— Je ne suis pas le premier mari qui se bat pour son épouse.
— Non, mais cela va faire du bruit. Et si ce bruit va jusqu’à la Maintenon qui la déteste, elle va se pourlécher. Ta Charlotte pourrait être exclue de la Cour.
— Elle n’en fait plus vraiment partie depuis la mort de la Reine puisqu’elle est à Madame. D’ailleurs, je suis persuadé que celle-ci sait à quoi s’en tenir sur ses relations avec Louvois. Et elle ne lui a pas retiré son amitié, au contraire ! En outre, si la Maintenon grogne, tu plaideras sa cause puisque tu es si bien avec elle.
— Il y aurait peut-être beaucoup à dire là-dessus !
On était arrivé à l’un des endroits les mieux protégés de la place. Effiat déposa à terre la grosse lanterne sourde qu’il avait empruntée au portier pour donner un semblant d’éclairage au terrain tandis que le chevalier délivrait aux combattants le discours d’usage et se faisait montrer les épées afin de vérifier si elles étaient d’égale longueur. Ce qui était le cas, leurs possesseurs étant de la même taille à un pouce[22] près. En revanche, quand on eut mis bas les justaucorps, il fut évident que la musculature de Laissac était plus conséquente que celle du longiligne Saint-Forgeat.
On se mit en position. Chacun fit un signe de croix puis le chevalier recula de cinq pas.
— Allez, Messieurs !
L’affrontement s’engagea, rapide, brutal même. À peine l’ordre donné, Saint-Forgeat chargeait son adversaire avec une violence inattendue, dirigeant sur lui un moulinet d’un style inhabituel qui aurait pu atteindre à la tête mais eut au moins le mérite de le déconcerter assez pour qu’il ne profite pas de l’ouverture ainsi offerte.
— Où a-t-il appris cette passe ? demanda Effiat. Il fréquente pourtant la même salle d’armes que nous autres.
— Tu as raison, il s’est servi de son épée comme d'un sabre. Je sais qu’il a un vague cousin dans la Marine. Il n’a pas dû le voir depuis un bail mais cela lui vient peut-être de lui ? ... Dommage que l’action ait échoué...
A son tour, le chevau-léger attaquait de plusieurs feintes rapides qui obligèrent Adhémar à prendre du recul mais il revint vite à la charge. Il faisait montre d'une fureur qu’on ne lui avait jamais connue et de la volonté évidente de tuer.
— On dirait que notre mouton devient enragé ! observa Lorraine. Je ne l’aurais pas soupçonné capable d'une telle agressivité !
— Preuve que nous ne le connaissons pas aussi bien que nous le croyions ! Mais il a affaire à forte partie ! Oh, mon Dieu...
Cette exclamation soulignait le faux pas que le jeune homme venait de faire en parant l’assaut et qui le déstabilisa légèrement, mais il n’en revint sur son adversaire qu’avec plus de hargne.
— Cela risque de durer, commenta Effiat. Ils sont de force sensiblement égale...
Cela durait en effet sans qu’un avantage se précise. Mais soudain une voix puissante se fit entendre :
— De par le Roi ! Cessez le combat, Messieurs !
L’ordre fut fatal à Saint-Forgeat. Surpris, il esquissa le mouvement de se retourner et l’épée de Laissac s’enfonça dans sa poitrine. Il tomba comme une masse. Effiat se précipita, s'agenouilla près de lui en criant à Louvigny de courir à l’hôtel de Rohan chercher du secours. Cependant le chevalier de Lorraine entreprenait le trouble-fête qu’il ajusta de son binocle
— Voilà qui est fait ! Vous venez de tuer un homme et j’espère que vous êtes content ? Qui êtes-vous ?
— Commissaire Delalande, assistant de M. le lieute-nant général de Police ! Si cet homme est mort il n'a qu’à s’en prendre à lui-même. Ne savez-vous pas que le Roi interdit le duel sous peine...
— Nous le savons, mais pour nous autres gentil-hommes l’honneur prime même les ordres du Roi, M. de Saint-Forgeat venait d’être gravement attaqué...
— Saint-Forgeat ?
Alban se pencha et prit la lanterne pour mieux voir et pâlit en constatant qu’il s’agissait effectivement de lui. Au même moment, Louvigny revenait au pas de course accompagné d’un homme en noir muni d’une sacoche...
— J’ai trouvé monsieur qui rentrait chez lui après...
— Inutile ! fit le policier d’une voix morne. Il est bien mort ! On vous a dérangé pour rien, docteur. Puis-je savoir contre qui il s’est battu ?
— Moi. Sébastien de Laissac, lieutenant aux chevau-légers. Je regrette de l’avoir tué mais il m’avait obligé à venir sur le terrain. Ces messieurs peuvent en faire foi.
— C’était pourtant un homme... pacifique ? Comment vous y êtes-vous pris pour lui mettre l’épée à la main ?
— Oh... des plaisanteries sur les relations amoureuses de sa femme avec M. de Louvois ! Il est de notoriété que...
Il n’en dit pas davantage. Le poing d’Alban était parti à la vitesse d’une catapulte et Laissac tomba lourdement à côté de sa victime, sans connaissance. Lorraine se rapprocha et ajusta son binocle pour mieux admirer le phénomène :
— Peste ! Quel coup ! Il vous arrive souvent de frapper les gens que vous interrogez ? En dehors de la question, évidemment ?
— Jamais... sauf quand on se permet d’éclabousser le nom d’une femme respectable !
— Vous êtes un enfant, mon cher, répliqua Lorraine en ricanant. Si deux hommes mettent flamberge au vent, c’est presque toujours pour une femme et, naturellement, plus elle est jolie et plus il y a de risque.
— Où a eu lieu cette altercation ?
— Chez Coiffier, là derrière !
— Ce qui veut dire qu’il y a eu des témoins ?
— Oui ! À ce propos, il serait peut-être convenable de les délivrer ? Pour qu’ils se tiennent tranquilles pendant le combat, nous les avons mis sous clef. Maintenant si vous voulez vous en charger.
— Donnez-moi ces clefs ! Dans l’immédiat, je vais vous prier de me suivre au Châtelet où le corps doit être déposé...
— Monsieur, intervint Effiat, ce genre de... procédure ne saurait s’appliquer à des gens tels que nous et vous êtes excusable de l’ignorer, mais voici M. le chevalier de Lorraine et quant à moi, je suis...
— Le marquis d’Effiat. Je vous connais tous les deux et vous sais proche de Monsieur, frère de Sa Majesté. Aussi, ajouta-t-il avec un mince sourire de dédain, est-ce à M. de La Reynie en personne que je vais vous conduire eus égards à votre qualité. Moi je ne suis qu’un simple commissaire. Lui saura quelle suite il entend donner à une affaire autour de laquelle il y a déjà trop de bruit.
Et s’adressant à son sergent :
— Jacquemin, toi et Dubois allez à la Fosse aux Lions libérer maître Coiffier et ses clients. Vous poserez des questions mais évitez de faire allusion à l’issue du combat. Laissez entendre au contraire que nous sommes arrivés à temps pour l’empêcher. Les échos de Paris se chargeront suffisamment tôt de rétablir la vérité. Deux hommes pour emporter M. de Saint-Forgeat ! Avec tout le respect dont ils sont capables !
— Curieux langage pour un policier, ironisa le chevalier.
Ce n’était pas une bonne idée. Delalande laissa fuse un éclat de colère :
— Pourquoi ? Me feriez-vous l’honneur de me prendre pour un rustre ? Outre que l’on peut seulement s’incliner devant la mort, il faut que ce malheureux, connu pour être des moins belliqueux, ait eu fort à souffrir pour en venir à cet éclat fatal. De même on ne le mettra pas à la Morgue parmi les corps que la Seine rejette ou les victimes des truands, mais dans une salle à part jusqu’à ce que M. de La Reynie ait pris une décision.
— En ce cas, vos hommes n’ont qu’à le porter à ma voiture qui attend sous les arbres. Nous vous suivrons...
Quand on fut en vue du Grand Châtelet, Alban poussa un soupir de soulagement. Le cabinet du chef était éclairé donc il était là et on ne serait pas obligé de l’envoyer chercher. Dans le marasme où il se débattait depuis qu’il avait reconnu sans hésiter l’époux de Charlotte, Alban était conscient qu’en d’autres circonstances il eût incarcéré tout le monde jusqu’à ce que, le jour venu, on pût y voir plus clair, mais il se sentait désemparé, tel un gamin perdu devant l’accusation que Lorraine lui avait envoyée à la figure après son ordre de cesser le duel. En revivant la scène, il ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable puisque c’était son intervention qui, en le faisant se retourner, avait permis à l’épée de ce Laissac d’embrocher le pauvre Saint-Forgeat.
En le voyant surgir dans son bureau, essoufflé d’avoir monté les escaliers quatre à quatre et visiblement bouleversé, le lieutenant général se leva machinalement :
— Que t’arrive-t-il ? Tu es malade ? Tu sembles ne te soutenir qu’à peine.
— Non, je ne suis pas malade, mais Adhémar de Saint-Forgeat vient d’être tué en duel et je suis la cause indirecte de sa mort !
— Saint-Forgeat ? En duel ? Mais ça n’a pas de sens ! Je n’imaginais même pas qu’il sût tenir une rapière !
— Cela prouve seulement que l’on ne sait jamais ce que cachent un visage ou un comportement. Et le comble, c’est que c’est lui le provocateur ! Vous n’auriez pas quelque chose à boire ?
— Bien sûr que si ! Tu sais où ça se trouve, alors sers-toi ! Et puis raconte !
Alban avala d’un trait un verre d’eau-de-vie, déballa son histoire et conclut :
— J’ai laissé Jacquemin et Dubois s’occuper des clients de la Fosse aux Lions et je vous ai ramené la fine fleur des amis de Monsieur. Je dois dire que, pour une fois, ils ont fait preuve d’une certaine... docilité. Ce qui peut étonner de la part du chevalier de Lorraine, mais je pense sincèrement que ce drame l’a touché ainsi d’ailleurs que le marquis d’Effiat...
— Tu as bien fait ! C’est au Roi qu’il me faudra rendre compte et je veux savoir en quelles dispositions sont ces jolis messieurs. Que cette tragédie les mettent mal à l’aise n’en est que préférable. Je leur ferai entendre raison plus facilement. Vois-tu, je désire surtout limiter le scandale - inévitable - que cette mort va déclencher. L’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat n’est sûrement pas effacée de l’esprit des courtisans. Dieu sait ce que va en dire la Maintenon !
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