Après un énorme travail d’assèchement pour rendre les lieux salubres - mais on avait fait bien davantage à Versailles, Marly fut inauguré le 10 septembre 1684 par une fête qui commença à six heures. La musique du Roi dans son entier chanta des morceaux d’opéra, ensuite il y eut grand bal dans les salons et, pour finir, quatre soupers dans les quatre appartements - pas un de plus ! - réservés au Roi et à sa famille immédiate. Le château, en effet, était de taille réduite, mais une ingénieuse disposition permettait d’avoir des invités sans en être encombré.
Son parc attenait à celui de Versailles et, quand on arrivait, on trouvait d’abord une cour ronde pour le corps de garde où aboutissaient d’autres cours de service. De là on gagnait le château par une avenue bordée de terrasses plantées d’arbres. Le château lui-même apparaissait comme un imposant pavillon isolé vers lequel semblaient monter, le long d’un vaste parterre, douze petits pavillons - six de chaque côté - ne pouvant loger que deux personnes : une au rez-de-chaussée et une seconde à l’étage. Mais loger ne fût-ce qu’une nuit dans l’une de ces charmantes niches à chien devint bientôt la grande affaire de tout ce qui portait un nom à la Cour[19].
En dehors de ces privilégiés du premier rang, il y avait ceux qui l’étaient moins : n’étant conviés qu’à une fête quelconque, ils retournaient coucher à Versailles. Enfin, il y avait là tous ceux qui ne l’étaient pas du tout et qui devaient se contenter d’envier les bienheureux qui pouvaient se vanter d’avoir eu droit aux « Marly ». D’autant que l’étiquette y était beaucoup moins sévère qu’au palais. On y pouvait voir, dans la matinée, le Roi s’en aller distribuer caresses et friandises à ses chiens. Ce dont on pensait se pâmer d’attendrissement. En gros, il y avait rarement plus de cent personnes à Marly, ce qui était vraiment infime en regard des foules qui peuplaient Versailles.
Les dames en particulier adoraient Marly. Il n’était pas rare que Sa Majesté en conviât une vingtaine à y passer la soirée et la nuit. Les « élues » en étaient d'autant plus enchantées que chacune trouvait, en arrivant dans son pavillon, une « toilette complète » où rien de ce qui appartient à un luxe commode n’était oublié. En outre quiconque était du voyage pouvait donner des repas dans son appartement ; on y était servi avec la même délicatesse que le maître... La Reine n’y était jamais venue puisque le château ne fût achevé qu’après sa mort, mais Mme de Maintenon s’y trouvait presque toujours auprès du Roi. Mme de Montespan y venait aussi mais ne s’y rendait que pour lancer des piques à l’étrange couple royal, donnant ainsi quelques échappatoires à sa colère rentrée : sa rivale logeait au château et elle dans l’un des pavillons ! Le roi ne disait rien. Il semblait même prendre une sorte de plaisir pervers à voir s’illuminer d’éclairs meurtriers les magnifiques yeux d’outremer qu’il avait tant aimés...
Monsieur et Madame s’y déplacèrent à plusieurs reprises au cours du premier semestre 1685, mais Madame ne s’y plaisait pas, trouvant l’endroit trop resserré et manquant par trop de vue. Monsieur partageait cet avis. Comment se plaire dans cette taupinière quand on possède Saint-Cloud ? En outre, l’exiguïté des lieux ne lui permettait pas d’emmener ses amis, même si, grâce à Mme de Maintenon, le chevalier de Lorraine - que décidément elle adorait ! - reçut parfois la faveur d’y être convié. Les autres, d’ailleurs, ne se plaignaient pas de leur mise à l’écart. Eux aussi préféraient Saint-Cloud et surtout, quand leur maître s’ennuyait à Marly, ils avaient la latitude d’aller se distraire à Paris autant qu’ils en avaient envie. N’avaient-ils pas leurs logis au Palais-Royal pour leur servir de relais ?
Ce soir-là, on avait décidé d’aller souper en petit comité dans l’un des meilleurs « cabarets[20]» de Paris, la Fosse aux Lions rue du Pas-de-la-Mule, où l’on faisait bonne chère dans une atmosphère souvent amusante. Proche de la place Royale[21], on y rencontrait souvent des poètes et, d’abord, la réputation de la famille Coiffier installée là depuis plus de cinquante ans lui valait la clientèle des propriétaires, hauts magistrats ou autres, des magnifiques hôtels dont se composait alors la plus belle place de Paris. On y aurait même vu à de nombreuses reprises le maréchal d’Humières ! Après, les amis de Monsieur iraient à l’Opéra...
Il avait plu une partie de la journée et la soirée était fraîche pour la saison, mais en arrivant à destination l’aimable couleur rose qui traversait les petits carreaux des fenêtres parlait de chaleur et de gourmandise. Comme on n’était que six, on n’avait emprunté qu’un seul carrosse. On l’envoya se garer au-delà du passage voûté reliant la rue à la place. Outre Lorraine et Effiat, le groupe se composait des frères La Jumellière, de Saint-Forgeat et d’un certain Louvigny, lieutenant aux gardes de Monsieur et qui plaisait fort au marquis d’Effiat. Tout ce monde était d’une humeur charmante, y compris Adhémar que le chevalier avait fait revenir de Saint-Germain, trouvant qu’il s’y attardait un peu trop:
— Si encore tu servais à quelque chose, mais tu n’as pas réussi à trouver la moindre trace du diamant ! Alors je me demande pourquoi on ne peut plus t’en extraire ?
— J’y vis ! Et très agréablement crois-moi !
Ce dont le cher chevalier n’avait pas cru un mot. Et pourtant c’était vrai...
Dans la maison de Charlotte, auprès de Charlotte, il avait découvert ce qu’il n’avait jamais connu : une vie diamétralement opposée à celle que l’on menait au Palais-Royal, à Saint-Cloud et, évidemment à Versailles. Là, pas de fêtes, pas de bruits, pas d’angoisses sur la couleur des plumes d’un chapeau ou la coupe nouvelle d’un habit. On se vêtait plus simplement sans exclure une certaine élégance, mais il découvrit que cela évitait d’être le point de mire amusé des gens du voisinage. Il en oubliait même l’affaire du diamant jaune qui l’avait cependant occupé si longtemps et en était arrivé à adopter le point de vue de Charlotte : le baron de Fontenac l’avait peut-être rapporté des Indes mais ne le possédait plus depuis belle lurette ! Malheureusement, il n’arrivait pas à faire avaler cette opinion nouvelle à Lorraine qui, lui, continuait à y croire dur comme fer et le tarabustait en conséquence. Abusivement ? Certainement, car il y avait des moments où Saint-Forgeat envisageait de prendre une douillette retraite à Saint-Germain.
Là-bas, il y avait le charme d’une maison bien tenue n’ayant guère à voir avec son petit deux pièces au Palais-Royal, sa pimpante chambre rose où il se plaisait de plus en plus et à laquelle Charlotte s’était scrupuleusement gardée de toucher, la délicieuse cuisine de Mathilde doublée d’une cave des plus honorables sur laquelle Merlin veillait en connaisseur averti, les longs bavardages avec Mlle Léonie qui était sans doute la personne la plus divertissante qui soit, les parties d’échecs avec M. Isidore qui n’en avait pas fini et de loin avec le catalogue de la bibliothèque pour lequel d’ailleurs Adhémar remplaçait volontiers Mlle Léonie à l’écriture sans imaginer un seul instant qu’il était assis tout justement sur ce diamant qu’il en était venu à croire mythique. Et puis il y avait Charlotte - eh oui ! -, Charlotte avec laquelle il aimait se promener, converser au coin du feu ou au jardin. Elle le traitait en frère aîné plus qu’en époux, mais, n’étant par nature pas très porté sur les plaisirs de la chair -même après avoir goûté à la pratique sodomite ! -, Saint-Forgeat trouvait plutôt agréable d’avoir quelqu’un à aimer platoniquement. C’était moins fatigant et plus doux à l’âme.
De leur côté, les habitantes de l’hôtel de Fontenac en étaient venues à l’apprécier. Non seulement on ne le jugeait plus gênant, mais, devinant petit à petit ce qui pouvait se cacher de misère morale dans la vie que l’on menait chez les amis de Monsieur, elles ressentaient de l’inquiétude quand il repartait et le pressaient de revenir tant elles redoutaient qu’il ne perde au jeu le peu de ressources qu’il lui restait après avoir vendu hôtel et château. Car, malheureusement, Adhémar était resté prisonnier de ce vice où l’on frôlait plus souvent le désastre que le triomphe alors que le bésigue ou les échecs n’offraient pas des émotions aussi violentes que le hoca ou le pharaon. Charlotte ayant précédemment épongé quelques dettes, pas trop criardes heureusement, elle n’en considérait pas moins l’avenir avec inquiétude.
Du côté de Philippe de Lorraine, son intelligence aiguë lui avait permis de pressentir qu’il se passait quelque chose et s’il n’avait pas cru son jeune ami quand il lui avait répondu qu’il se trouvait bien dans l’ancienne ville royale, il en avait conclu qu’il valait mieux - pour un temps du moins ! - ne plus le mêler aux plaisirs les plus faisandés de la confrérie. Il voulait, en gardant la main sur lui, conserver un contact étroit avec cette maison de Charlotte dont son flair lui disait qu’elle recelait un secret.
C’est pourquoi, ce soir-là, il avait décidé que l’on irait faire bombance chez Coiffier avant d’aller admirer les ronds de jambe des danseurs de l’Opéra. La maison était connue depuis plus d’un demi-siècle. Dans les débuts c’était surtout un pôle d’attraction pour les amateurs de jolies filles et aussi de bons vins. Les poètes fréquentant chez les Précieuses du Marais s’y rendaient volontiers lorsqu’ils étaient en fonds :
Allons chez la Coiffier
Ou bien au Petit-Maure,
Je vous veux tous défier
De m’enivrer encore.
Chantaient à qui mieux mieux les Voiture, Saint-Amant et autres serviteurs de la muse Erato. Mais avec le temps, le fils de la « Coiffier » avait choisi d’écarter les filles souvent scandaleuses pour donner plus de soins encore à une cave désormais mise en valeur par une cuisine recherchée amenant une clientèle plus huppée et donc plus riche que les rimeurs d’autrefois.
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