—    Nous allons au Grand Châtelet, Lucas. Une fois arrivés tu t’inquiéteras de savoir si M. de La Reynie peut recevoir « une dame de ses amies ». Sans préciser davantage.

Encore une demi-heure et Lucas arrêtait ses chevaux sous la voûte obscure de la vieille prison et, le lieutenant général étant dans ses quartiers, Mme de Montespan, prenant ses jupes à deux mains, escaladait, aussi vite que le lui permettait son poids, l’antique vis en pierre où, depuis sa construction, au Moyen Âge, s’étaient succédé tant de pas illustres ou misérables.

En dépit des précautions prises, il ne suffit que d’un seul coup d’œil à La Reynie pour reconnaître cette « amie » qui venait à lui. Il la salua en tenant compte de son anonymat, la pria de s’asseoir puis, après avoir intimé à son secrétaire de n’introduire personne jusqu’à nouvel ordre, il referma la porte de son cabinet, revint vers la silhouette voilée et, au lieu de reprendre place à sa table, s’y adossa de façon à être plus proche d’elle :

—    Il faut, Madame, que vous ayez à m’apprendre quelque chose de grave pour vous être aventurée jusqu’ici ?

—    Bien malin celui qui peut échapper à votre perspicacité, Monsieur le lieutenant général, dit-elle en rejetant son voile pour laisser voir un sourire. Mais vous avez raison. Je suis fort inquiète et je suis venue vous demander de protéger Mme de Saint-Forgeat autant qu’il sera en votre pouvoir, car je la crois en grand péril. Vous qui savez toujours tout n’ignorez sans doute pas la situation qui est la sienne depuis que son époux a été tué en duel. On l’en tient pour responsable et le Roi lui a écrit pour lui défendre de paraître à la Cour...

—    Ah ? Je l’ignorais, mais, au fond, êtes-vous absolument sûre que cela la contrarie ? Elle apprécie son cher Saint-Germain et s’y estime... raisonnablement heureuse...

—    Heureuse ? Après ce qu’elle a vécu chez cet infâme Louvois ? Vous avez de ces mots !

—    Je veux dire qu’étant en deuil et n’aimant guère la vie tumultueuse telle qu’on la conçoit à Versailles, être ainsi tenue à l’écart ne doit pas lui sembler une pénitence.

—    Vous me surprenez, Monsieur le lieutenant général ! Je vous faisais crédit de plus de finesse. Vous n’êtes pas sans penser que si j’ai été poussée à venir vous entretenir en urgence, ce n’est pas pour que vous vous entremettiez en vue d’aider Charlotte à reprendre sa place dans le sérail. Je vous rappelle que le motif de ma venue est de vous prier de la faire protéger.

—    C’est vrai. Veuillez m’excuser et me dire d’où peut venir ce péril.

—    D’où voulez-vous qu’il vienne ? De Louvois évidemment : il lui voue l’une de ces passions forcenées et aveugles qui abolissent la moindre trace de jugement sain. Il n’aura de cesse d’avoir remis le grappin dessus !

—    D’où tenez-vous cela ?

—    De lui ! Hier je l’ai surpris en conversation confidentielle avec ce démon de chevalier de Lorraine...

—    Ils ne s’aiment guère pourtant ?

           —    Eh bien, il faut croire qu’ils ont trouvé un terrain d’entente et ce terrain n’est autre que cette pauvre petite.

—    J’avoue ne pas saisir l’intérêt du chevalier dans cette histoire.

—    Moi non plus... encore que, de sa part, l’inimaginable devient possible. Quoi qu’il en soit, j’ai fait venir Louvois chez moi ce tantôt et je l’ai mis en demeure de rendre son honneur à Mme de Saint-Forgeat en confessant au Roi la vérité sur ce fameux séjour dans sa maison des bois.

—    La vérité ? La connaîtriez-vous ?

—    Evidemment, je la connais. Louvois en personne m’a avoué - sous le sceau du secret et en donnant sa passion pour excuse - avoir trois nuits de suite abusé d’elle en la maltraitant, en l’attachant au lit et en la faisant droguer par ses valets. Il n’y a pas eu de quatrième nuit parce que Mme de Louvois est intervenue, mais maintenant cet obsédé ne songe qu’à s’en emparer de nouveau et cette fois, il la cachera plus soigneusement !

—    Il vous l’a dit ? demanda froidement La Reynie.

—    Non, mais c’était sous-entendu. En revanche, quand je l’ai menacé d’aller moi-même dire le vrai au Roi en faisant bon marché de la parole donnée, il s’est mis à rire. Selon lui, en agissant ainsi, je ne ferais que précipiter mon inéluctable disgrâce, ajouta-t-elle avec amertume. Le Roi a besoin de lui alors que moi...

—    Qu’il ait besoin de lui ne fait aucun doute, encore... qu’une main moins brutale eût été souhaitable pour la tâche qu’on accomplit et qu’il s’entend trop à rendre abominable mais nul ne pourra jamais effacer de la mémoire de Sa Majesté les heures merveilleuses qu’il vous doit et il y a auprès de lui dorénavant quelqu’un qui ne l’oublie pas !

D’un doigt rapide, Mme de Montespan écrasa une larme au coin de son œil :

—    Merci, Monsieur de La Reynie ! Merci pour ces paroles réconfortantes... mais à présent que faisons-nous ?

Le policier quitta sa pose méditative pour faire quelques pas dans son cabinet :

—    Pour Mme de Saint-Forgeat ? Vous avez eu raison de venir me voir sans tarder... Il faut, en effet, établir une surveillance. Comment pensez vous que... l’ennemi pourrait attaquer ? En la faisant enlever ?

—    Cela me paraît le plus simple. Or elle n’a aucune défense solide : une poignée de serviteurs, une cousine déjà âgée et un vieil ami... Elle sort rarement pour ce que j’en sais, sinon, dernièrement, pour se rendre auprès de Madame qui lui garde une affection inébranlable mais qui ne peut plus rien dès l’instant où la disgrâce lui a été signifiée par lettre du Roi. Je suppose que la princesse a reçu interdiction absolue d’entretenir une relation quelconque avec elle.

—    Il n’est pas facile d’interdire quoi que ce soit à Madame lorsque son cœur y a part... mais ne pourrait-elle constituer l’objet de ce terrain d’entente que se sont trouvé Louvois et le chevalier de Lorraine ? Imaginons... qu’une des voitures aux armes des Orléans vienne à Saint-Germain chercher Mme de Saint-Forgeat dont Madame requerrerait d’urgence la présence ? Il n’y aurait là aucune raison de se méfier...

La Reynie pensait à voix haute mais déjà la marquise était debout, soudain devenue très pâle :

—    Mon Dieu ! Vous avez raison ! Il faut l’avertir et sur l’heure ! Que cela plaise ou non au Roi, je me rends à Saint-Germain. Le mieux serait peut-être que je l’emmène chez moi... discrètement ? Je pourrais l’y cacher ?...

—    Oui, si vous pouvez répondre de votre personnel mais...

La porte s’ouvrit brusquement sous la main d’Alban. Le jeune homme était blême mais ses yeux lançaient des éclairs :

—    Veuillez me pardonner mais j’ai écouté votre conversation et j’ai tout entendu ! Avec... ou sans votre permission, je file à Saint-Germain !....

La Reynie n’eut pas le temps de répondre : le bruit des bottes dévalant l’escalier à vive allure se faisait déjà entendre.

—    Qui est-ce ? fit la marquise revenue de sa surprise.

—    Un mien cousin et peut-être mon meilleur ami. C’est lui qui avait trouvé Mlle de Fontenac échappée de son couvent et l’avait conduite chez Mme de Brécourt...

—    Inutile de demander s’il en est épris ?

—    Inutile, en effet. Depuis son mariage il endure le martyre. Encore ignorait-il quel traitement monstrueux Louvois a fait subir à la malheureuse. Je vous prie de m’excuser, Madame, mais je vais le suivre. Si, par malheur, il rencontre le violeur, c’est un homme mort !

—    Ce serait folie ! Il y laisserait sa tête !

—    Il est au-delà de toute réflexion... et si vous permettez...

—    Faisons mieux encore ! Ma voiture est en bas, j’ai de bons chevaux et je vous emmène : vous raisonnerez ce jeune fou et moi je m’occuperai de Charlotte. Avec de la chance et l’aide de Dieu nous éviterons un drame ! Ensuite, que j’y perde mon reste de crédit ou non, je parlerai au Roi !

Quelques minutes plus tard, précédés de deux gardes de la Prévôté pour leur ouvrir le chemin, le lieutenant général de Police et celle dont il avait failli causer la perte roulaient côte à côte vers les coteaux de la Seine, mais si rapide que soit leur attelage, ils ne parvinrent pas à rejoindre Alban, qui, lui, menait un train d’enfer, talonné qu’il était par les remords, la honte de s’être si lourdement trompé sur celle qu’il aimait, la colère contre son méprisable agresseur et la terreur d’arriver trop tard.

Rien n’indiquait pourtant que le danger menaçant Charlotte fût immédiat, mais la priorité d’Alban c’était de voir la jeune femme, de tomber à ses pieds en implorant son pardon de l’avoir crue capable de se donner à un Louvois et de prendre les mesures requises pour la protéger, la défendre, dût-il coucher nuit après nuit en travers de sa porte ! Jamais, sans doute, le trajet de Paris à Saint-Germain ne fut parcouru à une telle allure. Comme si l’animal avait conscience de la tempête qui ravageait son maître, ses jambes rapides dévoraient le chemin.

Enfin ce fut le pont, la rue en pente, le portail de la maison. Alban sauta à terre, agita la cloche comme s’il sonnait le tocsin, donna son nom au valet accouru, entra dans la cour et lança les rênes au garçon :

—    Mme de Saint-Forgeat ! Je dois la voir sur l’instant !

—    Mais c’est que Mme la comtesse...

Ce fut Mlle Léonie, attirée par le carillon frénétique, qui acheva la phrase :

— ... vient de partir. Mme de Montespan lui a envoyé sa voiture pour la ramener à Clagny où elle souhaitait lui parler en urgence. Que vous arrive-t-il ? Entrez ! On dirait que vous avez du mal à vous soutenir.

Elle lui tendait une main secourable mais, égrenant un interminable chapelet de jurons, il se laissa tomber sur les marches du perron. Il était livide. Et cette fois, elle s’affola :