Elle en était là de ses réflexions quand Mlle Léonie reparut, mi-figue mi-raisin.
— Où étiez-vous passée ? demanda Charlotte. Vous veilliez à l’emménagement du valet ?
— Oh, il n’a pas eu besoin de moi pour trouver le chemin de la cuisine où Mathilde s’occupe de lui ! Il semble d’ailleurs un bon garçon. Il n’a pas inventé la poudre mais ce n’est pas plus mal. Non, j’étais remontée dans l’intention d’observer l’état de notre malade. Autrement dit, j’ai entr’ouvert discrètement la porte. Je pensais le trouver au fond de son lit, endormi après ces trois heures de mauvaises routes...
— Et alors ?
— Il était assis devant la table à coiffer de votre mère en train d’en faire l’inventaire. Il s’intéressait aux parfums, aux onguents et eaux de senteur, et particulièrement à la cassette de bijoux dont j’avais heureusement prélevé quelques-uns. Et, naturellement, il avait choisi le collier de perles aux petites émeraudes dont il mirait dans la glace l’effet qu’il faisait sur...
— Sur sa chemise de nuit ? Ce devait être magnifique, en effet !
— Disons que c’était surprenant. Mais ça confirme mon opinion en le voyant débarquer. Son « triste » état est uniquement destiné à vous attendrir sur le délabrement de ses finances puisque maître Maublanc s’est refusé à lui consentir une avance sur votre héritage, j'espère seulement qu’il ne va pas se servir lui-même sans se soucier de votre avis.
— Il en a le droit, hélas ! Soupira Charlotte. Cela dit, merci du renseignement, chère Léonie. Au moins je sais à quoi m’en tenir...
Une chose était certaine en tout cas, le cher Adhémar était bien le malade le plus encombrant qui soit. En dehors d’une petite sieste qu’il s’accorda après le repas de midi, il ne cessa de faire galoper Anatole dans les escaliers : pour lui procurer un lait de poule ou des confitures dont il avait un besoin vital en avalant ses médicaments, pour faire laver un gros ballot de linge sale apporté tel quel du Palais-Royal, faire défroisser des habits, s’inquiéter d’aménager de la place dans la garde-robe de feu la baronne afin d’y ranger ses propres vêtements, réclamer une bassinoire pour son lit parce qu’il avait froid aux pieds, etc.
Obéissant à la consigne donnée par Charlotte, personne ne pipait mot. On accédait à tous les désirs du malade. Le surprenant était que, pas une seule fois, il se réclama la présence de sa femme, qui, dans ces conditions-là, s’abstint de franchir sa porte. Mais un matin, après qu’Anatole eût monté un large plateau copieusement servi, elle alla frapper à ladite porte et, sans attendre la réponse, elle entra.
Une violente odeur de jasmin lui sauta au visage, ce jasmin qu’elle avait appris à détester parce que c’étail le parfum préféré de sa mère. En outre, le spectacle qu’elle découvrit n’avait que de très lointains rapports avec l’idée que l’on pouvait se faire d’une chambre de malade...
Assis dans le lit tendu d’une attendrissante brocatelle rose, appuyé sur une demi-douzaine d’oreillers, vêtu d’une chemise de nuit abondamment garnie de dentelles, Adhémar était en train de faire disparaître le contenu du plateau : pâtisseries variées, miel, confitures, rôties, beurre et crème, sans oublier une part appréciable de tourte au poulet et une grande jatte de chocolat. On avait dû le recoiffer trop vite de sa perruque car elle donnait légèrement de la bande. En voyant Charlotte apparaître, il se mit à tousser à fendre l’âme et se laissa aller dans ses oreillers en s’efforçant de prendre une mine dolente :
— Ah, Madame ! Que c’est bon à vous de vous inquiéter de ma santé !...
— Comment est-elle ce matin ?
— Pas des meilleures ! Toute la nuit j’ai eu de violentes quintes qui me tourmentent encore. Et puis il y a cette faiblesse qui ne me quitte pas...
— Il me semble que vous faites le nécessaire pour combattre. Dès l’instant où l’appétit revient...
— Oh je me force, comme vous pouvez le voir... Il faut bien essayer de se soutenir...
En constatant les vides laissés sur le plateau et les miettes répandues sur la poitrine du pauvre catarrheux Charlotte eût soudain envie de rire, mais elle n’était pas là pour ça. Tirant dans la ruelle du lit un fauteuil garni de velours - rose lui aussi! -, elle s’assit :
— Continuez, je vous prie ! Dans votre cas il vous faut profiter du moment où l’on se sent un peu d'appétit... Après nous pourrons causer.
— Causer ? A cette heure-ci ?
— Je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût une heure privilégiée pour cela. La première fois que nous nous sommes entretenus, c’était dans les jardins du Palais-Royal et à dix heures du matin. Et il est dix heures et demie. Alors achevez donc votre déjeuner tranquille ! Je me tiendrai coite...
Et s’enfonçant plus confortablement dans son fauteuil, elle joignit le bout de ses doigts, posa dessus son menton et contempla le plafond. Mais, pour Saint-Forgeat, le charme était rompu. Il mâchonna ici et là quelques miettes, vida le pot de chocolat et brama :
— Anatole !
Le valet surgit tel un pantin de sa boîte et enleva les reliefs qu’il descendit à la cuisine. Ce que voyant, Charlotte quitta sa pose méditative. Son époux cependant maugréait en se renversant dans ses couettes et en ramenant les draps jusqu’au cou.
— Voilà ! C’est terminé ! De quoi avez-vous si grand hâte de parler ?
— Par exemple de ce que vous venez faire céans ?
Aussitôt il enfourcha ses grands chevaux :
— De ce que je viens faire céans ? Mais me soigner ! Je suis malade, moi, et c’est le devoir d’une épouse aimante de veiller à la santé de son mari.
— C’est ce que je fais, il me semble... encore que votre mal me paraisse sujet à caution !
— Comment ça sujet à caution ?
— Vous préférez imaginaire? ... ou disons opportun ! Vous avez un bon rhume, mon cher, et rien de plus. Et comme nous étions convenus de mener nos vies séparément, je n’arrive pas à comprendre ce qui vous amène, vous qui êtes des intimes de Monsieur et à qui le souffle manque dès que vous vous en éloignez
Il offrit à Charlotte un douloureux regard de chien battu et sans respirer se mit à pleurer. Mais ce qui s’appelle pleurer : de grosses larmes coulèrent sur se joues, il poussa soudain une sorte de hurlement chercha son mouchoir dans la manche de sa chemise se moucha vigoureusement... et pleura de plus belle. Simultanément il commençait à se convulsionner. Charlotte, interloquée et les sourcils remontés au milieu du front, observa le phénomène. Puis, l’accès menaçant de durer, elle alla dans le cabinet de toilette adjacent tremper une serviette dans un broc d’eau froide et revint l’appliquer sur la figure congestionnée d’Adhémar sans se soucier de mouiller ses dentelles. Un peu inquiète tout de même : serait-il atteint du haut mal[13]?
Mais le remède opérait. Il se calma presque instantanément. Charlotte l’épongea de son mieux, chercha un flacon de sels sur la table de chevet et le lui fit respirer. Elle obtint un hoquet, une série d’éternuements et finalement le silence.
Étendu de tout son long, il ferma les yeux sans soucier de sa perruque en déroute. Charlotte se rassit, attendit qu’il émette un énorme soupir et reprit :
— Si nous essayions de parler tranquillement... Comme le frère et la sœur que nous pourrions être ? Je ne vous veux aucun mal, mon ami. Je veux seulement comprendre.
Et pour l’encourager, elle posa sa main sur la sienne. Il ouvrit les yeux, contempla le dais de brocatelle rose, soupira de nouveau et lâcha :
— Que voulez-vous que je devienne seul avec Anatole entre les quatre murs de ma chambre au Palais-Royal ? En prélude aux noces de Mademoiselle d'Orléans avec le duc de Savoie, Lorraine va donner une grande fête dans son château de Fromont, proche de Fontainebleau. Et comme je lui semblais trop patraque pour s’encombrer de moi, il a eu l’idée de me confier à vous...
— Vous n’êtes pas malade à ce point ! D’après le docteur Bouvier, vous devriez être sur pied rapidement. Quand a lieu le mariage ?
— Le 10 avril prochain.
— À Fontainebleau ?
— Non, à Versailles, mais à cause du deuil récent de la Reine, il n’y aura pas de réjouissances marquantes. C’est pourquoi Lorraine en donne une chez lui pour consoler un peu Monsieur que ce mariage rend triste et qui n’aura même pas la consolation de se commander de nouvelles parures ainsi qu’il l’a fait à l’occasion de celui de la reine d’Espagne. Après la bénédiction qui sera donnée par le cardinal de Bouillon, et où le petit duc du Maine remplacera le fiancé, la princesse montera aussitôt en voiture pour gagner Turin...
Quelque chose clochait dans cette histoire. Elle ne voyait pas la raison pour laquelle on avait éloigné Adhémar. Il avait largement le temps de se rétablir avant la cérémonie dont elle refusait de croire que le Grand Roi n’y déploierait pas le moindre faste.
Elle le dit tel qu’elle le pensait, ce qui fit naître un nouveau soupir :
— Autant que vous sachiez la vérité. Ce refroidissement est le bienvenu parce que je n’ai aucun moyen de figurer dignement à des noces royales même plus modestes que d’habitude. De même pour la fête de Fromont. Je... je ne me suis pas commandé un costume depuis six grands mois... j’ai des créanciers... et aussi des dettes de jeu ! Lorraine a pensé qu’il serait mieux pour moi de faire...
— Une retraite à Saint-Germain ? Mais puisqu’il est si fort votre ami, pourquoi ne vous vient-il pas en aide ? On le dit fabuleusement riche...
— Oh, il l’est, mais il déteste se séparer de quoi que ce soit de son bien.
— Et Monsieur, dont vous êtes proche et que je sais généreux ?
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