— Ah non ! protesta Madame en jaillissant de son siège. Pour l’amour du Ciel, Charlotte, vous n’allez pas vous mettre à prêcher ! Vous me rappelleriez cette vieille gueuse de Maintenon.
Charlotte ne put s’empêcher de rire et se releva :
— Je ne crois pas que cela arrive jamais. Cependant il demeure que Noël approche et que c’est la fête de la lumière et de la joie !
— La joie !
La princesse s’était approchée d’une haute fenêtre donnant sur le parc et regardait au-dehors :
— Venez voir !
Charlotte la rejoignit. Ce qu’elle vit lui fit comprendre pourquoi Madame venait de mettre une telle amertume dans le mot « joie ». Ce temps de décembre étant frais mais exceptionnellement ensoleillé, le Roi venait sans doute de se décider à emmener la gent féminine faire une promenade dans le parc. Les princesses, les dames et les demoiselles titulaires de charges le suivaient. La Dauphine, Mme de Montespan et sa sœur étaient du nombre. Quant à Mme de Maintenon, elle se tenait auprès du souverain encore que légèrement en arrière.
En résumé, il y avait tout le monde sauf... Madame que l’on n’avait pas conviée. C’était à l’évidence la preuve de son exclusion qui s’étalait là, sous ses yeux...
Le sang de Charlotte ne fit qu’un tour. Frappant dans ses mains, elle appela les femmes de l’abandonnée et ordonna qu’on l’habille pour sortir :
— Il faut se hâter de profiter de ce joli soleil ! déclara-t-elle à Mme du Plessis-Praslin, qui était sans doute la dame d’atour la moins occupée de France. Madame, elle, s’était empourprée :
— Nous ne pouvons pas faire cela, Charlotte !
— Et pourquoi pas ? Le parc est accessible à tous ceux qui souhaitent le visiter[18] et je ne crois pas que Votre Altesse Royale fasse exception ! Nous allons sortir par le Grand Vestibule, puis nous passerons par la porte « des bois » comme si nous souhaitions profiter encore un peu du beau temps après avoir fait un tour en ville.
— Mais nous allons rencontrer le Roi ?
— C’est ce que j’espère ! Si Madame veut me faire l’honneur de prendre mon bras, c’est moi qui parlerai !
— Elle a entièrement raison, cette petite ! approuva la dame d’atour.
Un moment plus tard, enveloppée d’une ample pelisse de velours noir doublée de soie et ornée de renard comme son manchon, Madame s’appuyant sur Charlotte s’avançait à pas précautionneux sur la terrasse où, avant de descendre vers le parterre d’eaux,
Louis XIV s’était arrêté pour donner des explications sur les derniers travaux entrepris. Sa canne d’une main, il faisait de grands gestes de l’autre et ce fût en se tournant qu’il aperçut les deux femmes débouchant de l’angle du château. Et qui s’avançaient en causant tranquillement comme si de rien n’était.
Priant ses compagnes de l’attendre, il les rejoignit, l’œil orageux :
— Vous ici, Madame ? fit-il d’une voix mécontente après avoir répondu brièvement à leurs révérences. Il ne me souvient pas de vous avoir conviée ?
C’était brutal et des larmes montèrent aux yeux de la pauvre princesse mais Charlotte feignit de ne pas s’en apercevoir :
— Nous ignorions, dit-elle paisiblement, que le Roi sortirait ce tantôt. Nous venons de l’église Saint-Louis où Madame désirait faire aumône pour la Noël. En descendant de voiture, le soleil nous a tentées et nous pensions nous promener dans les jardins avant de rentrer.
Elle sentait trembler contre elle le bras de Madame, mais sa résolution n’en fût que plus forte. D’ailleurs le visage royal s’adoucissait :
— C’est une heureuse surprise de vous voir, Madame de Saint-Forgeat. Vous vous faites rare, il me semble ?
— Le Roi me fait beaucoup d’honneur en le remarquant, mais j’habite Saint-Germain et la remise en état de ma demeure...
— Que des voleurs ont pillée, nous l’avons appris.
— En effet, mais j’avoue que lorsque Madame souhaite ma présence, je ne peux résister à la joie d’être auprès d’une auguste princesse qui a toujours fait montre de bonté pour moi...
Pendant ce temps, cette dernière se remettait de son émotion et jugea qu’il lui fallait s’en mêler :
— Venez, ma chère, nous avons assez retenu l’attention du Roi en l’empêchant de poursuivre sa promenade !
— Non pas, ma sœur, non pas ! Mais je vous pensais souffrante, osa-t-il déclarer, faisant preuve d’un royal dédain pour la vérité et sans hésiter à se contredire. Mais si vous souhaitez vous joindre à nous ?...
— Nous voulions seulement faire une courte marche dans le parterre du Midi, reprit Charlotte, rendant mensonge pour mensonge. En fait, Sire, je plaide coupable : c’est moi qui, après l’église, ai convaincu Madame d’aller respirer l’air des jardins alors qu’elle voulait rentrer directement...
— Ma foi, elle n’avait pas tort ! s’exclama la voix joyeuse de Mme de Montespan. Je sens un peu de frais et si Madame veut bien me faire la grâce de m’offrir une tasse de son délicieux chocolat, je rentre avec elle !
— J’en serai ravie ! fit celle-ci, sa bonne humeur retrouvée devant la tournure que prenait l’incident. Sire, mon frère, j’implore le pardon du Roi de l’avoir détourné un instant de ses plaisirs !
Avec un bel ensemble, les trois femmes plongèrent dans leurs révérences dont elles ne se relevèrent qu’une fois le Roi éloigné. Ce qu’il ne parut faire qu’à regret...
— C’est vraiment vous, Charlotte, qui avez obligé Madame à descendre ? demanda Athénaïs.
— On ne peut plus vrai ! dit la princesse. En consta- tant que je n’étais pas priée à cette promenade, je refusais de m’y montrer. Elle m’a presque emmenée de force.
— Elle a eu raison ! La qualité de Madame ne lui permet pas d’accepter d’être mise au piquet telle une petite fille punie. Et vous veniez réellement de l’église ?
— Non, reconnut Charlotte. Cela aussi, je l’ai inventé afin que nous n’ayons pas l’air de courir après Sa Majesté !
Cette fois, la marquise éclata de rire :
— Bravo ! Vous faites de grands progrès dans l’escrime de cour puisque vous vous êtes offert de donner une leçon à notre Sire !
— Ce n’est pas ainsi que je l’entendais. Simplement, je ne supporte pas que l’on manque à Madame ! Venir se promener sous ses fenêtres avec toutes les dames en prenant soin de l’oublier, c’est intolérable ! Principalement de la part d’un grand roi...
Après le chocolat, tandis que Charlotte la raccompagnait jusqu’à son appartement toujours proche de celui du Roi et où d’ailleurs il venait la visiter presque chaque jour, Mme de Montespan revint sur le sujet :
— Vous avez eu pleinement raison d’agir comme vous l’avez fait : la façon dont on traite Madame ces temps-ci est déplorable, mais ne réitérez pas trop souvent votre petit exploit. Surtout quand la Maintenon est dans les environs. Aujourd’hui, vous avez bénéficié de la surprise. Une surprise heureuse si l’on s’en réfère au visage du Roi. Il était visiblement charmé de vous revoir. Madame en a profité...
— D’autant que vous m’avez prêté main-forte, Madame. Disons que nous avons gagné à nous deux !...
— C’était à mourir de bonheur ! Je n’ai pas pu y résister, mais il convient de regarder la réalité en face : mon pouvoir s’amoindrit de jour en jour...
— On dit cependant que le Roi vous visite quotidiennement...
— Non, ce n’est pas moi qu’il vient saluer, c’est la mère de ses enfants. Avant que cette femme ne s’empare de son esprit, ce n’était pas une malheureuse petite heure qu’il me consacrait : il me donnait tout le temps que lui laissaient l’État et ses devoirs envers la Reine... Pauvre femme ! ajouta-t-elle avec tristesse. M’a-t-elle assez détestée ! Et moi, folle que j’étais, je me laissais emporter par le tourbillon de la passion que je vivais. Je sais qu’elle me traitait de pute. Pourtant je n’ai pas conscience de mériter cette injure. Si le Roi ne m’avait pas désirée, je n’aurais jamais trompé Montespan. Je n’ai et n’aurai jamais d’autre amant. Ce qui n’est pas le cas, il s’en faut de beaucoup, de la veuve Scarron. Alors, qu’elle ait l’audace de se poser en parangon de vertu, je ne peux le supporter ! Si une pute est entrée dans le lit du Roi, c’est bien elle...
— Sans vouloir être mauvaise langue, il me semble qu'elle n’a pas été la seule ?
— De celles qui ont vraiment compté, si ! Laissons de côté les innombrables passades, dont la plus dangereuse fut peut-être la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui n’a pas duré, mais La Vallière - à qui vous ressemblez Dieu sait pourquoi - était pure ainsi que Fontanges et vous savez à présent ce qu’il en est de moi. Reste vous !
— Je vous ai déçue, n’est-ce pas ?
— Oui, mais je le regrette moins. Je vous aurais sans doute menée à votre perte. Et maintenant le conseil que je vous donne est de prendre garde. Il est évident que Louis continue d’avoir du goût pour vous, mais cette mégère ne lui tolérera plus de favorite ! ... Cela posé, conclut-elle en reprenant le ton enjoué du début, je reste votre amie et j’essaierai de vous éviter d’éventuels écueils...
Elle eut soudain conscience que l’attention de Charlotte lui échappait. Elles gravissaient alors l’escalier du Roi pour rejoindre le fastueux logis de la marquise. Un homme le descendait au même moment et le regard de la jeune femme se fixa sur lui avec une expression que sa compagne n’eut aucune peine à traduire. C’était de la peur et l’homme en question était Louvois.
— Ah ! fit-elle seulement.
Il les avait vues d’ailleurs et, tout en restant attentif à sa mauvaise jambe pour éviter de glisser sur les degrés de marbre, il s’apprêtait à leur barrer le passage. Mme de Montespan mit son bras sous celui de Charlotte. Depuis qu’un des gardes avait rapporté du château une créature pitoyable et terrifiée, elle savait en gros le rôle que le ministre avait joué dans la disparition de la jeune femme. Sans toutefois en connaître le fin mot confié seulement à Mlle Léonie, mais la fine mouche sentait que Charlotte détestait cet homme et, en la sentant trembler, elle frôla la vérité. Cette fille courageuse n’était pas de celle qu’un geôlier peut effrayer... Et si...
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