—    Et Monsieur ?

—    Grâce à Dieu il n’était pas là, mais je sais ce qu’il penserait d’une telle mésalliance ! Son sang mêlé à celui de la veuve Scarron ! Il en serait malade d’horreur !

Après un instant d’hésitation, Charlotte pensa qu’il valait mieux dire ce qu’elle savait. Ce n’était pas un bon service à rendre à la Palatine de le lui taire. Cela ne ferait qu’aggraver la chute au moment où elle se produirait :

—    Je crains fort, murmura-t-elle, que cette catastrophe ne soit déjà arrivée... Les bonnes joues qui faisaient ressembler Madame à une pomme d’api pâlirent d’un seul coup :

—    Vous croyez ? D’où le tenez-vous ?

—    À l’hospice de Saint-Germain où je suis allée il y a peu et où je suis arrivée au moment où la mère supérieure la reconduisait à la porte en bavardant avec elle.

—    Si elle venait faire aumône, c’est normal...

—    La présence des deux gardes du corps l’était-elle aussi ?

—    Des gardes... Oh, mon Dieu! Vous pourriez avoir raison ? Et si vite après la mort de la pauvre Reine, c’est à peine pensable ! Comment a-t-il osé, lui le plus grand roi du monde, convoler avec cette femme de rien ? Cette grue ? C’est indigne, indigne !

Sa voix monta de plusieurs tons. À l’évidence la colère allait dominer. Et elle portait loin cette voix ! Mais soudain elle se calma :

—    Et Monsieur ? ... Il faut à tout prix le lui cacher le plus longtemps possible ! Il en ferait une maladie ! Sa santé laisse à désirer, le pauvre !

—    Son Altesse est-elle souffrante ?

—    Pas vraiment, mais je ne le trouve pas au mieux. Il lui arrive de tousser et il serait préférable qu’il se couche à une heure décente au lieu de courir le guilledou avec sa « bande » de mauvais sujets. Alors, s’il vous plaît, ma chère Charlotte, ne racontez cela à personne d’autre ! Ici, les bruits vont à une vitesse incroyable ! Même les courants d’air sont moins rapides.

—    Madame sait qu’elle peut me faire confiance..., assura Charlotte, touchée par cette sollicitude envers un époux qui, cependant, ne la ménageait pas. Mais je voudrais savoir comment il convient de se comporter lorsque l’on se trouve en la présence du Roi et de son... égérie ? Si ma mémoire est fidèle et puisque nous sommes mercredi, il y a ce soir Grand Appartement ?

C’était peut-être la plus agréable façon de passer une soirée à la Cour - avec toutefois les concerts que Charlotte adorait ! - parce que l’on y jouissait d’une certaine liberté. Le Grand Appartement avait lieu trois fois la semaine les lundi, mercredi et vendredi. Avant la mort de la Reine et l’achèvement de la galerie des Glaces, les gentilshommes se réunissaient dans l’anti-chambre du Roi et les dames dans la chambre de la Reine, après quoi l’on se rejoignait pour choisir le divertissement que l’on préférait dans l’une ou l’autre pièce desdits appartements royaux occupés de la façon suivante. Dans le Grand Cabinet se tenaient des violons pour ceux qui voulaient danser, puis dans la galerie occupée ordinairement par le trône, on pouvait écouter les chanteurs et les musiciens les plus en vogue. Dans la chambre du Roi, on dressait trois tables pour le jeu du Roi, de la Reine et de Monsieur. Sans doute Madame la Dauphine présiderait-elle celle laissée vacante par la défunte. À côté, un salon recevait plus de vingt tables de jeu tels que le tric-trac, le piquet, le reversi, les échecs, à l’exception du hoca et du pharaon que le Roi bannissait comme trop dangereux. Jouxtait une autre salle offrant quatre longues tables chargées de gâteaux et de sucreries diverses, tout ce qu’une collation pouvait offrir à la gourmandise. Et une autre encore où l’on pouvait se désaltérer à un large assortiment de vins et d’hypocras. Tout cela dans la plus grande liberté et quand le Roi pénétrait dans le salon des jeux, il était permis de rester assis. Ces distractions duraient de six heures jusqu’à dix heures, après quoi on allait souper.

Madame aimait beaucoup le Grand Appartement. Ne jouant pas, elle allait de la musique aux buffets où elle picorait, revenait jeter un coup d’œil aux joueurs pour aller ensuite entendre un chanteur. Seule la danse ne l’attirait pas en raison de son embonpoint.

À la question de Charlotte, elle répondit en souriant :

— Oh, pour cela vous ne trouverez rien de changé ! La douce amie ira écouter le concert cependant que Sa Majesté jouera et je dois dire que depuis le jour où elle est restée assise auprès du Roi sous le prétexte de douleurs, le fait ne s’est pas reproduit par égard pour la Dauphine dont cette vieille bigote porte toujours le titre de dame d’atour bien qu’elle n’en exerce plus la fonction. Je veux y voir une preuve que notre Sire veut ménager sa Cour, pensant peut-être qu’il est allé un peu trop vite. De toute façon, nous irons ensemble et vous me donnerez votre bras. Faites-vous belle ! ... Quoique, ajouta-t-elle, vous n’ayez guère de mal à vous donner... Vous avez ce qu’il faut pour cela au moins ?

—    Que Madame se rassure, je ne manque de rien grâce à Mme de Montespan qui, avant d’abandonner la surintendance de la maison de la Reine, avait fait ranger chez elle ce qui m’appartenait.

C’était vrai et, en quittant Clagny pour Saint-Germain, Charlotte avait emporté le trousseau et les quelques jolies robes que la Reine lui avait fait confectionner pour son mariage. Aussi était-elle parfaite dans une robe de faille gris clair, givrée de menues broderies d’argent et ouvrant sur une jupe de satin blanc. Une légère fontange de dentelles assortie à celles qui moussaient à ses coudes et à son décolleté la coiffait... Elle était ravissante et Madame, habituellement avare de compliments, l’en félicita quand elle vint prendre place dans sa suite pour gagner l’ancienne chambre de la Reine d’où l’on passa au salon de la Paix puis, par la galerie des Glaces et le salon de la Guerre, dans le Grand Cabinet pour saluer le Roi. Mais celui-ci n’y était pas. Monsieur, arrivant avec ses gentilshommes, s’en offusqua :

—    Hé quoi ? Mon frère n’est pas chez lui ?

Le duc de La Rochefoucauld, resté des intimes de Sa Majesté, s’approcha, offrant les marques du plus profond respect :

—    Non, Monseigneur ! Le Roi s’est senti souffrant et prie Votre Altesse Royale de recevoir à sa place !

—    Il aurait pu le dire plus tôt ! Et où est-il en ce moment ?

—    Chez Mme de Maintenon qui lui prodigue les soins nécessaires !

—    Les soins ? Ricana Son Altesse. Je me demande quel genre de soin elle peut bien lui administrer !

Ce qui fit beaucoup rire dans son entourage. On en riait encore comme s’il avait fait la meilleure plaisanterie du monde tandis qu’il allait s’installer à une des trois tables de jeu de la chambre royale[14]. Madame, n’aimant pas jouer, avait refusé de remplacer la Dauphine aux prises avec les malaises d’un début de grossesse, la table de la Reine demeura donc vide et tout le monde se massa autour de Monsieur.

Charlotte, après avoir répondu de la main au salut de son époux - éclatant dans un habit jaune soleil débordant de rubans dorés -, observa qu’il ne prenait pas part au jeu, se contentant de rester debout derrière le siège du prince. Mais peut-être n’attendait-il que son départ pour s’attabler ? Elle se promit de revenir vérifier !

Pour le moment, elle suivit sa princesse partie grignoter quelques pâtisseries avant d’aller entendre un chanteur italien qui faisait alors courir Paris, mais s’éloigna pour saluer Mme de Montespan et Mme de Thianges. La marquise la reçut avec un chaleureux sourire :

—    Eh bien, vous voilà remise à neuf, dirait-on ? Le séjour à Saint-Germain semble vous réussir. Dommage que certains yeux préfèrent ce soir contempler un spectacle moins rafraîchissant ! Mais vous êtes jolie comme un cœur et je gage que plus d’un s’en apercevra...

—    Gagez, Madame, vous gagnerez !

La silhouette épaisse de Louvois venait de se matérialiser auprès d’elles. Il les salua et s’inclina devant Charlotte :

—    Me ferez-vous la grâce, comtesse, d’accepter mon bras pour rejoindre Madame... à moins qu’un verre de rossolis ne vous tente ?

Charlotte effectua un mouvement de recul instinctif mais se ressaisit rapidement. Il était impossible de refuser, surtout sous l’œil observateur de Mme de Montespan dont le sourcil se fronçait. D’ailleurs elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour s’interposer, mais le ministre reprenait sur un ton plus sérieux:

—    Je vous supplie d’accepter. Il faut que je vous parle et cette chère marquise aura la bonté de nous excuser.

D’une brève inclinaison de la tête, Charlotte indiqua qu’elle acceptait et posa sa main sur celle qu’on lui offrait, heureusement gantée comme la sienne. Ce qui lui évita de toucher une peau pour elle aussi répugnante qu’une peau de serpent... Ils s’éloignèrent en direction du concert où les violons faisaient rage pendant que les chanteurs prenaient le temps de respirer... Ils avaient un public nombreux mais qui ne se croyait pas tenu au silence et les conversations particulières allaient bon train. Cependant, au lieu de prendre place sur deux chaises encore libres, Louvois entraîna Charlotte dans l’embrasure d’une fenêtre donnant sur le parc illuminé. Là, il lâcha sa main mais comme à regret.

—    Voilà ! dit-il en s’arrangeant pour tourner le dos aux courtisans. Je pense qu’ici nous pourrons parler en paix. J’aurais... de beaucoup préféré vous conduire dans les jardins mais...

La réaction de Charlotte fut immédiate :

—    Je ne vous aurais point suivi ! Que voulez-vous ?

—    Je voudrais obtenir votre pardon...

—    Jamais !...

—    Permettez-moi au moins de plaider ma cause. Vous êtes jeune et je ne le suis plus guère et il vous est sans doute difficile de comprendre à quelles extrémités peut conduire une passion chez un homme tel que moi