—    Sainte Vierge! D’où sortez-vous cela? C’est superbe!

On la renseigna. Elle devint songeuse et laissa ses doigts errer parmi les entrelacs scintillants :

—    Quel homme étrange, ce Charles de Brécourt ! Il vous haïssait sans même prendre la peine de le cacher et voilà qu’il vient vous annoncer qu’il va se battre sous la bannière de Malte et, avant de partir, vous apporte le plus beau des joyaux de sa mère !

—    Je pense que c’est le fruit d’une longue réflexion, avança Charlotte. Il a fini par admettre que j’étais innocente de ce dont il m’accusait et vous n’imaginez pas à quel point j’en suis heureuse !

—    On peut comprendre votre soulagement, approuva La Reynie. Il faut croire que ce jeune homme a vu la lumière, ce qui expliquerait ce soudain besoin de se rapprocher de Dieu! Je me souviens l’avoir vu un jour chez feu M. Colbert qui le tenait en grande estime... Mais je n’avais pas remarqué qu’il boitait !

Charlotte rougit jusqu’à la racine de ses cheveux blonds et détourna la tête si visiblement embarrassée que le policier sourit :

—     Désormais vous prierez pour lui, je pense ?

Elle sut alors qu’il avait tout compris et se prépara à rompre les lances qu’il faudrait pour préserver Charles. Elle le regarda droit dans les yeux :

—    Chaque jour et tant que je vivrai ! assura-t-elle.

—    Vous aurez raison... Et nous, souhaitons-lui de se couvrir de gloire au service de la Religion comme il l'a fait jusqu’à présent au service du Roi !

Le lendemain, en arrivant au Châtelet, M. de La Reynie se fit apporter par Alban Delalande le dossier -assez mince d’ailleurs ! - consacré au double meurtre de Saint-Germain. De son ample écriture, il traça en travers de la couverture : « Sans suite à donner. » Puis, se ravisant après un instant de réflexion, alla tout simplement le jeter dans le feu.

Et se tournant vers son assistant éberlué :

—    Je t’expliquerai ! dit-il seulement.

TROISIÈME PARTIE

DES TÉNÈBRES À LA LUMIÈRE.

CHAPITRE IX

LA CHAISE ESPAGNOLE

A l’invitation de Madame, Charlotte s’apprêtait à passer les fêtes de fin d’année à Versailles. La pauvre princesse éprouvait le plus grand besoin de s’entourer d’affection après ces longs mois de tristesse qu’elle venait de subir. Il semblait, en effet, que le sort eût pris à tâche de tourmenter la maison d’Orléans.

Cela avait commencé en juillet avec la mort de celle qui, avant Élisabeth-Charlotte, avait été pour la cour de France la princesse Palatine. Anne de Gonzague, fille du duc de Nevers, avait en effet épousé jadis par amour le plus beau des oncles de Madame, le prince Édouard, qui était aussi le plus paisible et le moins aventureux de la famille. Venu jeune à Paris, il avait fréquenté les salons où il était considéré comme l’homme le plus séduisant qui soit. Anne de Gonzague, douée elle aussi d’une grande beauté mais d’un caractère bien trempé facilement tourné vers l’intrigue, en était tombée amoureuse et n’avait eu aucune peine à se l’attacher « par les liens les plus doux ». Elle avait huit ans de plus que lui mais il était impossible de s’en apercevoir tant elle avait de vitalité et de fraîcheur... Mariée en 1645, elle mit au monde trois filles avant que son bel - mais insipide ! -époux ne disparaisse en 1663. Pour Monsieur, elle était l’amie de toujours et pour Madame, sa nièce, celle qui avait arrangé son mariage. Elle constituait en outre un abri non négligeable dans les méandres d’une vie conjugale sur laquelle les vents contraires soufflaient de plus en plus souvent. Partie rendre compte au Seigneur de ses nombreux péchés - souvent parfumés ! - après une conversion retentissante due à des rêves qu’elle jugeait surnaturels, la première Palatine laissait un vide énorme, notamment auprès de Monsieur dont elle était la conseillère en toutes choses, à commencer par ses atours.

Elle était à peine enterrée que le pauvre prince tombait malade. Mais pas de ces petits maux quasi féminins provenant de ses nerfs délicats mais d’une solide maladie dont il pensa mourir. C’était, selon la formule un brin hermétique des médecins, « une fièvre double tierce avec des redoublements ». Madame, qui n’aimait pas les médecins, les considérant plus ou moins comme des assassins en puissance - surtout depuis la mort suspecte de la Reine[16]! -, en fut épouvantée et se dépensa sans se ménager à son chevet. Ce fût elle qui lui procura un remède anglais connu sous le nom de « poudre de Milady Kent » dans laquelle entrait du quinquina et qui vint à bout de la maladie. On respira et Monsieur ressuscita.

Ce fût pour recevoir de Chambéry des nouvelles affligeantes. Le mariage de la charmante Anne-Marie d’Orléans avec Victor-Amédée n’était guère réussi. Coureur et débauché, le duc n’allait pas tarder à tomber sous le charme de la troublante comtesse de Verue, dite « la dame de volupté », qui allait lui coûter une fortune et désespérer une jeune épouse considérée comme une machine à produire des enfants. Ce à quoi elle ne manqua pas d’ailleurs puisqu’elle lui en donna huit. La couronne de Sardaigne qu’elle coiffa par la suite ne la consola pas...

Côté espagnol, c’était pis encore, et les lettres que l’on recevait - librement cette fois ! - de la jeune reine étaient effrayantes. La coterie de sa belle-mère venait de tenter de l’impliquer dans un complot contre la vie du roi son époux. Les aveux tardifs d’un des « conjurés » et peut-être aussi la crainte d’une réaction violente de Louis XIV avaient fait échapper Marie-Louise à un sort tragique : enfermée au fond d’un couvent elle n’eût sans doute pas tardé à trépasser d’une façon ou d’une autre. C’est du moins l’opinion que Madame exposa à Charlotte :

—    Nous n’avions que trop raison, quand je suis allée porter au Roi cette lettre que vous et la petite Neuville aviez réussi à faire parvenir à Paris par le truchement de ce brave Saint-Chamant. J’avais prévu que, les années s’écoulant sans que la reine d’Espagne présente le moindre signe de grossesse, elle serait en danger car naturellement c’est elle que l’on accuse de stérilité...

—    Comment ne pas l’être avec un mari impuissant ! Qu’avait alors répondu Sa Majesté à Votre Altesse ?

—    Que la santé de Charles II était mauvaise et ne manquerait pas de le mener au tombeau dans un bref délai et qu’il fallait à tout prix que notre petite reine devienne sa veuve. Ainsi l’exigeait sa politique. Ensuite on la remarierait au successeur...

—    Pour ce que l’on en sait, il n’a pas l’air de se porter plus mal qu’il y a cinq ans et il n’y a aucune raison pour que cela change...

—    ... et c’est elle qui est en danger maintenant. D’ailleurs, entre la passion impuissante de son mari, les perfidies du parti autrichien, le poids d’une étiquette inhumaine... et les autodafés dont on continue à la régaler, elle semble perdre des forces de jour en jour !

—    Je suppose que cette fois Monsieur est au courant. Il a toujours été un bon père. S’en est-il ouvert au Roi?

-— Oui, et je crois qu’il a fait montre d’une certaine énergie mais...

—    Mais ?

Madame haussa des épaules désabusées :

—    On lui a répondu ce dont nous nous doutions : nous n’avons nul droit de nous immiscer dans les affaires de l’Espagne. Marie-Louise est reine couronnée. Elle doit suivre son destin jusqu’au bout... fût-ce un tombeau à l’Escurial !... Un programme qu’elle ne manquera pas de suivre. Savez-vous ce qu’elle sollicite dans sa dernière lettre ? ... Ne cherchez pas, vous ne devinerez pas : elle supplie qu’on lui envoie du contrepoison.

—    Oh non ! C’est à ce point ?

—    Ça l’est ! Monsieur a failli faire une rechute en lisant cela. Il a hurlé comme un loup malade une partie de la nuit qui a suivi la lecture de la lettre et au matin il est venu me demander conseil.

—    C’est une question difficile ! J’avoue être ignorante en matière de contrepoison... si ce n’est le lait.

—    Je ne suis pas plus savante que vous mais Monsieur devrait avoir des lumières en la matière, grâce à ses chers amis Lorraine et Effiat, fit la princesse avec aigreur. Mais encore faut-il le faire tenir à la Reine sans soulever une révolution. Il faudrait que quelqu’un se rende en Espagne afin de le lui remettre en main propre !

—    Quel dommage que Saint-Chamant soit reparti ! Il était le messager idéal.

—    Ce n’est pas certain. Nous sommes sans nouvelles de lui et si l’on réussit à l’accuser d’être l’amant de la Reine, son sort ne sera pas enviable.

—    Dans ce cas, pourquoi pas moi ? Je connais un peu le pays, je parle la langue et en outre Sa Majesté m’aimait bien.

—    Vous oubliez que vous et Cécile de Neuville aviez été proprement chassées de Madrid. Que vous soyez comtesse de Saint-Forgeat n’y change rien. Vous êtes facile à reconnaître ! Ce serait vous envoyer à la mort et je ne le permettrai pas !

—    Que faire alors ?

—    Attendre... et pour une fois laisser agir mon époux ! Il adore sa fille aînée et n’acceptera pas qu’on la lui tue. Même sur un trône ! Le mieux serait peut-être de s’en remettre au Roi ? Finalement, la pauvre petite a été sacrifiée à sa politique et s’il tient à ce qu’elle soit un jour la veuve de son triste mari, il faut qu’il comprenne que le premier soin à prendre est de la garder en vie.

En dépit de ces paroles qui se voulaient rassurantes, Charlotte vit des larmes dans les yeux et sentit la voix de Madame chavirer, et, oubliant le protocole, vint s’agenouiller au pied de son fauteuil :

—    Ce qui me navre, c’est de voir Madame malheureuse. Elle aime trop la vie pour que celle-ci ne le lui rende pas. Elle est si jeune encore[17]. Nous nous préparons à fêter la Nativité et avec l’aide de Dieu...