’ailleurs ! L’astre noir dont l’ombre s’étend davantage chaque jour l’attire comme le miel attire les mouches...

—    Le miel ? fit La Reynie, mi-figue mi-raisin, vous voilà bien urbaine pour votre ennemie.

—    Question de bienséance vis-à-vis de vous. En réalité, je pensais charogne ! Cela dit, que faisons-nous, Monsieur le lieutenant général de Police ?

—    En ce qui me concerne, je vais me rendre successivement à la Bastille puis à Vincennes en espérant que l’on consentira à me renseigner. Et vous-même ? ajouta-il avec un rien d’insolence.

—    Ce que je peux faire au point où nous en sommes : accueillir cette pauvre enfant si vous réussissez à mettre la main dessus...

—    C’est déjà beaucoup et je vous en remercie, mais je voudrais encore une chose. Je sais que vous n’y étiez pas mais pourriez-vous apprendre si, au moment de la mort de la Reine ou un peu avant, il s’est passé un fait, un événement quelconque. ... Peut-être un simple détail justifiant l’agitation dans laquelle se trouvait Mme de Saint-Forgeat. Pourquoi a-t-elle réclamé instamment cette audience qui semble l’avoir perdue ? Le moindre détail peut m’être utile !

La marquise se laissa aller dans la profonde bergère de brocart gris perle, réfléchissant :

—    Peut-être... Quand j’ai pris mon tour de veille auprès du catafalque, Mme de Créqui m’a paru bizarre. Sa peine était certaine... sa colère aussi devant l’attitude un rien théâtrale du Roi... mais j’ai l’impression qu’il n’y avait pas que cela... Je lui parlerai.

—    D’avance je vous en remercie...

Soudain, elle se mit à rire, de ce rire étonnamment joyeux qui pouvait la rendre si sympathique :

—    Nous vivons une période décidément étrange. Nous voilà réunis ici comme de vieux complices pour tenter de sauver une jeune femme qui ne nous est rien ni à l’un ni à l’autre. Il y a peu, cependant, vous essayiez de m’impliquer dans les crimes les plus affreux ! C’est drôle, non ?

—    Pas vraiment ! Dans ce cas comme dans le précédent, j’étais au service de la Justice et je cherchais la vérité ! Un chemin où je suis heureux de vous rencontrer !

—    Alors, continuez ! Je n’ai rien à ajouter... sinon que vous pouvez compter sur mon aide... même si je n’ai plus beaucoup de pouvoir, murmura-t-elle en détournant la tête...

En reprenant la route de Paris, La Reynie pensait que cette femme possédait à parts égales le don de se faire aimer ou détester et que, personnellement, il préférait, et de loin, les éclats d’orgueil de cette grande dame aux procédés doucereux de l’ancienne gouvernante. Il pensa également que si Louvois se détournait d’elle pour faire sa cour à cette dernière, ce n’était assurément pas à son honneur.

L’heure était si tardive en atteignant Paris que La Reynie, au lieu de passer au Châtelet, comme à son habitude, alla se coucher à l’exemple de n’importe quel fonctionnaire fatigué. Le lendemain était un dimanche et il espérait pouvoir s’attarder un peu dans le confortable lit auquel il lui arrivait trop souvent de ne rendre que des visites épisodiques...

Il dormait encore comme un bienheureux et le soleil était à peine levé quand une poigne énergique le tira de son paradis. Jurant et pestant, il s’assit et réussit à soulever ses paupières pesantes pour voir Alban debout à son chevet :

—    Qu’est-ce qu’il te prend de me réveiller à l’aube ? Est-ce qu’il y a le feu quelque part ?

—    Non, Monsieur, mais il y a un mort !

—    Et alors ? Il y en a tous les jours ! Fais-le porter à la Morgue. On verra plus tard !

—    Non, Monsieur ! J’ai préféré le laisser là où il se trouvait et interdire que l’on touche à quoi que ce soit en attendant votre arrivée ! Puis-je appeler votre valet ou vous contenterez-vous de mes modestes services ?

—    Tu feras l’affaire ! C’est qui ce mort ?

—    Le chirurgien en second de la défunte Reine, M. Gervais. Il s’est suicidé !

—    Quoi ?

Sans attendre de réponse, La Reynie sortit de ses couettes, courut se plonger la figure et les mains dans une cuvette d’eau froide et, sans prendre davantage le temps de se faire raser, enfila à la hâte les vêtements qu’Alban lui tendait. Quelques minutes après son réveil, il grimpait en voiture avec Delalande et se faisait conduire rue des Haudriettes où habitait Louis Gervais quand il n’était pas de quartier à Versailles. Ils y trouvèrent un grand concours de peuple qu’il fallut bousculer pour aborder l’entrée d’une belle maison bourgeoise précédée d’une cour et suivie d’un petit jardin dont un cordon de soldats du guet défendait l’accès.

À l’étage, devant une porte close, ils trouvèrent une femme en larmes et deux servantes qui tentaient de la réconforter. La Reynie la salua, lui spécifia qu’il la verrait tout à l’heure et pénétra dans la pièce dont Alban avait pris la clef avant de venir chercher son patron pour s’assurer qu’elle resterait en l’état... C’était une sorte de cabinet de travail renfermant quantité de livres ainsi que des instruments soigneusement rangés dans des boîtes en acajou. Le mort était affalé sur le bureau, l’un de ses bras pendant vers le sol, la main ayant laissé échapper un pistolet. Une balle avait troué la tempe droite, laissant couler un mince filet de sang.

—    Voilà ! Soupira Alban. Voyez, il a déposé là un mot disant qu’il ne pouvait se consoler d’un événement qu’il n’a pas pris la peine de mentionner, n’ayant pas été jusqu’au bout de son message mais qui devait être la mort de la Reine. C’est lui, vous le savez sans doute, qui a pratiqué les saignées en l’absence de Dionis, le chirurgien retenu en province...

Alban se penchait pour ramasser l’arme mais La Reynie s’y opposa :

—    Attends une minute ! Tu as bien fait d’ordonner que l’on ne touche à rien et que les choses restent telles qu’elles étaient. Ainsi j’ai la faculté d’inspecter. ..

Sans d’abord toucher au corps, il examina quelques-uns des papiers éparpillés sur la table, ramassa la plume d’oie teintée d’encre puis souleva la tête pour voir la main et le bras sur lesquels elle reposait. A ce moment, l’écho des sanglots de la jeune veuve se fit plus fort et Alban voulut aller repousser la porte :

—    La pauvre se désespère. Non seulement elle a perdu son mari, mais il n’aura même pas droit à un enterrement chrétien... Puisque l’Église rejette les suicides.

—    Je sais, mais sur ce point tu peux la rassurer. Il ne s’est pas tué : c’est bel et bien un meurtre !

—    Comment ça ?

—    Je suis conscient que tu ne vois pas très clair ces temps-ci mais ouvre les yeux, mon garçon ! T’est-il arrivé de voir un gaucher se tirer une balle dans la tempe droite ?

—    À quoi le voyez-vous ?

—    La petite tache qui est sous l’index gauche... et ces papiers dont l’écriture diffère de celle du début de la confession... C’est un assassinat et maintenant il va falloir essayer d’en trouver l’auteur. En attendant, va me chercher le curé de Saint-Gervais muni des saintes huiles !

Tandis qu’Alban s’en allait parlementer avec le prêtre - une tâche ardue parce que le bruit du suicide avait déjà fait le tour du quartier ! -, son chef fit transporter le corps sur un lit pour que les femmes de la maison lui fassent sa toilette funèbre (mais en évitant soigneusement de nettoyer la tache d’encre). Ensuite on l’installa sur la courtepointe. On disposa un candélabre de chaque côté, et, sur la table de chevet, un bol d’eau bénite où trempait un brin de buis. Le cabinet de travail avait été fermé et La Reynie en gardait la clef dans sa poche.

Quand Alban revint suivi du curé Granier - on pourrait presque dire en le remorquant tant le saint homme y mettait de mauvaise volonté -, La Reynie reprit sa démonstration sur un ton d’autorité plus convaincant :

—    Cet homme est une victime, assena-t-il. Il n’a pas attenté à ses jours : on l’a tué, en conséquence il a droit à des funérailles chrétiennes, dussé-je pour vous y contraindre en appeler à Mgr l’archevêque Harlay de Champvallon !

—    Pourtant on dit dans le quartier que...

—    Je ne veux pas le savoir. Arrangez-vous pour vous y opposer de. Tout votre pouvoir, car, si l’archevêque ne suffisait pas, j’en référerais au Roi. N’oubliez pas que ce malheureux était chirurgien de la Reine...

—    ... et qu’il a pratiqué les maladroites saignées dont on sait le résultat. Il y a largement de quoi mener un homme au désespoir...

—    ... ou inciter un fidèle de Sa défunte Majesté - un Espagnol peut-être ? - à lui faire payer de sa vie ses incisions fatales ! Quant à moi, je suis prêt à jurer devant Dieu que ce pauvre Gervais a été assassiné ! Faites votre office !

Dompté, le curé n’insista pas et devant la maison réunie au complet - sans compter ceux qui se pressaient au-dehors ! - donna au défunt l’absolution post mortem et procéda aux derniers sacrements. Les funérailles auraient lieu le surlendemain...