—    Allons ! Vous vous laissez entraîner par votre imagination...

—    Non. Je sais que j’ai raison. Alors, s’il vous plaît, M. de La Reynie, veuillez me garder le secret sur ce que je vous ai confié !...

—    Vous le voulez vraiment ? Il vous aime...

—    Justement ! S’il me croit capable de céder à Louvois, c’est qu’il m’aime mal ! C’est pourquoi je vous demande instamment de garder le silence.

—    Comme il vous plaira ! Je me tairai.

Peut-être au fond était-il préférable que cet amour, voué de toute façon à l’échec par la distance sociale entre les deux jeunes gens, s’arrête sur ce malentendu. La Reynie connaissait suffisamment Alban et la violence de ses colères pour ne pas redouter sa réaction s’il apprenait à quel point Charlotte avait été la victime du ministre. Cependant, il se promit de la protéger dans la mesure de ses moyens...

L’entretien était clos. Ils allèrent ensemble dans le vestibule afin d’accueillir comme il convenait les restes d’Adhémar de Saint-Forgeat. Le pas des chevaux, en effet, se faisait entendre, porté par les bruits de la foule qui s’assemblait dans la rue...

En dépit d’une nombreuse assistance fournie en majorité par la ville de Saint-Germain et la curiosité, les funérailles n’eurent pas l’éclat qu’en attendaient les badauds. On avait annoncé Monsieur. « Souffrant » d’on ne savait quelle incommodité, il ne se déplaça pas et pas davantage les « grands amis » du défunt, le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat. Seuls les frères La Jumellière - encore eux ! - avaient tenu à être présents et, du coup, assumèrent la représentation des absents. Aussi commençait-on à chuchoter tandis que grondaient les orgues quand les portes de l’église s’ouvrirent à deux battants sur les moires quasi épiscopales de Madame effectuant son entrée en grand apparat, accompagnée de son aumônier et de plusieurs membres de sa suite. Elle remonta majestueusement la nef sous les regards surpris mais respectueux, et vint s’asseoir auprès de Charlotte dont elle prit avec décision la main dans la sienne avant de faire signe à l’officiant de poursuivre.

—    Navrée d’être en retard, souffla-t-elle, mais tous les tracas de la route semblaient s’être donnés rendez-vous sur mon chemin !

—    Madame est sûre que ces tracas n’émanaient pas de son auguste époux ? murmura Charlotte. Elle est infiniment bonne d’être venue mais je ne voudrais pas être cause de...

—    Tsitt, tsitt ! Ne vous souciez pas de cela ! Prions !

Et dans un froufroutement de soie froissée, elle se laissa tomber à genoux sur son prie-Dieu en faisant un large signe de croix.

Parce qu’elle était là, imposante et plus altesse royale que jamais, laissant planer sur l’assistance un regard sévère, l’atmosphère changea. Elle opposait le poids de son rang aux bruits de disgrâce qui couraient un peu partout sur la mort inattendue du paisible Saint-Forgeat. La Reine ayant disparu, Madame était, après la Dauphine, la plus grande dame de France et même si l’on savait que son crédit n’était plus à la hauteur des premières années, on savait qu’elle conservait une défense vigoureuse et qu’il n’était pas bon de s’en prendre à ses affections. Que la jeune veuve fût de celles-là ne faisait doute pour personne. Les funérailles se déroulèrent dans un silence recueilli. Le prédicateur chargé de l’oraison funèbre trouva même quelques envolées lyriques pour célébrer les vertus du défunt, en glissant avec maestria sur les heures un brin troubles telles qu’on les concevait dans l’entourage immédiat de Monsieur devenu « le très excellent prince dont nul n’ignorait la grandeur et la générosité ainsi que l’affection toute patriarcale qu’il vouait à ses amis... ».

—    C’est drôle, susurra Mlle Léonie qui se tenait à la gauche de Charlotte, mais je ne le voyais pas du tout comme ça !

Les obsèques achevées et le pauvre Saint-Forgeat définitivement installé dans le caveau des Fontenac en compagnie de gens qui ne lui étaient rien, Madame prit dans sa voiture Charlotte, Mlle Léonie et un Isidore de Sainfoin du Bouloy éperdu de reconnaissance pour les ramener à l’hôtel de Fontenac en leur évitant les condoléances qui, en l’occasion, eussent été vides de sens. Outre sa compassion sincère pour la jeune femme, elle avait grand besoin de restaurer des forces entamées par le voyage de Saint-Cloud à Saint-Germain et la longueur de la cérémonie. Ce qui ne prit pas Charlotte au dépourvu. Elle avait prévu une collation pour ceux qui souhaiteraient venir la saluer.

Madame faisait un sort aux terrines, pâtés, viandes froides, poissons en gelée, fromages et desserts variés tandis que sa suite se sustentait à part quand un courrier de Versailles vint apporter une lettre de Sa Majesté à Mme la comtesse de Saint-Forgeat.

Celle-ci, qui avait tenu à servir elle-même sa chère princesse, voulut en remettre la lecture à plus tard en la glissant dans sa poche, mais Madame pensait autrement :

—    Vous devriez en prendre connaissance tant que je suis près de vous, conseilla-t-elle. A ne rien cacher, elle ne me dit rien de bon et vous savez mes pouvoirs apaisants sur l’esprit de mes amis !

Charlotte sourit, fit sauter le cachet, lut... et son sourire s’effaça. Puis, en s’inclinant, elle l’offrit à son invitée :

—    On dirait que Madame possède le don de double vue! commenta-t-elle seulement.

Ce n’était que trop vrai. En quelques phrases, Louis XIV faisait part à Mme de Saint-Forgeat du déplaisir que lui causait la mort de son époux, dernier rejeton d’une noble famille dans des circonstances aussi fâcheuses et l’autorisait à se retirer de la Cour afin de prier et de le pleurer en paix... une disgrâce non déguisée mais exprimée en termes élégants.

— Je me doutais que c’était quelque chose comme cela, soupira Madame. Voilà un parfait exemple de la mentalité qui règne actuellement à Versailles. On s’y livre à de spectaculaires démonstrations de piété mais sans oublier d’aiguiser sa langue chaque matin avant de sortir de chez soi. Médisants et calomniateurs s’en donnent à cœur joie mais sans éclats. C’est à voix basse que l’on clabaude aujourd’hui et les méchants propos y gagnent en perfidie ! Et quand j’affirme que la Reine a emporté avec elle tout le bonheur du royaume, je sais que je ne me trompe pas ! Et le Roi écoute ces fadaises! Quelle indignité !

La colère de Madame remonta le moral de Charlotte. Avoir son amitié était incroyablement réconfortant, mais sa situation personnelle était trop fragile pour la laisser rompre des lances en faveur d’une suivante devenue suspecte.

—    Madame est la bonté même, remercia-t-elle, mais il ne faut surtout pas qu’elle se tourmente pour moi ! Il est normal qu’une veuve reste dans son intérieur et si l’on va au fond des choses, je devrais me réjouir que l’on ne m’expédie pas faire une retraite de durée indéterminée et interminable dans un couvent comme on a fait de Lydie de Theobon...

—    Vous n’avez commis aucune faute que je sache !

—    Elle non plus. Elle s’est contentée de déplaire. A présent c’est mon tour, mais on finira, je pense, par m’oublier. Ce serait le meilleur qui puisse m’arriver. Je suis bien ici... alors que je n’y suis guère à Versailles.

—    Je croyais que vous aimiez aussi être chez moi ?

—    Madame n’en doute pas, j’espère? Mais dès l’instant où je risque d’être pour elle un sujet de discorde familiale, je m’en voudrais de lui causer le moindre tort. Savoir qu’elle me garde un peu d’amitié...

—    Vous pouvez dire de l’affection !

—    ... est tout ce qui m’importe.

Quelques instants plus tard, au milieu des révérences de la maison rassemblée, Madame rejoignait son carrosse.

—    J’aurais pourtant préféré vous emmener avec moi ! Soupira-t-elle en tendant sa main à Charlotte. On part demain pour Fontainebleau.

—    Voilà qui devrait faire plaisir à Votre Altesse puisque le Roi y va surtout pour chasser. Elle a toujours aimé y aller !

—    Sans doute ! Mais cette fois-ci, j’ai de mauvais pressentiments. J’ai peur que le gibier ne soit d’une nature inhabituelle...

L’intuition de Madame jointe aux échos dont elle avait déjà fait état ne la trompaient pas : le vendredi 19 octobre à Fontainebleau, le Roi, poussé depuis plusieurs mois par son confesseur, le père de la Chaise, son ministre Louvois, son chancelier Le Tellier - père de Louvois ! - et son épouse morganatique, signait la révocation de l’édit de Nantes élaboré par Henri IV en 1598 et de l’édit de Nîmes, œuvre de Louis XIII et du cardinal de Richelieu en 1629. On fit en sorte que le nouvel édit de Fontainebleau soit diffusé de par le royaume dès les dimanches et lundi suivants. Louvois se faisait fort de « convertir » en six mois1 600 000 personnes et, pour commencer, on décréta que tous les temples devaient être abattus.

Quant à Madame, il lui fut défendu de se livrer au moindre commentaire ayant trait à la religion dans sa vaste correspondance... Elle se le tint pour dit et c’est seulement treize ans après, en mai 1698, qu’elle écrivait à sa tante Sophie: « Si cette persécution avait été lancée il y a vingt-six ans lorsque j’étais encore à Heidelberg, Votre Dilection n’aurait jamais pu me persuader de devenir catholique ! » Ce qui, en quelques mots, résume bien ce qu’elle put ressentir.

Pourtant, cet événement gravissime, dont, justement, on évitait de parler - sauf sur le mode lyrique ! -dans l’entourage du Roi, n’avait pas diminué les « nouvelles à la main », les potins quotidiens dont se repaissaient les courtisans. Aussi, Louvois étant à la mode, son « aventure » ne se laissait pas oublier au contraire de ce qu’avait espéré Charlotte. Quelqu’un y veillait et ce quelqu'un n’était autre que le chevalier de Lorraine qui se considérait l’héritier spirituel de son « frère d’âme », feu Adhémar de Saint-Forgeat. Aussi promenait-il sous les ombrages jaunissants de Fontainebleau une sorte de rêverie un brin mélancolique dont Monsieur finit par s’inquiéter... et ressentir un titillement de jalousie :