— Je sais où elle est ! Il faut prévenir M. de La Reynie immédiatement! ... Qu’il vienne... avec du monde !
Et là-dessus il ferma les yeux, piqua du nez au risque d’aplatir Fromentin et s’évanouit tranquillement.
Un moment plus tard, confortablement calé dans son lit par trois oreillers, ses pieds enflés oints d’huile d’amande douce et douillettement enveloppés de coton, Isidore reprenait des forces à l’aide d’une tasse de chocolat et, tandis que Merlin galopait vers Paris muni d’un billet de Mme de Montespan pour le lieutenant général, il racontait comment, pris d’une inspiration soudaine en examinant la fausse voiture aux armes de la marquise et constatant que la nuit tombait, il avait eu le réflexe de s’accrocher à l’arrière du véhicule à l’endroit où se tenaient habituellement les laquais. Le gris fer de ses vêtements se fondait parfaitement avec le bleu de la caisse et il réussit à s’asseoir presque confortablement en se tenant aux ressorts...
— C’était de la folie ! Gronda Mlle Léonie. A votre âge?
— Mon âge, mon âge ! Que me chantez-vous ? Sachez qu’étant de nature nerveuse, il me reste quelques muscles et c’était tout à fait à ma portée ! La preuve...
— Laissez-le continuer ! interrompit la marquise, impatiente. Donc vous avez réussi à partir avec ces gens sans que l’on remarque votre présence ? Où êtes-vous allé de la sorte ?
— Jusqu’à une propriété au bord de la Seine, au sortir de Poissy. Quand nous sommes repartis en remontant vers le château, je pensais que l’on allait simplement faire demi-tour pour reprendre le chemin de Versailles ainsi qu’il eût été normal pour rentrer chez vous, Madame la marquise, mais il n’en a rien été. Heureusement, je connais un peu la région, quand nous étions enfants nous allions souvent, mon frère et moi, passer des vacances chez une tante qui habitait près de Poissy. Nous y allions...
— Plus tard vos souvenirs d’enfance ! La suite, je vous en supplie !
— Elle est relativement courte : nous avons traversé la forêt jusqu’au fleuve mais nous ne l’avons pas franchi. La voiture a tourné à gauche et suivi la rive jusqu’à une propriété close de murs et s’est arrêtée devant une belle grille. Comprenant que nous étions à destination, je suis descendu afin de ne pas me faire prendre et j’ai attendu. Pas longtemps d’ailleurs. Environ une demi-heure. Puis la grille s’est à nouveau ouverte devant la voiture. À cet instant j’ai hésité à reprendre ma place en pensant que nous reviendrions vers Saint-Germain, mais une nouvelle intuition m’a convaincu de n’en rien faire...
— Vous devriez ouvrir un cabinet de voyance ! Ironisa Mlle Léonie. Que d’intuitions, mon Dieu !
— ... et j’ai eu raison ! Je l’ai vu s’éloigner en suivant la Seine mais cette fois en direction du nord. Il ne me restait plus qu’à repérer les lieux de mon mieux. J’ai même accroché à la grille près du mur, dans un coin peu visible, un morceau de mon justaucorps pour être sûr de ne pas me tromper...
— Mais quand cette maudite voiture est repartie, vous êtes certain que Charlotte n’était plus dedans ? On aurait pu faire seulement une halte à Poissy avant de poursuivre vers un endroit plus écarté ?
— Non. La femme qui est venue ici la chercher était seule. Les mantelets étaient relevés alors qu’à l’aller ils avaient été tenus fermés. Quant à moi il ne me restait plus qu’une issue : rentrer à pied puisque je n’avais nul autre moyen en vue ! Vous n’imaginez pas combien le chemin m’a paru long.
— Vous n’avez rencontré personne ?
— Pas une âme ! La forêt est l’une des chasses du Roi et les brigands préfèrent l’éviter... Si l’on a le malheur de tomber sur un garde, on se retrouve branché au premier arbre sans même avoir le temps de se reconnaître... Grâce au Ciel, je n’en ai pas rencontré ! Mon aspect piteux aurait pu m’être fatal. Cela dit, je vous serais reconnaissant de me laisser dormir. M. de La Reynie ne sera peut-être pas là avant ce soir...
Trois heures plus tard, il arrivait dans la voiture de Mme de Montespan et avec une dizaine de cavaliers armés. Isidore, qui dormait pourtant comme un ange, fut extrait de ses couettes, habillé à l’exception des souliers que l’on remplaça par des pantoufles et installé dans le véhicule :
— Désolé ! S’excusa La Reynie mais vous êtes indispensable pour retrouver la maison !
— Ne le soyez pas ! Je ne voudrais manquer cela pour rien au monde.
La marquise prit place auprès de lui, ravie de jouer un rôle dans l’aventure. Avec sa grande mante sombre, ses coiffes et son voile, elle offrait une silhouette à peu près identique à celle de son ancienne suivante. Il s’agissait, en effet, de se faire ouvrir une propriété privée appartenant sans doute à l’homme le plus puissant de France après le Roi et ce, au mépris de la légalité puisqu’on n’était pas en possession d’un ordre royal, le seul document qui eût autorisé à s’en prendre aux biens du ministre.
— De toute façon, assura-t-elle, dès que nous aurons récupéré Charlotte, je la ramène à Clagny et je vais en référer au Roi ! Il faut en finir avec les manigances de Louvois !
— Sera-t-elle bien en sûreté chez vous ? Clagny, c’est Versailles, et elle n’est pas autorisée à s’y montrer, fit remarquer Mlle Léonie.
— Vous cherchez la petite bête, ma chère, Clagny, c’est chez moi...
— Oui, mais c’est l’une de vos anciennes servantes qui l’a enlevée...
— Je réponds des autres ! Et je ne vois aucun inconvénient à ce que vous veniez la rejoindre ! Je vous accueillerai de grand cœur et vous serez rassurée.
— Oh, c’est vraiment trop généreux et je ne sais...
— Après, les congratulations ! Coupa La Reynie. Nous n’avons plus une minute à perdre...
On partit aussitôt et les quelque deux lieues furent couvertes à allure soutenue. Il ne pleuvait pas mais une légère brume s’étendait sur la forêt et la vallée de la Seine. Passé Poissy on n’eut aucune difficulté à trouver la maison qu’avait située M. Isidore. D’ailleurs, le morceau de soie bleue emprunté à la doublure de son vêtement n’avait pas bougé, ainsi que le constata La Reynie, qui, laissant son monde hors de vue, était allé examiner les lieux en éclaireur.
Derrière la grille, une avenue bordée d’ormes traversait un jardin assez mal entretenu. Au bout était une maison carrée datant du roi Henri et de bonne apparence où le seul signe de vie se manifestait par la fumée s’échappant d’une cheminée. Un coup d’œil suffit au policier pour embrasser l’ensemble et il se hâta de rejoindre les autres pour éviter d’éveiller l’attention du gardien dont le petit pavillon se tenait à la lisière.
— A vous de jouer, Madame la marquise ! Souffla-t-il avant de remonter à cheval. La brume s’épaissit et j’espère qu’on ne remarquera pas de différence.
La voiture se posta devant l’entrée et le cocher descendit tirer la cloche pendue au pilier de la grille. Le concierge sortit et examina l’équipage :
— Vous voilà déjà de retour ?.... Qu’est-ce ce qui se passe ?
Mme de Montespan avança son visage voilé à la portière:
— Ouvrez-moi ! Intima-t-elle en imitant l’accent normand de sa transfuge. J’ai omis de dire quelque chose d’important...
— Qu’est-ce que c’est ? Vous ne pouvez pas me le dire? Ça m’ennuie d’ouvrir dans la journée. Les ordres sont...
— Je n’ai que faire de vos ordres. Laissez-moi passer ou vous pourriez le regretter...
— Mais je tiens à mes ordres, moi et... oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que vous me voulez ?....
La Reynie venait de surgir, braquant un pistolet sur l’homme soudain terrifié :
— On vient de te le dire ! Tu ouvres ?
Ce fut vite fait. La Reynie sauta en voltige sur l’arrière de la voiture, qui s’engagea sous les arbres. Les gardes s’engouffrèrent à sa suite, sauf l’un d’eux qui se chargea de neutraliser le concierge pour l’empêcher de refermer. Après quoi il rejoignit ses compagnons.
Attiré par le bruit de la cavalcade, un homme apparut sur le seuil de la maison. Il était bâti comme un ours, vêtu, tel un bourgeois, de drap marron, et son visage rouge aux traits épais s’encadrait de cheveux bruns coupés carrément sous les oreilles. Les yeux foncés et ternes s’abritaient sous d’épais sourcils qui se rejoignaient presque au milieu du front. Croyant reconnaître le carrosse - la pente du chemin et les arbres lui ayant dissimulé ce qui se passait à la grille-il ne semblait animé par aucune intention belliqueuse.
Il descendit même les marches du perron pour parler à l’occupante de la voiture dont le cocher vint ouvrir la portière et déplier le marchepied.
— Vous avez oublié quelque chose ou bien...
— Rien du tout ! Nous venons chercher quelqu'un, répondit gracieusement Mme de Montespan en descendant et en rejetant son voile.
— Mais vous n’êtes pas Jeanne...
— Non, je ne suis pas Jeanne. En revanche, je suis celle qu’elle a volée mais c’est sans importance. Je viens seulement réclamer Mme de Saint-Forgeat...
— Madame de quoi ?
— Cela suffit, coupa La Reynie en agitant sous le nez de l’homme son pistolet et un document à moitié déroulé, orné d’un énorme sceau de cire rouge des plus impressionnants que l’homme regarda dubitatif mais sans oser y toucher. Si vous ne voulez pas nous remettre.de bon gré la personne qui a été amenée ici hier soir, nous allons fouiller la maison. Allez vous autres ! ordonna-t-il.
Cependant le gardien tentait de protester :
— Mais, Monsieur, vous êtes dans la propriété de...
— M. de Louvois ? Je sais et moi je vous répète que j’agis au nom du Roi. Je suis le lieutenant général de Police !
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