— Tudieu, chevalier ! lui lança-t-il un matin où, profitant d’un rayon de soleil - plutôt avare en ce mois d’octobre ! -, tous deux se promenaient autour de l’étang des carpes. Qui aurait pu penser que tu portais ce pauvre Saint-Forgeat si haut dans ton cœur ? Depuis sa mort, tu es triste comme un bonnet de nuit !
— Monseigneur exagère toujours ! Soupira Lorraine. Certes, j’aimais ce gentil garçon qui pouvait être le plus joyeux et le plus accommodant des compagnons, mais surtout je déplore qu’il nous ait quittés dans de telles circonstances et joué sa vie pour une si mauvaise cause !
— Bah ! Il était naturel, il me semble, qu’il défende l’honneur de son nom.
— Sans doute, mais il a trop tardé. S’il avait pris les mesures qui s’imposaient quand la Montespan nous a ramené la belle Charlotte au soir de l’inauguration de la galerie des Glaces, il serait encore parmi nous !
— À quel genre de mesures fais-tu allusion ?
— Allusion ? Non ! Affirmation au contraire et péremptoire ! Comment ? Voilà une femme dont nul ne pouvait dire ce qu’elle était devenue depuis des mois, qui apparaît tout à coup la mine confite et plus ravissante que jamais en racontant une histoire à dormir debout ? On lui fait grand accueil ! On lui parle, on la congratule ! Le Roi lui-même se montre gracieux et notre Saint-Forgeat ne bronche pas, sourit d’un air niais et s’en vient rejoindre béatement ceux qui applaudissent si fort les cornes qu’elle vient de lui planter? La seule chose à faire était de l’envoyer réfléchir quelques mois... voire quelques années dans un bon couvent ! Le temps de lui remettre les idées en place et de lui apprendre comment il convient à une épouse convenable de se comporter !
— Tu oublies ce gros rustre de Louvois. Il en est coiffé à ce que j’ai entendu dire. Au point - d’après les ragots ! - d’avoir fait sentir sa colère à sa pauvre idiote d’épouse qui était subitement partie en guerre contre la nouvelle favorite et son « retiro » sylvestre.
— Je n’oublie rien. Si Saint-Forgeat m’en avait parlé, je lui aurais dit ce qu’il fallait faire et, au besoin, je l’aurais aidé.
— Et que fallait-il faire selon toi ?
— Je le répète, l’enterrer dans un couvent ou mieux encore simuler un enlèvement que l’on aurait mis sur le compte du ministre et la trucider bonnement dans un endroit tranquille mais où il aurait été possible de la retrouver sans difficulté. L’affaire du garde de la Montespan pourrait recommencer à cette différence près que, au lieu d’une femme à moitié gelée, on aurait retrouvé un cadavre complètement froid !
Monsieur poussa un cri d’effroi :
— Quelle horreur ! Je ne te savais pas à ce point barbare.
— Je ne suis pas barbare, je suis réaliste ! Cette créature ne vaut pas plus cher... et, au moins, Saint-Forgeat aurait eu un bel héritage pour se consoler !
— Quel héritage ? Quand il l’a épousée, elle n’avait que sa beauté pour dot et c’était elle qui faisait la bonne affaire!
— Oh, le paysage a changé depuis la mort tragique de Mme de Fontenac ! La fille est entrée en possession de biens au soleil appréciables... et de certain trésor occulte capable de faire rêver même vous, Monseigneur !
— Ah, bah ! Que me chantes-tu là ?
— La stricte vérité ! Saint-Forgeat, dont le père était aux Indes en même temps que M. de Fontenac, en était persuadé bien que sa femme ne cessât de lui rabâcher qu’il s’agissait d’une légende dont personne, chez elle, n’avait jamais rien su.
— Elle disait peut-être la vérité ? Qu’est-ce que c’était au juste ce trésor ?
— Des pierres précieuses évidemment ! Rubis, émeraudes, saphirs... que sais-je ? Mais surtout un énorme diamant jaune qui s’appelait l’œil de je ne me souviens plus quel dieu du pays.
Cette fois, ceux de Monsieur s’écarquillèrent et brillèrent comme des étoiles noires. Dès qu’il était question de joyaux, il devenait opaque à tout raisonnement :
— Doux Jésus ! Et notre Adhémar qui est resté sans bouger, sans tenter de mettre la main sur ces merveilles ? Un soleil miniature ! À sa place j’aurais démoli la maison pierre à pierre, brique à brique pour l’en extraire !...
Le chevalier prit un air gêné, si inhabituel chez lui qu’il lui allait fort mal :
— Monseigneur n’est pas terrassier ! Pour en revenir à Adhémar, il a fait des tentatives... courageuses, je l’avoue...
A force de s’arrondir, les yeux du prince commen-cèrent à tirer sur l’ovale :
— Tu n’essayes pas de dire que le saccage de la maison il y a quelques mois était de son fait ?....
— Hé, hé !
— Incroyable! Mais de ce coup d’audace, notre défunt ami n’en avait pas la capacité. Tu es sûr de ne pas l’avoir un peu aidé ?
Lorraine se rengorgea :
— L’ennui avec vous, Monseigneur, c’est que vous me connaissez à la perfection. Soit, je veux bien l’admettre mais nous n’en sommes pas plus avancés. Pour ce genre de recherche trois heures ne sauraient suffire. Il faudrait pouvoir séjourner dans l’hôtel et je reconnais que Saint-Forgeat a mal employé son temps. D’abord parce que le diamant était devenu pour lui une fiction. Ensuite, sa chère épouse l’avait finalement convaincu que son père avait dû s’en séparer.
— Il aurait fallu qu’il eût perdu l’esprit ! protesta Monsieur. Un collectionneur ne se sépare jamais volontairement des objets de sa passion ! C’est contre sa nature ! Tu peux m’en croire ! Sur quoi étayait-elle cette conviction ?
— Elle assurait que son père lui a laissé ignorer l'existence de ce trésor malgré l’amour qu’il lui portait alors qu’il se méfiait de l’avidité de sa femme.
— La seconde proposition est valable. En revanche, l’autre ne tient pas. Quand il est mort, la jeunesse de sa fille imposait de ne pas lui faire partager sa prédilection pour les pierres. D’ailleurs, c’est une femme et les femmes ne sont pas capables de voir dans les gemmes autre chose qu’un élément de parure ! Assura sans rire cette vitrine ambulante pour joaillier.
— Si vous le possédiez, ne le porteriez-vous pas ?
— Un gros diamant jonquille ? Oh que oui, mon bon ! Je suis brun et le jaune me sied à merveille. Je le verrais bien au retroussis d’un chapeau...
— ... qui ferait de votre frère un envieu parce qu’il n'en possède pas de semblable ! Mais nous nous égarons ! Si vous voulez vous en souvenir, je déplorais que Saint-Forgeat n’ait pas claquemuré son épouse dans un couvent et, à présent, la question est celle-ci : comment pourrait-on faire pour réparer cette erreur ?
— Tu veux dire l’expédier chez les moniales ?
— À vie de préférence. Après quoi vous pourriez peut-être obtenir du Roi qu’il me fasse don de l’hôtel de Fontenac à titre de consolation de la perte de mon plus cher ami !
— Je croyais être ce plus cher ami ? Se plaignit Monsieur.
— Cela ne fait aucun doute, Monseigneur, mais cette version serait seulement à l’usage de Sa Majesté.
Monsieur, cependant, n’était pas convaincu :
— Je vois ton intérêt là-dedans mais où serait le mien ? Si tu mets la main sur ce maudit caillou, tu ne me le donneras jamais...
— Non, Monseigneur, je vous le vendrai ! conclut le chevalier avec un rond de jambe et un profond salut.
À l’issue d’un entretien aussi hautement moral, Lorraine, sans chercher à atténuer la campagne de dénigrement lancée contre Charlotte, entreprit de l’alimenter d’une façon différente. Il avait songé d’abord à l’attaquer sur la religion : elle aurait pu nourrir secrètement l’amour du protestantisme - dû à quelque aïeul ou aïeule ! -, ce qui expliquerait l’éloignement dont elle s’obstinait à faire preuve pour la vie religieuse à laquelle sa mère la destinait primitivement. Mais c’était tout de même épineux, exigeait des recherches fastidieuses et sans doute deux ou trois faux témoignages. Or, quand il poursuivait un but, le beau Philippe, naturellement paresseux, était en général extrêmement pressé. Aussi décida-t-il de jouer la carte Louvois.
Pour un familier des lieux, rencontrer le ministre « par hasard » ne présentait aucune difficulté : il suffisait d’errer à l’endroit idoine en guettant sans en avoir l’air la sortie du Conseil. L’aborder était plus délicat, les deux hommes n’éprouvant l’un envers l’autre qu’une sympathie mitigée. Le prince lorrain considérant le ministre comme un parvenu et Louvois étant de mœurs trop viriles pour se sentir attiré par les charmes du favori de Monsieur... Aussi le chevalier tourna-t-il la difficiflté : se maintenant à une certaine distance de la porte du Conseil, il se mit à courir faisant mine de poursuivre quelqu’un lorsque les portes s’ouvrirent. Dès qu’il repéra son gibier, il le heurta, fit tomber sa canne et son portefeuille, manqua le renverser mais réussit à le maintenir debout. Et cela fait, joua la confusion :
— Que d’excuses, Monsieur de Louvois ! Croyez-moi vraiment confus mais je courais après un ami que j’avais cru reconnaître au bout de la galerie. J’espère au moins ne pas vous avoir blessé ? ajouta-t-il en ramassant pour le lui tendre l’épais maroquin rouge.
— Non pas, non pas, je vous remercie ! répondit l’agressé » qui retrouvait son équilibre grâce à un courtisan qui lui rendait sa canne.
Lorraine alluma pour lui son plus étincelant sourire et demanda avec sollicitude :
— Voulez-vous accepter mon bras pour cheminer un petit peu ? Il se trouve justement que je pensais à vous.
La surprise empêcha Louvois de réagir à son accou-tumée. Il accepta le bras si obligeamment offert : sa mauvaise jambe le faisait souffrir et il aurait volontiers maudit le maladroit, mais il convenait de prendre des gants avec le plus « tendre » ami de l’imprévisible frère du Roi. En outre sa dernière phrase avait de quoi étonner.
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