—    Votre époux ? N’est-il pas parti comme les autres faire la fête chez ce démon de chevalier ?

—    Eh bien, non ! Il s’est déclaré souffrant et a accouru à Saint-Germain me faire part de ce qui se passait !

—    Lui ? C’est à peine croyable !

—    Et, qui mieux est, il a fait le trajet à cheval pour être plus rapide ! J’en ai été la première surprise et je commence à croire qu’en l’épousant je n’ai pas conclu un si mauvais marché ! C’est un garçon bizarre mais il doit avoir plus de cœur que nous le pensions ! En tout cas, il aime bien Madame!

—    Cela en fait toujours un ! ... Mais rentrons à présent! Vous n’avez pas soupé, j’imagine ?

—    Non. Je ne voulais pas perdre de temps...

—    Nous allons le partager ! Il me vient une petite faim!

Au mépris du protocole, elles soupèrent seules en tête à tête. Madame avait renvoyé son service et le repas se déroula comme dans n’importe quelle maison bourgeoise :

—    Puisque l’on me traite en sauvage sans éducation, j’entends au moins vivre à ma guise lorsque je suis en mon particulier !

Tant qu’on fût à table, on échangea des banalités en raison de la présence des laquais et ce fût seulement en se retrouvant dans le cabinet de correspondance que Charlotte apprit les « crimes » de Madame. Elle avait pensé, naturellement, qu’une ou plusieurs de ses lettres. A sa tante Sophie de Hanovre avaient été ouvertes - ce qui était déjà scandaleux en soi ! -, mais pour cette fois, il n’en était rien. Ce qu’on lui reprochait, c’était des intempérances de langage ! Des broutilles dont le Roi aurait plaisanté autrefois lorsqu’il appréciait sans retenue le franc-parler de sa belle-sœur, même s’il arrivait de temps en temps que les propos fussent un peu « verts ». Il était alors définitivement acquis que la duchesse d’Orléans tenait plus du garçon que de la fille.

Les chefs d’accusation étaient les suivants. D’abord au cours d’une conversation, assez libre peut-être, ou l’on se récriait - Dieu sait pourquoi ? - sur la « beauté » physique de Mgr le Dauphin, Madame se serait mise à rire en déclarant, devant le prince d’ailleurs, que « si elle devait le voir nu de la plante des pieds à la tête », ni lui ni aucun autre ne pourrait la tenter. Second crime : elle avait trouvé normal que ses demoiselles eussent des amourettes. Enfin, elle aurait plaisanté la ravissante princesse de Conti sur les nombreux « galants » qui lui tournaient autour...

—    Voilà ! conclut Madame. Je ne vous ai rien caché !

—    Cela ne me paraît pas porter à conséquence. Et qu’a dit le Roi ?

A ce nom, de grosses larmes remontèrent aux yeux de la coupable :

—    Oh, vous n’imaginerez jamais ! Il a dit... pour que cela me soit répété... que si je n’étais pas sa belle-sœur, il m’aurait « congédiée » de la Cour !

Et là-dessus, elle se remit à pleurer.

—    Quoi ? Pour ces vétilles ? Souffla Charlotte, abasourdie.

—    Eh oui ! Pour ces vétilles ! Jamais, au temps de la Montespan, on n’aurait fait autre chose qu’en rire, mais, apparemment, je ne suis plus ici qu’une pièce rapportée devenue choquante et même indésirable dans la cour d’une grue repentie qui pense faire oublier ses anciennes frasques en jouant les vertus intransigeantes et qui transforme notre Roi-Soleil en triste lumignon !

—    C’est ridicule ! Puis-je demander à Madame ce qu’elle a l’intention de faire ?

—    Me servir de la seule arme qu’on me laisse : écrire au Roi ! J’ai rédigé quelques brouillons, ajouta-t-elle en rassemblant des feuillets épars sur la table.

—    Si Votre Altesse veut bien me permettre de lui donner un conseil, c’est de laisser de côté ces brouillons. Madame possède un réel talent d’écriture et n’a nul besoin de réfléchir longuement. Elle devrait simplement laisser parler son cœur : celui d’une grande princesse que l’on offense et non celui d’une petite fille que sa gouvernante vient d’admonester...

—    Vous croyez ?

—    Oh, j’en suis sûre ! Maintenon ou pas, il reste sans doute au Roi suffisamment de nobles sentiments pour qu’il puisse encore entendre leur langage. Mais c’est à lui que Madame doit s’adresser : pas à son beau-frère !

—    ... Oui. Vous avez raison...

Et sans plus attendre, la Palatine prit une feuille de papier à ses armes, une plume fraîchement taillée et se mit à écrire... sans doute l’une des plus belles lettres qui fussent jamais sorties, de son encrier. Digne, longue et détaillée, elle s’achevait ainsi :

« Voilà, Monseigneur, d’un bout à l’autre ce que je puis vous dire pour ma justification. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle puisse satisfaire Votre Majesté et je m’estimerais très malheureuse si cela n’était pas... Je ne puis que vous supplier Monseigneur d’oublier le passé, de m’ordonner quelle conduite vous voulez que je tienne à l’avenir, je l’exécuterai très exactement. Et je vous assure, Monseigneur, qu'en cela et en tout ce qui vous plaira jamais de m’ordonner vous serez obéi...

« Et je vous supplie encore de croire que je n’ai pas moins de respect et, si j’ose dire, de véritable amitié pour votre Majesté que les gens qui croient se faire valoir auprès de vous en me rendant de si mauvais offices. Je ne les connais pas mais je sais bien qu’ils ne peuvent avoir de véritable respect pour vous parce qu’ils ont la hardiesse de vous rendre odieux ! »

La lettre partit le lendemain et Charlotte rentra chez elle assez contente de ce qu’elle venait de voir : la Palatine, après avoir ordonné que l’on prépare ses bagages, avait réuni les rares dames et demoiselles restées à Saint-Cloud - un peu à leur corps défendant ! - En leur déclarant qu’ayant décidé de faire retraite à l'abbaye Notre-Dame-la-Royale de Maubuisson, toujours sous la crosse abbatiale de la vieille princesse Louise-Hollandine von der Pfaltz-Simmern, sa tante, eIles pouvaient aller où bon leur semblerait.

L’incident fût vite clos : Madame fût invitée, avec tous les honneurs dus à son rang, à reprendre sa place à la Cour à la grande satisfaction des gens qui l'aimaient et il y en avait plus que l’on aurait pu s’y attendre. Splendidement parée, pour une fois, elle se tenait à son rang, assise alors que son ennemie était debout à la fastueuse réception du doge de Venise venu faire sa soumission au roi de France. Malheureusement pour Madame, elle n’en avait pas fini avec les chagrins. Quelques jours plus tard la nouvelle arrivait à Versailles : son frère, l’Électeur Karl venait de mourir à Heidelberg à peine âgé de trente-quatre ans. Sa douleur fût affreuse et après que le Roi et les princes se furent transportés pour lui offrir leurs condoléances à Saint-Cloud, elle repartit pleurer tranquille à Maubuisson. Pourtant, Louis lui avait longuement parlé en lui donnant les marques d’une amitié revenue, mais avec Karl s’en allait le dernier des princes du Palatinat. Peut-être devinait-elle vaguement, du fond de sa lourde peine, que, dans peu de temps, s’ouvrirait la guerre de Succession du Palatinat qui lui serait déchirante parce que ce serait en son nom - et pour défendre ses droits d’héritage ! - Que les troupes françaises envahiraient son cher pays natal et le ravageraient jusqu’à l’os. Les ordres de Louvois seraient plus impitoyables encore qu’ils ne l’avaient été lors des dragonnades. Hei-delberg, le château bien-aimé de « Liselotte » et les cerisiers dont elle gardait un souvenir attendri allaient être incendiés et la ville livrée au saccage. Elle en pleurerait des larmes de sang...

On n’en était pas encore là quand le Roi lui fit porter la bonne parole, mais il se garda prudemment de lui apprendre que, dès la mort de l’Électeur, il avait envoyé un émissaire faire valoir les droits de Madame, surtout sur les trois comtés par-delà le Rhin...

Elle y gagna ceci : devenue un atout dans le jeu violent de l’Europe et dans la main du Roi, on n’eut plus jamais l’idée de la menacer d’expulsion et elle eut moins à souffrir des tracasseries de la véritable conjuration qui s’était montée contre elle. « On » avait d’ailleurs d'autres chats à fouetter. « On » était en train de créer à Saint-Cyr une maison d’éducation modèle pour les jeunes filles nobles et pauvres. D’autre part, « on » avait réussi à maintenir le Roi dans la ligne droite du « Grand Dessein » qu’on lui soufflait : la révocation de l’édit de Nantes - l’œuvre maîtresse d’Henri IV - qui allait vider la France d’une partie non négligeable de sa population active à laquelle il ne resterait que la fuite pour éviter le massacre, les galères ou Dieu sait quelle forme de sévices !

En attendant, le soleil continuait de briller sur les ors et les marbres de Versailles et sur les jardins si soigneusement tenus qu’une fleur fanée le soir se trouvait remplacée par une autre le lendemain matin. À l’intérieur une foule chamarrée, scintillante, élégante s’y mouvait comme dans un rêve avec la dignité inhérente à des élus conscients d’avoir atteint le Paradis. Mais un Paradis où il arrivait qu’on s’ennuyât ferme... Peut-être parce qu’il y avait trop de monde !

C’était sans doute l’avis du Roi lui-même qui, dès l’automne 1676, avait commencé à bâtir à Marly un modeste château où il pourrait se délasser de la pompe et de l’étiquette de son immense palais. « Lassé du beau et de la foule, il se persuada qu’il voulait quelquefois du petit et de la solitude. »

Après avoir longuement arpenté les environs, les côteaux et la large vallée de la Seine, il avait fini par découvrir derrière Louveciennes un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessible du côté de ses marécages, extrêmement étroit et sans aucune vue, encerclé qu’il était de collines. Une bourgade s’adossait à l’une d’elles : c’était Marly.

D’aucuns auraient jugé que l’endroit manquait de gaieté et qu’il devait être des plus faciles d’y mourir d’ennui, mais Louis XIV l’entendait différemment. Il voulait une espèce d’ermitage pour y passer une partie de la semaine, du mercredi au samedi et deux ou trois fois dans l’année, ne retenant qu’une douzaine au maximum des membres indispensables de sa cour. Il s’y rendit plus souvent !