—    Il est fort malade comme vous pouvez le constater. Le médecin de Monsieur a diagnostiqué une fièvre pourprée...

—    Si c’est le cas, observa Mlle Léonie, c’est d’une rare imprudence de l’avoir fait sortir et subir trois heures de carrosse alors qu’il nous tombe des hallebardes !

Le beau Philippe, sans se départir de son insolence habituelle, ajusta un face-à-main pour jauger cette petite femme inconnue dont la vêture s’apparentait à celle d’une gouvernante de grande maison. Charlotte se hâta de faire les présentations avant que ce personnage ne se livre à quelque remarque méprisante :

—    Mlle Léonie des Courtils de Chavignol, ma cousine, déclara-t-elle, avant d’ajouter : Je pense que sa question ne manque pas de pertinence. Me ferez-vous la grâce de m’apprendre la raison de cette arrivée impromptue ?

Lorraine leva un sourcil réprobateur :

—    Cela coule de source. Il est votre époux, il me semble ? Il me paraît donc naturel de vous l’amener...

—    Serait-ce la première fois qu’il tombe malade ?

—    Non, évidemment, mais il s’agit de circonstances particulières. L’air de Paris, vous le savez, n’est pas des plus sains...

—    Alors que celui de Saint-Germain sous une pluie battante est recommandé !

—    Vous bénéficiez de la forêt, ce qui est capital. En outre, vous avez vécu suffisamment dans les palais de Monsieur pour être au fait de son horreur des maladies» surtout...

—    ... Si elles sont contagieuses ?

—    Ce n’est pas certain, mais, dans le doute...

—    Il vaut beaucoup mieux que l’on me fasse profiter, moi, des miasmes en question au lieu de les garder à domicile. Car si je ne me trompe : M. de Saint-Forgeat possède un appartement dans les résidences de Monsieur ?

—    Oh, un minuscule ! Fort mal commode pour procurer les soins nécessaires. Nous avons donc pensé à vous qui jouissez d’une vaste demeure où j’imagine qu’il ne vous gênera guère...

À cet instant, une voix mourante se fit entendre :

—    De grâce, ma chère, ne me laissez point languir ! Le me sens si mal ! Je m’en voudrais à mort de perdre conscience sous vos yeux. Veuillez donner l’ordre qu’on me conduise à ma chambre. Mon valet qui est là avec mes bagages va m’y installer.

Merlin en effet reparaissait :

—    Quels sont les ordres de Madame la comtesse ? demanda-t-il. Un homme en charge de sacs et de deux coffres attend...

Le refus étant impossible dans de telles conditions, Charlotte ordonna :

—    La chambre de feu la baronne ma mère devrait être conforme au goût de Monsieur le comte. Faites allumer du feu et bassiner le lit.

Saint-Forgeat émit alors une sorte de hoquet :

—    La chambre de celle qui a été...

—    Ne me dites pas qu’un vaillant tel que vous redoute les fantômes ? Riposta Charlotte. Vous vous y sentirez chez vous, croyez-moi ! Vous y trouverez toutes vos préférences : des rubans, des parfums, des fanfreluches, des bijoux... à moins que vous n’optiez pour celle où logeait M. de La Pivardière ?

—    Pourquoi pas celle du baron ?

—    Parce que c’est la mienne. Mais il suffit ! Les valets vont vous monter à l’étage et nous allons vous appeler un médecin.

—    Vous avez dit... des bijoux ?

Une lueur d’intérêt s’allumait dans son œil glauque. Mlle Léonie fronça le nez et s’esquiva pour procéder avant l’installation à un tri qu’elle jugeait indispensable.

—    Ma mère n’était pas très ordonnée et la chambre n’a pas encore été refaite comme j’en ai l’intention, mais vous verrez qu’elle ne manque pas d’agréments. C’est d’ailleurs la plus belle de la maison...

En entrecroisant leurs mains, Merlin et le solide Anatole, le laquais de Saint-Forgeat, formèrent un siège sur lequel on assit le « moribond », qui passa un bras autour du cou de chacun d’eux et l’on se dirige solennellement vers l’escalier, le chevalier de Lorraine fermant la marche. En dépit de la contrariété que lui causait cette arrivée intempestive, Charlotte s’efforça de retenir une brusque envie de rire. L’impression se retrouver au milieu d’une des pièces si amusante de M. Molière, mais malheureusement on n’était pas au théâtre et elle découvrit par la suite qu’elle venait d’hériter d’un malade quelque peu encombrant.

Malade ? L’était-il vraiment ? Après que le chevalier de Lorraine se fut retiré en promettant de revenir le vieux docteur Bouvier, qui soignait la famille depuis près de trente ans et avait mis Charlotte au monde, vint se pencher sur le cas Saint-Forgeat.

Lui n’appartenait pas à la catégorie des médecins de Molière. Ce n’était pas Diafoirus. C’était un véritable praticien passionné par la lutte contre la maladie et qui ne rechignait pas à procurer ses soins aux plus nécessiteux. Matin et soir, il passait à l’hôpital où les religieuses lui vouaient une sorte de culte. Chez les Fontenac, il avait assisté, impuissant et navré, à la lente dégradation de la santé du baron sur l’état de laquelle il ne gardait aucun doute. L’affaire des Poisons eût-elle été déclenchée à ce moment qu’il eût fait violence au secret professionnel pour dénoncer les agissements de la baronne avec une chance d’être entendu, mais à cette époque on ne lui aurait accordé aucun crédit pour une seule raison : il était protestant. Par la suite, il avait traité Mlle Léonie avec succès mais on n’avait pas jugé utile de le déranger pour le modeste valet qu’était le vieux Joseph.

Au physique, c’était un homme vigoureux en dépit le l’âge, petit, trapu, doué d’une force peu commune et de mains de magicien. Le cheveu et l’œil gris, il haussait de bésicles un nez turgescent dominant une bouche mince au sourire facilement ironique et un menton obstiné :

—    Eh bien, petite dame - il l’appelait ainsi depuis l'enfance et ne voyait pas de raison de changer ! -, il parait que mon art est requis céans ? Vous n’avez pas une mine épanouie... Voyons voir ?

—    C’est sans importance, cher docteur. Un peu de fatigue sans doute. En revanche vous trouverez là-haut un vrai patient. M. de Saint-Forgeat, mon époux, qui est venu chercher refuge à cause de l’étroitesse de son logis au Palais-Royal où, il faut le souligner, Monsieur ne supporte pas la présence de gens souffrants dans son entourage.

—    Et de quoi souffre-t-il ?

—    Il n’arrête pas de tousser, il est très rouge et ne se soutient que difficilement.

—    On va voir cela. Où l’avez-vous mis ? Dans la chambre du baron, j’imagine ?

—    Non. C’est moi qui l’occupe. Il est dans celle de ma mère. Elle devrait pleinement lui convenir.

—    Ah !

Sans autre commentaire ! Après avoir contemplé un instant la jeune femme d’un œil songeur, il demanda :

—    Vous m’accompagnez ?

—    Je préfère attendre ici votre verdict !

—    Moi je vous suis, se dévoua Mlle Léonie redescendue avec le chevalier qu’elle avait poliment reconduit dans le vestibule.

En revenant, ils trouvèrent Charlotte dans la bibliothèque où elle était retournée à ses recherches. Ce n’était pas évident parce qu’un esprit malin semblait s’être donné à tâche de tout disperser et mélanger, mais, sans s’énerver et avec de la méthode, elle y parvenait. La marée reculait tandis que s’empilaient les factures, les lettres - pas beaucoup, la baronne n’écrivait guère et de ce fait n’avait pas une correspondance débordante. Charlotte cherchait surtout les pages manuscrites laissées par le baron Hubert. Mais il était évident que l’ouvrage était loin d’être achevé. A moins qu’une main discrète n’en eût subtilisé une partie...

—    Alors ? S’enquit-elle quand Bouvier la rejoignit Mlle Léonie dans son sillage apportant le vin chaud aux épices et à la cannelle dont elle savait le médecin friand.

—    Un gros rhume tout simplement. Rien dont des tisanes, de la réglisse, de bonnes soupes épaisses et quelques petits verres de rhum ne puissent venir à bout sans peine. Rien d’inquiétant ! En revanche, je n’en dirais pas autant de vous, petite dame ! Vous avez une mine à faire peur...

—    Oh moi ! J’ai vécu des moments pénibles mais à mesure qu’ils s’éloigneront j’en viendrai à les oublier... et je me remettrai.

—    Eh bien espérons-le ! En attendant faites donc préparer par l’apothicaire ce que je vous prescris, fit-il en traçant quelques lignes sur une feuille de papier. Cela ne vous enlèvera pas vos soucis mais vous aurez plus de forces pour les supporter...

Cela dit, il avala son vin chaud, salua et sortit rac-compagné par Mlle Léonie tandis que Charlotte, délaissant son rangement, allait s’asseoir au coin du feu. L’intrusion de son « époux » lui causait une bizarre impression. Depuis un peu plus d’un an qu’ils étaient mariés, elle en était venue à le considérer comme une entité lointaine à laquelle elle n’accordait même pas une pensée par semaine. Et il n’avait jamais été question d’une quelconque cohabitation : chacun chez soi - entendons l’un chez Monsieur et l’autre chez Madame ! - et tout serait pour le mieux. C’est du moins ce qui ressortait de l’espèce d’accord conclu entre eux au lendemain de leurs noces. Après quoi ils s'étaient séparés sur une révérence afin que chacun aille dans la direction qu’ils avaient choisie. Et voilà que sans le moindre préavis, Saint-Forgeat lui tombait dessus dans l’intention manifeste de s’installer ! Fût-il venu seul qu’elle s’en serait moins inquiétée : lorsqu’elle était entrée au service de Madame, une sorte de camaraderie s’était nouée entre eux, renforcée par le fait qu’il l’avait sauvée, non pas de la mort comme il se plaisait alors à le lui rappeler un peu trop souvent, mais d’un enlèvement qui aurait peut-être abouti au même résultat... Fût-il venu seul qu’elle se serait posé moins de questions. Après tout elle portait son nom et que, mal en point, il eût cherché refuge chez elle était presque naturel. Mais c’était la silhouette arrogante du chevalier de Lorraine qui gâchait le tableau... Rien de ce qu’il faisait n’était gratuit et s’il avait pris la peine d’escorter son « ami », il devait avoir une idée derrière la tête...