Le chevalier et ses amis furent accueillis avec tout le respect dû à leur qualité, avec cette nuance chaleureuse réservée aux meilleurs clients. Maître Claude Coiffier, patron et maître-queux dont la bedaine tendait le tablier blanc encore craquant d’amidon, les conduisit lui-même jusqu’à la deuxième salle réservée à la clientèle privilégiée, où, averti par un valet du Palais-Royal, il leur avait réservé la meilleure table près du feu allumé dans une cheminée qu’aucun ustensile de cuisine n’encombrait. Garder cette table n’avait pas été une mince affaire, car le cabaret était plein, mais Coiffier savait comment s’y prendre et une large pancarte « Pour Monsieur, frère de S.M. le Roi » avait tenu les amateurs à distance et il n’échappa à personne quand les occupants arrivèrent que le prince n'y était pas, mais les révérences de Coiffier et l’œil de glace du chevalier éteignirent la moindre velléité de contestation.

La maison était célèbre pour son art d’accommoder le gibier, les volailles, avec une mention particulière pour les sarcelles des marais de la Grange-Batelière agrémentées d’un coulis d’écrevisses. On les fit précéder de pâté de Houdan, d’omelette aux crêtes de coq. Puis suivre d’un cuissot de marcassin et l’on arrosa le tout d’un vin de la Romanée qui était l’une des gloires de la Fosse aux Lions.

Comme les autres convives ne se contentaient pas d’eau pure et de légumes, les voix s’élevaient en conséquence. Le degré d’ivresse aussi. Soudain Saint-Forgeat, qui faisait partie des plus sobres, entendit son nom et un éclat de rire général. Cela venait du fond de la salle où des officiers de chevau-légers soupaient en compagnie de trois femmes relativement jolies et cette tablée semblait fort gaie.

Voyant se lever le jeune homme, Effiat intervint :

—     Où veux-tu aller ?

—    Demander à ces gens ce qu’ils trouvent de si amusant en moi. Je viens d’entendre mon nom et on s’est esclaffé... Ce n’est pas une chose que je puisse supporter.

—    Je vais avec toi ! Et c’est moi qui parlerai !

—    Pourquoi ?

—    Etant plus âgé, j’ai plus d’expérience...

Plus de prestance aussi, ce qu’il eut le tact de ne pas ajouter. Le frère cadet du beau Cinq-Mars, le favori de Louis XIII, décapité pour trahison, ne possédait pas sa beauté quasi angélique. La sienne était plus virile, mais avec quelque chose de brutal et d’inquiétant. N’avait-il pas été l’exécutant du complot qui avait conduit à la mort la première femme de Monsieur ? Il se savait impressionnant et comptait là-dessus pour amener à plus de retenue une poignée d’ivrognes.

—    Messieurs, dit-il, vous venez de prononcer le nom d’un de mes amis dont on dirait qu’il vous amuse énormément. J’aimerais que vous m’en donniez la raison.

L’un des officiers se leva, le regard mauvais :

—    Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.

—    Je viens de vous le dire, il s’agit d’un ami et je ne vois pas en quoi il donnerait à se gausser.

—    Ni plus ni moins que tous les cocus ! Il est vrai que celui-là a fait ce qu’il fallait pour ça. On lui a donné l’une des plus jolies filles de la Cour et il s’est bien gardé d’y toucher... Il est également vrai qu’elle était chasse gardée...

D’un bras vigoureux, Effiat retint derrière lui Adhémar prêt à sauter à la gorge de l’insolent.

—    Chasse gardée ? Et pour qui ?....

—    Pour M. de Louvois pardi ! Vous me semblez homme de qualité, Monsieur, et vous n’ignorez sans doute pas que, après la mort de la Reine, la ravissante Charlotte a disparu pendant plusieurs mois avant d’effectuer une rentrée dramatique à souhait destinée à masquer la vérité. Elle aurait tâté de la prison d’où le bon ministre l’a extraite pour la cacher dans un pavillon qu’il possède afin de lui prodiguer les soins nécessaires à son état. Je peux vous dire de source sûre de quel genre étaient les soins en question...

—    Vous me semblez bien renseigné ?

—    De première main, mon cher Monsieur. Il se trouve que j’ai pris à mon service l’homme qui veillai sur le trésor et qu’une belle nuit Mme de Louvois l’a chassé après avoir délogé la maîtresse de son mari... Mais avant, je peux vous certifier que le cher ministre avait pris du bon temps avec elle. C’est à peine s’il lui permettait de se rhabiller durant ses absences et elle est si admirablement faite...

—    Menteur ! Sale menteur ! Je vais te faire rentre tes ignominies dans la gorge...

Bousculant Effiat, Adhémar venait de sauter sur l’homme en déployant une telle violence qu’il l’envoya à terre, après quoi, à califourchon dessus, il entreprit de l’étrangler en le couvrant d’injures... Il fallut s’y prendre à plusieurs pour l’en arracher et le maintenir tandis que l’on relevait le militaire. Tout le monde était debout à présent et le chevalier de Lorraine avait rejoint ses amis... Le tumulte était général et le malheureux Coiffier s’agitait comme une girouette pour tenter de ramener de l’ordre.

—    Qu’est-ce que c’est que ce fol ! Braillait l’agressé. Il faut l’enfermer !

—Pas avant de t’avoir enfoncé mon épée dans le ventre, hurla Adhémar. C’est ma femme que tu viens de traîner dans la boue ! Je suis le comte de Saint-Forgeat et je vais te tuer !

Voyant son agresseur solidement maintenu par les frères La Jumellière, l’autre voulut fanfaronner :

—    On dit qu’il n’y a que la vérité qui fâche, mon cher monsieur. Si la mienne vous déplaît, ce n’en est pas moins une vérité !

—    Vous allez m’en rendre raison ! Comment vous appelez-vous ?

—    Bertrand de Laissac ! Et cessez donc de rouler ces yeux furibonds ! Je n’ai dit que le vrai, alors surveillez donc votre belle épouse au lieu de me chercher des noises !

—    Je ne vous cherche pas des noises. J’entends que nous en décousions, et sur l’heure !

Laissac s’esclaffa :

—    Vous ne pensez pas que ce soit suffisant ? On ne se bat plus en duel ! Le Roi l’interdit !

—    Il interdit encore plus que l’on attaque l’honneur des dames ! Tu vas te battre, oui ou non ?

—    Je m’en vais boire à ta santé, ami ! Et ensuite continuer mon souper...

Il eut à peine le temps de prendre la bouteille que Saint-Forgeat, hors de lui, le giflait par deux fois à toute volée.

—    Et maintenant ?

—    Oh non ! Gémit Coiffier. Vous n’allez pas vous battre chez moi !

—    N’ayez crainte ! Intervint le chevalier de Lorraine en venant se placer entre les deux antagonistes. Nous allons régler dehors cette affaire mais en petit comité. Vos clients sont priés de rester tranquilles. Voilà pour notre dépense, ajouta-t-il en lui lançant sa bourse. A présent sortons, Messieurs ! Nous avons près d’ici le meilleur endroit pour ce genre de discussion. J’espère que deux de vos amis accepteront de vous servir de témoins, Monsieur de Laissac. Quant à moi, j’arbitrerai le combat !

Et s’adressant aux trois femmes :

—    Croyez à mes regrets de vous ôter vos compagnons mais je ne pense pas les retenir trop longtemps !

—    Vous avez l’intention de vous battre sur la place ? avança timidement Coiffier. Mais Monseigneur vous savez qu’à cette heure les grilles sont closes...

—    ... et les clefs à l’hôtel de Rohan-Guéménée ! Ne vous en souciez pas !

—    En fait de clefs, fit Effiat, vous allez fermer vos volets et nous donner les vôtres afin d’être assurés que le cabaret sera fermé le temps du combat. Ceux que la curiosité attirerait dehors ou qui auraient l’idée d’appeler la Prévôté seront ainsi obligés de se tenir tranquilles ! L’un de nous surveillera d’ailleurs l’extérieur. .. Cela dit, continuez de festoyer : votre captivité sera courte !

Quelques voix s’élevèrent bien pour protester, mais c’était plutôt pour la forme. La réputation des amis de Monsieur n’était plus à faire, singulièrement celle de Philippe de Lorraine dont le faste et les largesses étaient connus à l’égal de son dangereux caractère. Le calme revint et les servantes reprirent leurs allées et venues tandis que les La Jumellière assuraient la surveillance.

Un instant plus tard les sept hommes - Saint- Forgeat, Laissac, ses deux témoins, Lorraine, Effiat et Louvigny - franchissaient la voûte séparant la rue du Pas-de-la-Mule de la place Royale aux quatre coins de laquelle brillait une lanterne. Le centre, où des rangées de tilleuls abritaient des bancs de pierre et qui, dans la journée, était, avec le Cours-la-Reine l’une des promenades favorites de la bonne société, n’était plus, la nuit, qu’une masse obscure ceinturée par des grilles dont le marquis d’Effiat se chargea d’aller chercher les clefs chez le concierge de l’hôtel de Rohan. Le bonhomme eut une velléité de refuser, mais ayant eu le choix entre une dague et une pièce d’or, il se laissa convaincre sans trop de peine. Ne lui avait-on pas promis que l’on « ferait le ménage » avant de quitter la place ?

Chemin faisant, le chevalier avait dit à Saint-Forgeat sa façon de penser :

—    Tu as fait une folie, mon garçon !

—    Laisser mon nom galvaudé sur les tables d’un cabaret, tu appelles cela une folie ? Et mon honneur alors ? Qu’en fais-tu ?

—    Si tous les maris cocus allaient sur le pré, la population française baisserait considérablement.

—    Tu me donnes tort ?

—    Oui et non. Non lorsque tu veux faire respecter ton nom et oui si d’aventure ce Laissac n’a énoncé qu’une vérité !

—    Charlotte, la maîtresse de Louvois ?

—    Pourquoi pas ? Au fond, nul ne sait au juste ce qui s’est passé entre eux pendant la durée de cette mise « à l’abri » dans une maison à lui. Et si tu es en train de rendre service à ton nom, ce n’est pas le cas pour ta femme !