Elle le contemplait encore un quart d’heure plus tard quand, inquiets de ne pas la voir redescendre, Mlle Léonie et Isidore vinrent la rejoindre après avoir frappé discrètement à la porte. Mais elle n’entendait pas tant elle était perdue dans sa rêverie.

—    Eh bien ? fit la vieille demoiselle. Que dites-vous de notre surprise ?

—    C’est fabuleux ! Plus magnifique encore que je ne l’imaginais ! D’ailleurs je n’imaginais rien du tout puisque je n’y croyais pas. Comment avez-vous fait pour le retrouver ?

—    Le mérite en revient entièrement à M. Isidore. Si vous consentez à vous arracher à la fascination de cette pierre, ranger ces cailloux très soigneusement et redescendre avec nous, on vous expliquera...

Incapable de se séparer sur l’instant de ce trésor tellement inattendu, Charlotte le fourra dans une des poches de sa jupe et les suivit jusque dans la bibliothèque dont, pour plus de précautions, le vieux conseiller d’ambassade ferma la porte soigneusement en tournant deux fois la grosse clef.

—    C’était donc ici, en définitive ? Questionna Charlotte en se dirigeant vers l’image de Clio.

—    Oui, mais pas là ! Et pas davantage derrière aucune de ces dames, expliqua Mlle Léonie, car, souvenez-vous Charlotte, nous avons examiné si le même mécanisme ne se répétait pas.

—    En effet. Où alors ?

—    Je vais vous le montrer ! dit M. Isidore visiblement enchanté de l’effet qu’il allait produire. Mais, s’il vous plaît, ne vous asseyez pas là, conseilla-t-il en voyant la jeune femme s’apprêter à s’installer sur la vieille chaise à cousine de cuir qui était devant le bureau.

—    Pourquoi ?

—    Simplement parce que si vous vous asseyez sur la cachette je ne serai pas en mesure de vous la montrer. Tenez !

Écartant le meuble, massif d’ailleurs, qui se composait d’un siège épais porté par des pieds chantournés relativement courts, et d’un haut dossier, il fit tourner l’une des sculptures rudimentaires du bandeau de bois supportant le coussin usagé et fit sortir un tiroir dont rien, ni même la moindre rainure, ne laissait supposer la présence.

—    Voilà ! fit-il triomphalement. C’était là !

—    Mais comment avez-vous eu l’idée de faire jouer ce mécanisme... ou même de supposer qu’il y en avait un ?

Le vieux monsieur se rengorgea :

—    Oh, je n’y ai aucun mérite ! Pendant des années, j’ai été assis sur sa sœur jumelle à l’ambassade de Madrid et un collègue m’avait montré le mécanisme qui, soit dit en passant, ne servait plus depuis longtemps. J’en usais pour dissimuler mes petites faiblesses : du touron et du chocolat

CHAPITRE x

LE DUEL

Les premiers mois de cette année 1685 comptèrent pour Charlotte parmi les jours les plus heureux qui lui eussent été donnés de vivre jusque-là et elle en goûta pleinement le calme feutré. Bien que Saint-Germain ne soit guère éloigné de Versailles, les bruits du palais n'y parvenaient qu’assourdis, comme apaisés. Quoique la paix ne régnât qu’en apparence dans la cité royale, où la crise de conscience que son épouse secrète avait fait naître chez le Roi se révélait contagieuse. Les dames qui, récemment encore, ne faisaient à la chapelle que des visites de « politesse » s’y montraient assidues. Quant aux hommes, il avait suffi qu’une phrase bénigne tombée des lèvres de celle que l’on ne savait plus trop comment nommer - « Le Roi estime beaucoup les gentilshommes qui vont à confesse pour faire leurs Pâques ! » - pour qu’églises et chapelles refusent du monde. D’ailleurs le deuil avait frappé la famille :    le roi Charles II d’Angleterre, petit-fils d’Henri IV comme Louis XIV, et l’on avait fait ressortir crêpes et manteaux noirs mais, malheureusement, ce souverain aimable, fastueux, grand coureur de jupons sous lequel l’Angleterre avait redécouvert qu’il faisait bon vivre, laissait place à son frère Jacques II, catholique pur et dur, cruel de surcroît, et que ses sujets n’allaient pas supporter plus de quatre ans. Mais pour le moment, il était là et on lui dépêcha des ambassadeurs. Ainsi d’ailleurs qu’au roi de Siam !

De temps en temps, Charlotte rendait visite à Madame Une fois même, accompagnée de Mlle Léonie dont l’esprit vif plût à la princesse et qui en revint prête à rompre des lances pour cette femme étonnante dont elle n’eut aucune difficulté à déceler la tristesse réelle sous la couche de perpétuelle bonne humeur.

—    Comment peut-on vouloir du mal à quelqu'un d’aussi prodigieusement sympathique ?

—    Vous savez, Léonie, la Cour est identique à une girouette, elle tourne selon l’influx du vent qui prend naissance dans le cabinet du Roi. Elle adore ce qui lui plaît quitte à prendre en grippe quelques heures plus tard l’idole d’un instant sur un simple froncement de sourcil royal !

Il est certain que le franc-parler de la Palatine, son goût de la plaisanterie parfois gauloise - ce qui était un comble pour une Bavaroise ! - avaient cessé de plaire à un potentat à qui le sens de l’humour faisait de plus en plus défaut.

Un beau soir, on sut par Saint-Forgeat que Madame était au bord de la disgrâce. Il n’était pas rare, en effet, que l’époux de Charlotte vînt passer quatre ou cinq jours à l’hôtel de Fontenac. Visites le plus souvent intéressées quand les finances du jeune homme arrivaient à l’étiage, mais parfois aussi pour le plaisir de retrouver sa chambre rose, les plats savoureux de Mathilde, les parties d’échecs avec M. Isidore toujours aux prises avec la bibliothèque et, en général, l’atmosphère chaleureuse dont l’on bénéficiait chez sa femme.

—    Avec vous, au moins, j’ai enfin l’impression d’avoir une famille. Vous n’imaginez pas ce que cela représente pour moi !

Charlotte le croyait volontiers puisque, après la mort de son père, elle n’en avait pas eu davantage. Aussi s’habitua-t-elle doucement à voir en lui une sorte de frère qu’il lui arrivait de prendre plaisir à gâter... mais pas au point de lui révéler que l’on avait retrouvé le trésor ! La tentation eût été trop forte ! Les pierres avaient réintégré la chaise espagnole où l’on n’aurait jamais eu l’idée d’aller les dénicher sans le secours du vieux conseiller. Celui-ci - comme Léonie d’ailleurs ! Prenait un malin plaisir à s’asseoir dessus pour répertorier les titres des livres ou écrire une lettre.

Ce soir-là donc - c’était en mai ! -, Adhémar débarqua tellement pressé de délivrer son message qu’au lieu d’emprunter l’une des voitures de la Cour, il avait effectué le parcours à cheval ! Un exercice proprement impensable chez lui, surtout par une journée déjà annonciatrice des chaleurs de l’été.

À peu près hors d’haleine, il déclara à Charlotte qu’il lui fallait se rendre le plus rapidement possible auprès de Madame:

—    Il faut, précisa-t-il, que vous alliez la rejoindre sans attendre. Elle a reçu du Roi un message horrible et c’est à peine si les gens de son entourage ne lui tournent pas le dos ! De toute façon, elle est seule... ou quasiment !

—    Où est Monsieur ?

—    A Fromont chez Lorraine qui donne une fête !

—    Pourquoi n’y êtes-vous pas aussi ? On ne vous a pas invité ?

—    Oh si ! ... Mais, je vous avoue que ça ne m’emballe pas. Lorraine a décidé cette réjouissance après avoir pris connaissance d’un mot de Mme de Maintenon, l’avisant que le Roi, fort en colère contre Madame, allait le lui faire savoir. Aussitôt il a convaincu Monsieur de le suivre - sans l’informer de quoi il retournait ! - afin d’être sûr qu’il ne pourrait pas prêter assistance, d’une façon ou d’une autre, à son épouse. Elle n’aura auprès d’elle que la Grancey qui se fera une joie de raconter la chose à son amant. Lorraine en jubile d’avance, mais moi...

—    Il va vous en vouloir à mort ?

—    Non. J’ai prétexté que je devais me rendre chez vous prendre médecine et que la chaleur était trop éprouvante pour m’aventurer à courir les grands chemins ! Ce qui ne l’a pas surpris, venant de moi !

—    Et vous êtes venu m’avertir? Adhémar ! ... Je crois que je vais finir par vous aimer ! S’enthousiasma-t-elle. Elle se hissa sur la pointe des pieds et plaqua un baiser sur sa joue ! Faites atteler ! Je prépare un sac et je pars ! ... Pauvre Madame  Comment peut-on être aussi bassement cruel ? Où est-elle, à propos ?

—    À Saint-Cloud. Au moins elle est dans son fief. Ce qui n’est pas le cas à Versailles. Et puis le jardin regorge de roses en ce moment. Vous devriez vous en souvenir...

Effectivement, Charlotte trouva Madame se promenant à petits pas le long des allées et des broderies fleuries qui, sans posséder la splendeur pleine de rigueur de la demeure du Soleil, débordaient d'un charme plus exubérant mais plus apaisant pour son cœur douloureux. Vêtue de la robe de taffetas violet que Charlotte lui avait vue vingt fois au moins, abritée sous un grand chapeau de paille semblable à celui qu' arborait Monsieur quand il jouait au jardinier, elle appuyait sur une canne sa pesante personne qui, cependant, avait incontestablement maigri. Nul ne l'accompagnait...

L’apparition de Charlotte lui arracha une exclamation de joie :

—    Charlotte ! Mais quelle bonne idée d’être venue ! Comme celle-ci s’agenouillait presque pour baiser sa main, elle l’en empêcha :

— Vous n’avez pas peur d’attraper ma maladie ?

— Malade ? Madame a perdu du poids et est légèrement pâlotte mais je ne vois là rien d’inquiétant.

—    Je suis une pestiférée, ma chère ! Tout le monde me fuit !

—    Madame peut constater que non puisque me voilà.

—    C’est sans doute parce que vous n’êtes pas au courant. Il se trouve que j’ai reçu...

—    Un méchant avis du Roi porté par votre confesseur ? Je sais. M. de Saint-Forgeat vient de m’apprendre de quelle façon insensée l’entourage de Madame a réagi !