—    Possible ! Mais si vous me disiez plutôt pourquoi vous ne voulez pas voir Charlotte ? C’est cela, n’est-ce pas ? Et vous considérez comme une réponse du Ciel à vos prières le fait de m’avoir rencontrée ?

— Vous êtes terrible ! Je ne peux rien vous cacher ! fit-il, amer. C’est vrai... je ne veux pas la voir ! Je redoute de ne pouvoir contenir ma colère... mon dégoût ! Je vous salue, Mlle Léonie !

—    Quoi ?

Il tournait le dos mais vite elle se cramponna à son bras de toutes ses forces :

—    Du dégoût ? Et vous vous imaginez que je vais vous laisser filer comme ça ? Pas question, mon jeune ami ! Vous avez eu la langue trop longue et, dussé-je ameuter tout le quartier, vous allez vider votre sac !

—    Je vous l’ai dit : M. de La Reynie tient...

—    Rien du tout ! Il se réserve sans doute d’éclairer Charlotte mais je ne suis pas Charlotte ! Et vous êtes prié de tout me dire ! Et tout de suite !

Jamais il ne l’avait vue à ce point démontée. Elle avait rougi jusqu’à la racine des cheveux et ses yeux lançaient des éclairs. Sa main le serrait presque à lui faire mal. Cette petite bonne femme possédait, dans sa fureur, la vigueur d’un homme !

—    Vous parlez, oui ou non ? Si c’est non, sachez que je ferai part de votre « dégoût » à ma cousine et je peux vous certifier que je ne vous reverrai de ma vie !

—    Moins haut, s’il vous plaît? Tenez-vous tellement à ameuter la rue ?

—    Je veux faire sortir la vérité de votre fichue tête de pioche ! Parlez ! Je ne dirai rien à Charlotte et pas davantage à M. de La Reynie au cas où le courage lui manquerait pour proférer je ne sais quelle insanité !

—    Vous l’aurez voulu... mais nous sommes trop proches de la maison. Descendons jusqu’au rempart...

—    Décidément vous êtes un brave ! Allons.

Il s’agissait seulement de quelques pas et quand on fut rendu, la vieille demoiselle s’adossa à la muraille en croisant les bras sur sa poitrine. Et attendit. Alban s’exécuta mais en fixant une touffe de bruyère égarée dans la rocaille pour éviter de voir sur son visage le reflet de ses paroles. Pourtant quand il eut fini - et ce fut bref - elle ne dit pas un mot. Alors il osa la regarder : elle avait pâli et ses traits étaient aussi durs que les pierres où elle s’adossait :

—    Voilà ! dit-il gauchement. Vous savez tout !

Enfin elle parla mais sans tourner les yeux vers lui

—    Pauvre enfant ! Soupira-t-elle. Je ne sais quel méchant génie semble prendre plaisir à l’offrir sans cesse en pâture à l’imbécillité publique ! Et vous, grand sot, qu’avez-vous fait de l’homme qui l’insultait en proférant de telles inepties ?

—    Je l’ai appréhendé. Il est au Châtelet !

—    Il en sortira ! Et puis il y a les autres, tous les autres qui se sont régalés à l’écouter sans oublier les amis de ce triste don Quichotte d’Adhémar : le chevalier de Lorraine, le marquis d’Effiat... deux parmi les langues les plus perfides de la Cour. Et ceux-là ne vont pas garder pour eux un événement aussi croustillant ! On va s’en goinfrer et même en rajouter, avec délectation. Et comme on a une peur bleue de Louvois et que ce n’est pas un crime pour un homme d’avoir une jolie maîtresse, c’est elle qui sera salie... irrémédiablement !    ... Eh bien merci, M. le commissaire Delalande ! Me voilà éclairée ! Je ne vous retiens pas !

Elle se remettait en marche. Il lui barra le passage :

—    Je vous en supplie, ne me quittez pas ainsi ! J’en aurais trop de peine !

—    Cela vous passera. Moi je me dois à Charlotte parce qu’elle a besoin de gens qui sachent la défendre et la protéger...

—    Mais je ne demande qu’à vous aider ! Par pitié, si vous savez une autre vérité sur cette répugnante affaire, dites-la-moi !

Cette fois elle le regarda dans les yeux :

—    Mais évidemment je la sais ! Mais je ne vous en révélerai rien parce que vous ne la méritez pas !

—    Par grâce ! Vous ne voyez donc pas que je souffre !

—    Mon Dieu non ! J’ai déjà vu des martyrs avec des mines plus pitoyables ! A propos avez-vous fait part à M. de La Reynie de votre « dégoût » ?

—    Non, bien sûr !

—    Vous devriez. Rien que pour savoir ce qu’il en dira !

Et elle remonta la rue en trottinant. Il n’osa pas la suivre, reprit sa monture et le chemin de Paris. Pour la première fois de sa vie il se sentait mal à l’aise au point de se faire honte. Le mépris non déguisé de Mlle Léonie l’avait atteint au vif justement parce qu’il venait d’elle. Ce n’était pas l’une de ces vieilles filles aigries, confites dans le bénitier, n’accordant aucune indulgence à leurs prochains qu’elles avaient tendance à jalouser et ne voyant la vie que par le petit bout de la lorgnette. Elle, elle était à l’opposé ! En dépit d’une existence difficile qui ne lui avait pas fait de cadeaux, elle gardait une vision sereine du monde, teintée parfois d’un humour ravageur mais dont elle savait extraire le meilleur pour s’en réjouir et le pire pour le prendre à bras-le-corps ! Oui, son opinion était primordiale aux yeux du jeune policier et la façon dont elle venait de le traiter le désolait. Cependant, il y voyait une injustice : que pouvait-elle savoir des réactions d’un homme de trente ans sain et vigoureux qui, après quelques aventures amoureuses, s’était trouvé soudain confronté au véritable amour ? Imaginait-elle seulement ce que signifiait adorer une jeune fille, pure et ravissante, de la mettre sur un piédestal et d’apprendre que son nom souligné de descriptions salaces courait les cabarets ? Non, elle ne pouvait même pas imaginer la fureur dévastatrice qu’il ressentait. Cent fois, mille fois plus cruelle que l’annonce d’un mariage dont il était connu qu’il ne pouvait être que blanc. Dieu sait cependant ce qu’il en avait souffert ! ... Quant à ce pauvre Saint-Forgeat, ce gracieux damoiseau sans consistance, il lui rendait à présent l’hommage dû à un homme d’honneur. Lui non plus n’avait pas supporté que Charlotte soit flétrie mais il en était mort. Et cela par sa faute à lui !

Eût-il d’ailleurs été à la Fosse aux Lions qu’il eût sans doute abattu Laissac sans forme de procès et qu’à cette heure il serait peut-être en route pour la potence !

 Ce qu’il ignorait c’est que Charlotte l’avait vu rejoindre sa cousine. Elle-même s’apprêtait à sortir de la maison pour prendre des nouvelles de sa voisine, Mme de Château-Landon, une jeune veuve peu fortunée qui venait d’avoir un accident. En ouvrant la porte secondaire, elle avait vu Alban aborder Léonie puis redescendre en sa compagnie jusqu’à la vieille muraille et s’arrêter pour une discussion qui semblait singulièrement animée. Naturellement, elle n’avait rien compris à cette pantomime et hésitait à s’en mêler quand lle avait vu Léonie revenir, visiblement furieuse, et son interlocuteur la regarder s’éloigner d'un air consterné.

Elle l’attendit donc derrière la porte et quand celle-ci s’ouvrit elles se trouvèrent face à face :

—    Tiens, Charlotte ! Vous sortiez ?

—    Oui, mais vous ayant aperçue en conversation avec M. Delalande, j’ai préféré vous attendre. Cela paraissait passionnant vu de loin mais à quoi jouiez-vous ?

—    À un jeu fort peu amusant, je le crains ! Le commissaire venait apporter une très mauvaise nouvelle et ne savait pas trop comment s’y prendre.

—    Alors vous vous en êtes chargée. Sans plaisir si j'en juge votre mine. Voyons cette nouvelle !

— Peut-être devriez-vous vous asseoir ? suggéra Mlle Léonie soudain radoucie.

L’œil inquiet, Charlotte alla s’asseoir sur les mar-ches du perron :

— Elle est si mauvaise que cela ?

—Je sais qu’elle va vous toucher, Charlotte. Ce pauvre Saint-Forgeat est mort cette nuit.

—    Mort? ... Cette nuit? Mais de quoi? Un accident...

—    Non. Un duel ! Son adversaire a profité d’un instant d’inattention et l’a occis net...

Une cheminée se détachant du toit pour lui choir sur la tête n’aurait pas stupéfié davantage la jeune femme ;

—    Un duel ? Adhémar ?... Mais c’est aberrant !

Sentant venir la question inévitable, Léonie se hâta d’enchaîner :

—    C’était l’objet de la visite de M. Delalande et si j’ai dit qu’il ne savait comment s’y prendre c’est parce qu’il a été la cause indirecte de ce malheur. Cette nuit, en passant place Royale, il a constaté que deux hommes se battaient et il leur a aussitôt intimé l’ordre de remettre l’épée au fourreau au nom du Roi. Notre Adhémar, qui lui tournait le dos, s’est retourné instinctivement et l’autre en a profité.

Sous le choc, Charlotte sentit les larmes lui monter aux yeux :

—    Mon Dieu! Mais c’est affreux! Mon pauvre petit époux de papier ! Mais qui a pu ?

—    Un certain Laissac, officier de chevau-légers qui lui était totalement inconnu. Avec le chevalier de Lorraine, M. d’Effiat et deux ou trois compères, Saint-Forgeât festoyait dans un cabaret réputé rue du Pas-de-la-Mule. Ces messieurs ont bien ripaillé, bien bu, le ton est monté, s’empressa d’ajouter Mlle Léonie devenue volubile. D’un mot en est venu un autre et vous savez comment cela se passe quand la tête est chaude après trop de libations ?

—    Comme je n’en ai pas encore fait l’expérience, je peux seulement imaginer. Voilà donc la raison de la bizarre attitude de M. Delalande ? Il se sent responsable ?

—    Eh oui ! Il ne faisait pourtant que son devoir et, en débouchant sur la place Royale il ignorait l’identité de ces gens en train de violer de façon si criante les édits royaux. Quoi qu’il en soit, se dépêcha-t-elle de préciser pour endiguer la question tant redoutée, M. de La Reynie viendra demain : d’abord pour vous remettre le corps afin de lui rendre l’hommage qui lui est dû, ensuite pour vous apprendre tout ce que vous souhaitez savoir... Vous alliez chez Mme de Château-Landon ?