—    Je peux chercher aussi ? pria Mme de Montespan, que cette aventure amusait énormément. J’adore visiter les maisons !

—    Mais, je vous en prie !

Elle entreprit de visiter l’intérieur, qui, à sa surprise, était d’une propreté douteuse et sommairement meublé. Cela sentait l’abandon. Rien à voir avec un nid d’amour...

Ce fut elle qui découvrit Charlotte. Rapidement d’ailleurs: couchée dans un vaste lit tendu de damas bleu paon, elle dormait si profondément qu’il fut impossible de la réveiller vraiment. Elle entrouvrit un œil, murmura des paroles incompréhensibles et se rendormit.

—    Il y a combien de temps qu’elle est dans cet état ? demanda la marquise à la femme accourue en entendant le remue-ménage, pourtant discret - une forte commère qui devait être l’épouse de l’homme du rez-de-chaussée.

—    Elle était comme ça en arrivant. J’ai eu du mal à lui faire boire du lait. Elle n’est pas malade au moins ?

—    Comment voulez-vous que je le sache ? On a dû lui faire avaler je ne sais quelle mixture. Votre maître est-il venu la rejoindre cette nuit ?

—    Non. C’est ce soir qu’on doit venir et...

—    Eh bien on aura une surprise... Aidez-moi à l’habiller !

Charlotte, en effet, n’était couverte que d’une chemise de nuit de mousseline et de dentelles blanches aussi seyante que transparente. Spectacle qui arracha à la marquise un sifflement admiratif d’une élégance discutable.

—    On dirait que ce vieux fou pense vraiment à tout et n’entend pas perdre de temps ! Mais moi non plus ! Dépêchons-nous !

On se hâta et cinq minutes après, le cerbère de la maison déposait la jeune femme auprès de M. Isidore, ravi parce qu’elle laissa naturellement sa tête reposer sur son épaule pour continuer son somme.

—    S’il se trouve, observa la marquise, elle ne se souviendra même pas être venue dans cette maison.

—    Il faudrait savoir ce qu’on lui a fait ingurgiter. Dormir aussi longtemps est peut-être dangereux ?

—    Cela m’étonnerait de la part de Louvois ! Il doit préférer une partenaire vivace, même si elle est agressive, à une belle au bois dormant ! Mais, pour plus de sûreté, j’appellerai mon médecin dès que nous serons à Clagny.

La Reynie rassembla sa troupe - qui n’avait guère laissé de traces - et l’on repartit. La Reynie, plus que satisfait de l’opération, l’exprima au vieux conseiller :

—    On  dirait que Mme de Saint-Forgeat va vous avoir de grandes obligations, Monsieur du Bouloy. Si vous n’aviez pas couru le risque de vous accrocher à la voiture, nous n’aurions eu aucune chance de la retrouver.

—    Comment cela ?

—    Vous allez être surpris par ce que je viens d’apprendre du concierge. Cette maison n’appartient pas à M. de Louvois mais au chevalier de Lorraine. C’est un ancien vide-bouteilles dont il ne se sert plus depuis que la Cour a déserté Saint-Germain. Il entretient deux ou trois serviteurs pour la garder habitable et au cas où il pourrait en avoir besoin, mais en l’occurrence elle ne devait servir que d’étape. Ce soir, notre cher ministre doit venir s’emparer de sa proie pour l’emmener... le Diable seul sait où.

—    Sans y goûter auparavant ? Alors à quoi bon la chemise si affriolante ?

—    Il est probable qu’elle devait jouer son rôle, de même que l’espèce de torpeur où nous avons trouvé Charlotte. Les domestiques sont aussi au chevalier et ils ont demandé à être ligotés de façon à n’être pas soupçonnés d’être complices de l’évasion. Le beau Philippe a la main lourde parfois...

—    Décidément, lui et Louvois sont curieusement devenus une paire d’amis en peu de temps ! Mais ce qui m’échappe c’est son intérêt dans cette histoire. Et il ne fait jamais rien pour rien...

—    Soyez sûr qu’il s’en est trouvé un ! Maintenant rentrons ! Cette petite a besoin de soins et moi j’aimerais aller au palais ce soir.

Quand elle reprit ses esprits, Charlotte ne gardait en effet que de vagues images - floues pardessus le marché ! - de ce qui lui était arrivé. Elle se souvenait de son départ de Saint-Germain avec Jeanne Debuis qui, la trouvant d’une pâleur affligeante, lui avait fait avaler un « cordial » qu’elle détenait dans une flasque d’argent. En dehors de cela, le néant... ou des bribes de souvenirs ! On l’avait déshabillée, couchée dans un lit, dont elle ne retenait que les rideaux bleus sans préciser les éléments du décor, mais se retrouver finalement au château de Clagny lui paru normal puisque c’était là qu’elle se rendait en quittant sa maison. Le récit que Mme de Montespan lui fit de la réalité lui glaça le sang :

—    Si ce misérable s’est acoquiné avec le chevalier de Lorraine, je suis perdue... Et vous, Madame, vous risquez d’avoir à en souffrir autant que moi sinon plus !

—    Ne vous tourmentez pas. Le combat est un élément dans lequel je me sens à l’aise et ici vous n’avez plus rien à redouter. Ma sœur Thianges veillera sur vous pendant que je me rends au palais.

—    Vous voulez voir le Roi ?

— Pardieu oui ! Et ne faites pas cette mine terrifiée ! Il ne m’a jamais fait peur, à moi, et même si la robe noire de la Maintenon traîne dans le coin, il entendra ce que j’ai à dire...

S’il était un péché capital auquel Louis XIV ne s’était jamais laissé aller parce que ce n’était pas dans sa nature, c’était bien la paresse. Le Roi était un travailleur infatigable, ne sacrifiant son « métier de roi » à aucun de ses plaisirs, même au plus chaud de ses passions, et les lumières de son cabinet brillaient souvent fort avant dans la nuit. Depuis la révocation de l’edit de Nantes, c’était pis encore et Mme de Mon-tespan, sans cesse à l’affût des déplacements royaux, le savait mieux que personne. Il était tard, ce soir-là, quand elle fit demander audience par Bontemps, le valet du Roi qu’elle connaissait de longue date. Audience en tête à tête, avait-elle spécifié, ne tenant pas à trouver son ennemie calée dans un fauteuil et en train de tricoter. Elle l’affronterait un autre jour si le besoin s’en faisait sentir, mais pour le moment, ce qu’elle avait à dire n’était destiné qu’aux seules oreilles du Roi.

Afin d’être moins remarquée, elle portait un masque de dentelles noires, cachait sous une ample mante de taffetas à capuchon sa robe de velours noir et de satin blanc et n’avait pour seuls bijoux qu’un magnifique rubis au bout d’une chaîne d’or et des bracelets assortis.

Penché sur sa table de travail éclairée par un bouquet de bougies blanches effilées, Louis écrivait. Il leva les yeux en entendant le froissement du tissu qui lui apprenait qu’on lui faisait la révérence. Il se contenta de désigner un fauteuil en face de son bureau. Athénaïs attendit alors patiemment qu’il eût achevé sa lettre. Puis il jeta sa plume, fit tomber de la poudre d’or pour sécher le texte, plia le papier, le posa de côté et regarda sa visiteuse :

—    Vous avez demandé à me parler d’une affaire grave, Madame, et j’espère vous avoir fait plaisir en ne vous faisant pas languir. Me voici prêt à vous écouter. De quoi s’agit-il ?

—    D’un enlèvement, Sire, précédé d’un viol à répétition et qui eût été suivi d’une disparition définitive si je ne m’en étais pas mêlée.

—    Pas moins ? S’il me venait une envie de dormir, vous l’avez fait fuir en quelques mots. Maintenant, expliquez-vous !

—    Ce sera bref, Sire. Ce tantôt, je suis allée chercher dans certaine maison de Poissy Mme de Saint-Forgeat que l’on avait amenée dans la nuit sous l’empire d’un soporifique. Elle ne devait d’ailleurs y faire qu’un court séjour avant d’être dirigée vers une destination inconnue mais assez éloignée pour qu’on ne retrouve pas sa trace.

Le sourcil du Roi s’était froncé :

—    Mme de Saint-Forgeat ? Encore elle ?

—    Oui, Sire, encore elle, qui vit un cauchemar depuis des mois et dont nul ne paraît se soucier si ce n’était son malheureux époux qui y a laissé la vie. Après quoi Votre Majesté a jugé bon de disgracier cette pauvre jeune femme. Mais ce n’était pas elle qu’il fallait punir, Sire !

—    Qui alors ?

—    M. de Louvois, qui, après l’avoir extraite de la Bastille, enfermée dans une résidence à lui, l’y a violée à plusieurs reprises avant que son épouse ne lui rende une liberté un brin brutale. M. de Louvois, qui ne cesse de la poursuivre d’une passion impitoyable dont la pauvrette s’épouvante et qui, hier, l’a fait enlever de chez elle dans une voiture copiée sur l’une des miennes où avait pris place une servante que j’avais renvoyée. Elle a été conduite dans une maison près de Poissy d’où l’on devait venir la chercher pour... aller Dieu sait où. C’est pourquoi, Sire, je viens vous porter une double plainte : la sienne pour les sévices qu’elle a subis et la mienne pour avoir osé contrefaire une de mes voitures et soudoyer une ancienne domestique. Autrement dit : m’impliquer dans une affaire sordide !

—    Mais comment avez-vous été mise au courant ?

—    Un des vieux amis de Mme de Saint-Forgeat a pu suivre la voiture qui heureusement n’allait pas trop loin. Il est revenu nous prévenir et Charlotte a pu être délivrée à temps... et sans scandale !

—    Nous ? J’imagine en effet que vous n’étiez pas seule pour accomplir cet exploit. Qui ?

—    Si le Roi le permet, j’aimerais garder le secret encore un moment. En revanche, il existe un détail que je voudrais souligner. La maison de Poissy n’appartient pas à M. de Louvois mais à l’un de ses amis... surprenant et d’ailleurs tout récent.

—    Le nom ?

—    Le chevalier de Lorraine. Je sais, la chose a de quoi étonner et j’aurais eu peine à y croire si, il y a peu, je ne les avais vus s’entretenir d’une façon intime plutôt étrange en se tenant par le bras dans la galerie des Glaces.