Elle n’eut pas le loisir de préciser sa pensée, il se tenait devant elles et saluait surtout Charlotte :
— Madame de Saint-Forgeat ! Mais quel plaisir inattendu ! Vous vous faites si rare que j’en venais à craindre de ne plus vous voir..., s’exclama-t-il en se contentant d’adresser un sourire à l’ancienne favorite.
C’était un tort ! Ce fut celle-ci qui se chargea de la réponse :
— Auriez-vous oublié comment je m’appelle ?
— Non, mais...
— Outre que je suis plus âgée, j’occupe un rang que vous ne devriez pas oublier. C’était donc moi qu’il convenait de saluer la première !
— Sans doute, marquise... et je vous présente mes humbles excuses, mais vous savez quelle amitié je porte à Mme de Saint-Forgeat et la rencontrer en ce lieu de façon si fortuite alors qu’on ne l’y a pas vue depuis des mois m’a fait oublier les règles de la bienséance. La joie...
— Si joie il y a, vous êtes assurément le seul à l'éprouver. Je ne crois pas que... notre amie ait gardé un souvenir édénique de votre hospitalité ! Le moins que vous puissiez faire pour elle serait, à mon avis, de l’oublier...
— Je n’en vois pas la raison ! D’ailleurs j’aimerais obtenir d’elle un moment d’entretien. Il semble qu’un... malentendu se soit glissé entre nous.
— Malentendu ou pas, un escalier n’est pas l’endroit où il convient d’en discuter. Veuillez nous livrer le passage !...
— Pardonnez-moi! Je suis décidément bien maladroit...
Il s’écarta mais ce fut pour les suivre. Arrivée au grand palier, Athénaïs se retourna :
— Où prétendez-vous aller de la sorte ?
— Je... je viens de vous le dire : je désire que Mme de Saint-Forgeat m’accorde un petit moment. Vous n’aurez pas la cruauté de me le refuser !
Sans lui répondre, elle regarda Charlotte :
— Vous avez envie de lui parler ?
— Non... certainement pas! répondit celle-ci en détournant les yeux.
Se retrouver seule, même une minute, avec cette brute lui mettait le cœur au bord des lèvres. Elle s’en voulait sans doute de se montrer si faible mais c’était au-dessus de ses forces.
— Vous avez entendu ? reprit la voix mordante de la marquise. Nous vous donnons le bonsoir, Monsieur le ministre... Ou plutôt non ! Venez donc bavarder un moment avec moi !
Puis, arrêtant un jeune gentilhomme qui passait en la saluant :
— Monsieur de Bellecour, voulez-vous être assez aimable pour ramener chez Madame la duchesse d’Orléans Mme de Saint-Forgeat que voici. Je l’ai mise en retard pour son service et je ne veux pas qu’on puisse l’importuner sur le chemin du retour !
Le jeune homme prit la belle couleur pourpre d’une rose épanouie au soleil. Il en suffoqua presque :
— Madame de Montespan me comble de bonheur ! Lui obéir est plus qu’un plaisir... Une joie !
— Allons, tant mieux ! Mais ne l’accablez pas de compliments. Mme de Saint-Forgeat est un peu souffrante...
Un instant plus tard, la main de Charlotte reposait dans celle de Bellecour et la marquise entraînait Louvois dans son appartement dont elle lui fit traverser la majeure partie avant de s’arrêter finalement dans son cabinet d’écriture où elle lui désigna un siège :
— Mettez-vous là et causons ! fit-elle en allant remplir deux verres de vin d’Espagne dans un charmant meuble Boulle contenant un service de cristal.
Elle en tendit un à son visiteur forcé, et s’assit en face de lui :
— Nous sommes amis depuis longtemps, cher ministre. Le sommes-nous encore, je ne m’aventurerai pas dans les ornières des prédictions, mais, pour ma part, je continue à vous porter suffisamment d’intérêt pour tenter de vous éviter une sottise... si tant est que vous ne l’ayez déjà commise !
— Si vous essayiez d’être plus claire? De quelle sottise voulez-vous parler ?
— De celle que vous êtes en train de faire en poursuivant la petite Saint-Forgeat. Les potins de cour ont eu trop tendance à rapprocher son nom du vôtre ces temps derniers.
— Moi, je la poursuis ?
— N’essayez pas de m’en conter, j’ai des yeux pour voir. Or, mes yeux me disent qu’elle a peur de vous : donc vous la poursuivez ! Simple logique !
L’épais visage de Louvois s’efforça de prendre un air dégagé qui lui allait aussi mal que possible :
— Que je m’intéresse à elle est plutôt normal, il me semble, et j’aimerais savoir où vous prenez que je l'effraie ? Vous oubliez que je lui ai presque sauvé la vie en la tirant de la Bastille où elle dépérissait pour la mettre en un lieu plus salubre. Et cela sans l’avis du Roi !
— Comme si c’était la première fois ! Je jurerais qu’il ne connaît pas la moitié des sévices que vous avez fait subir à son peuple avec vos dragonnades !
— Qu’en savez-vous ?
— Je suis poitevine, mon cher, et j’ai reçu des nouvelles. Si le peuple en vient un jour à maudire son Roi, vous y serez bien pour quelque chose. Mais laissons cela pour le moment et occupons-nous de Charlotte ! D’abord, qu’est-ce au juste que cette maison où vous l’avez conduite pour la « soigner » ?
— Un petit domaine que j’ai acquis en pleine forêt pour y déposer de temps en temps les charges du pouvoir et m’y délasser. Un ancien pavillon de chasse...
— M’est avis que ce serait davantage une cage à oiselles où il vous arrive de dissimuler à la jalousie de Mme de Louvois les tendrons point trop farouches qui tentent votre... gros appétit ?
— Où prenez-vous que ma femme soit jalouse ?
— Ce n’est pas parce qu’elle est sotte qu’elle n’a pas le droit de l’être ! Il n’y a là rien d’incompatible. Je suis pratiquement certaine que le bras vengeur qui s’est abattu sur la malheureuse Charlotte pour l’expédier dans les ténèbres extérieures à la merci du froid, des loups et de Dieu sait quoi, était le sien.
— C’est possible ! Je n’ai pas songé à approfondir...
— C’est votre affaire, mais revenons à Charlotte ! Que lui avez-vous fait ?
— Je l’ai sauvée, vous dis-je !
— Dans cette affaire, le mérite du sauvetage revient surtout à celui de mes gardes qui l’a trouvée évanouie dans la neige. D’ailleurs, si vous vous étiez contenté de restaurer sa santé, elle vous considérerait en véritable ami et ses yeux brilleraient comme des étoiles en vous rencontrant. Or, non seulement ils ne traduisent aucune allégresse, mais je jurerais qu’elle est terrifiée Alors je répète : que lui avez-vous fait ?
Devenu soudain cassant, le ton de la marquise n’avait plus aucun point commun avec la conversation de salon. Louvois rendit les armes en partie :
— Une bagatelle en vérité ! Un doigt de cour peut-être que sa stupidité lui a fait confondre avec des avances...
— Elle est loin d’être stupide ! Reste à savoir ce que vous entendez par un doigt de cour. Est-ce celui dont vous usiez envers Sidonia de Lenoncourt ?
— Oh, je vous en prie ! Ne peut-on me parler d’autre chose que de cette vieille histoire ?
— Non, parce que je devine que vous l’avez remise à la mode du jour. Et moi je veux la vérité !... Elle ne sortira pas d’ici, vous avez ma parole... et vous me connaissez !
Bien sûr il la connaissait. Ses défauts les plus marquants étaient liés à son orgueil et, un instant, il la contempla, droite et fière devant lui et, au fond de ses immenses yeux d’outremer, cet éclat souverain qui des années durant avaient soumis le plus grand roi du monde... Qu’importait le poids superflu ! Elle demeurait inégalable...
Il haussa les épaules, se leva du fauteuil et se laissa tomber sur un tabouret, les coudes aux genoux et le visage dans les mains :
— La vérité, fit-il d’une voix sourde, c’est que j’en suis fou ! Jamais aucune femme ne m’a fait éprouver semblable enchantement ! Je donnerais sans hésiter ce qu’il me reste à vivre pour une autre nuit avec elle...
— Une autre ? Cela veut dire que... ?
Il ne répondit pas et ne vit pas se peindre le dégoût sur le visage d’Athénaïs mais elle était décidée à vider l’abcès :
— De gré... ou de force ?
— Je... je l’avais attachée au lit pour éviter ses griffes... Dieu qu’elle était désirable ainsi, se tordant sur le velours... essayant de m’échapper...
La marquise comprit qu’au lieu d’en éprouver du remords il allait retrouver la jouissance de cette scène. Elle coupa court:
— Cela suffit! ... Et vous vous étonnez qu’elle vous craigne et vous fuie ? Il m’arrive de me demander de quel bois sont faits certains hommes. Vous, ce n’est pas une surprise, vous êtes une brute, c’est notoire, mais il serait temps de vous en repentir ! ...Au fait, cette joyeuseté s’est renouvelée ?
— Deux fois... mais j’avais pris soin de faire mêler un... calmant à sa nourriture...
— Vous êtes parfait ! ...À propos, qu’avez-vous dit au Roi pour expliquer ce beau mouvement de compassion que vous avez eu en prenant sous votre bonnet de la sortir de la Bastille ?
— Ce que je pensais de bonne foi : que c’était dommage de laisser une vieille prison détruire lentement une fille exquise qui, à maintes occasions, s’était attirée l’agrément du Roi.
— C’était d’un courtisan accompli, même si ce n’était pas des plus élégants. Et qu’a-t-il répondu ?
— Qu’il entendait vivre désormais dans la vertu.
— La vertu ? Elle niche dans un drôle d’endroit ces temps-ci... Et que feriez-vous aujourd’hui, si revenant sur une aussi louable résolution notre Sire vous ordonnait de la lui amener ?
— Je n’en ai plus les moyens puisqu’elle ne me laisse même plus l’approcher...
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