—    Il fallait la voir, vêtue d’une robe de laine quasi monastique protégée par un tablier de grosse toile, donner à manger aux malades, aider à les changer sans se laisser rebuter par les plus répugnants. Un jour, j’en ai vu un vomir sur sa main pendant qu’elle le faisait boire. Et toujours si douce, toujours si soumise aux volontés de son époux ! En vérité, elle méritait une auréole !

—    Au lieu de quoi on semble prendre à tâche de l’oublier le plus vite possible ! Mais qu’est-ce que nous avons là ?

Elles arrivaient à destination et, en franchissant le porche du vieil hospice, elles virent stationner dans l’enceinte une voiture de la Cour flanquée de deux gardes du corps.

—    Qui peuvent-ils attendre ? murmura Charlotte, perplexe. Pas le Roi : le carrosse aurait plus d’éclat, mais peut-être un membre de la famille.

Elle n’eut pas le temps de se livrer au jeu des hypothèses. Sur le perron deux dames venaient d’apparaître en poursuivant leur conversation. L’une était la mère supérieure mais la seconde, toute vêtue de velours et renards noirs dont elle s’enveloppait frileusement, c’était Mme de Maintenon. Elle prenait congé d’ailleurs et les arrivantes remarquèrent le respect dont la religieuse usait envers sa visiteuse qu’elle couvrait de remerciements pour les « dons généreux » qu’elle venait de faire.

En descendant vers sa voiture dont un laquais tenait la portière ouverte, la marquise leur jeta un regard. Une expression de surprise marqua son visage à la peau ivoirine dont la beauté subsistait en dépit du fait qu’elle avait dépassé cinquante ans.

—    Madame de Saint-Forgeat ! S’exclama-t-elle Mais quelle surprise de vous trouver ici !

On échangea des saluts. Distants cependant de part et d’autre tandis que Charlotte répondait :

—    Ma présence n’a rien de surprenant, Madame. J’accomplis en quelque sorte un pèlerinage au souvenir de Sa Majesté Marie-Thérèse, notre reine défunte que j’avais l’honneur d’accompagner lorsqu’elle venait ici donner ses soins aux plus gueux de ses sujets. Un privilège dont je conserverai le souvenir ému ! Elle, une infante et la souveraine du royaume, se faisait servante au chevet de tous ces malheureux !

Il entrait de l’orgueil, du défi aussi dans la petite allocution de la jeune femme. Presque un reproche : il était plus qu’évident que la « confidente » du Roi ne s’était livrée à aucune des activités qu’elle évoquait.

EIle venait apporter de l’argent sans doute, passer peut-être entre les lits où les malades s’entassaient par-fois à trois ou quatre, distribuer çà et là de bonnes paroles, mais elle était trop tirée à quatre épingles pour supposer un changement de tenue quelconque...

Stupéfaite de l’audace de sa jeune cousine, Mlle Léonie écoutait sans en croire ses oreilles. Elle n'aurait jamais soupçonné la petite Charlotte aussi rompue à l’escrime souvent meurtrière du langage de cour. Celle que l’on appelait sous le manteau Mme de Maintenant ne s’y trompa pas. Elle sourit benoîtement mais un éclair avait traversé ses yeux noirs:

—    Une si belle fidélité au souvenir vous honore, comtesse. En outre se tourner vers les œuvres charitables est un excellent moyen de plaire à Dieu et de combattre certains bruits déplaisants. Je vous donne le bonsoir, Madame !

Sans laisser à Charlotte le temps de riposter, elle Monta dans sa voiture qui s’ébranla aussitôt et quitta l’hôpital suivie des gardes réservés en principe aux personnes royales. Blanche de colère, Charlotte la regarda disparaître.

—    Venez, Charlotte ! Lui souffla Mlle Léonie. Vous n’avez peut-être pas remarqué que nous faisons attendre la Révérende Mère.

Celle-ci, une petite femme ronde, aimable et souriante, s’avança à leur rencontre les mains ouvertes :

—    Comme je suis heureuse de vous revoir ! Mais, si j’ai bien compris, nous ne sommes plus Mlle de Fontenac ?

—    Non, ma Mère ! Je suis mariée à M. de Saint-Forgeat, gentilhomme de Monsieur, comme vous l’avez pu entendre.

—    Mais cela ne vous fait pas oublier notre vieille maison qui, elle, se souvient avec plaisir et gratitude de la gentille demoiselle d’honneur qui accompagnait notre si bonne reine ! Entrez vite à présent !

Quand elles prirent le chemin du retour, deux heures plus tard, et leurs paniers vides, Charlotte, qui avait dépensé sans compter soins et sourires, retrouva intacte sa colère en franchissant le portail :

—    C’est une honte ! Gronda-t-elle entre ses dents. Une véritable honte jetée au royaume et à la mémoire de la Reine !

—    Que voulez-vous dire ?

—    Mais qu’il l’a épousée !

—    Qui a épousé qui ?

—    Allons, ma cousine, vous ne me ferez pas accroire que vous êtes sourde aux rumeurs ! J’entends que le Roi a épousé la Maintenon et que c’est à pleurer !

—    Qu’est-ce qui vous en donne la certitude ?

—    L’escorte, voyons ! Les gardes du corps pour l'ancienne gouvernante des enfants de Mme de Montespan ! Celle-ci n’y a jamais eu droit... sauf naturellement en compagnie de Sa Majesté. Pourquoi n'en dit-elle rien si elle le sait ? Elle doit être folle de rage ! ... et Madame ? Madame si fière de ses origines et qui la déteste tant ! Comme elle doit être malheureuse ! Je devrais peut-être aller la voir...

Mlle Léonie glissa son bras sous le sien :

—    N’y voyez pas une poussée d’égoïsme, mais vous devriez attendre ! Il se peut que personne ne soit au courant et que cette bonne princesse, à qui l’on prête un tempérament plutôt combatif...

—    C’est certain.

—    ... n’a pas besoin que vous alliez lui raconter ça. En outre elle est retournée prendre ses quartiers d'hiver au Palais-Royal, donc fort à l’écart de son ennemie: Enfin, elle doit être grandement affairée au mariage de sa belle-fille qui aura lieu au printemps.

Charlotte eut un demi-sourire :

—    C’est surtout Monsieur que l’approche d’un aussi considérable événement doit mettre en transe. Je le vois d’ici agité comme une puce, passant de longues heures à choisir les tissus destinés à ses costumes, à combiner des arrangements de joyaux et à écouter le chevalier de Lorraine dauber sur tout le monde. Pendant ce temps, enfermée dans son cabinet entourée des portraits de sa famille allemande, Madame écrit, écrit, écrit...

—    C’est une image assez paisible que vous me tracez là! L’hiver est la saison des trêves, pour les armées et pour le commun des mortels. C’est l’appel du coin du feu. N’allez pas jouer les courants d’air et accordez-vous à vous-même un répit! Quand la neige aura fondu, vous pourrez vous lancer sur les grands chemins...

Charlotte posa sa main sur celle de sa cousine et sourit :

— Vous avez raison. Contentons-nous de rester chez nous. On y goûte une telle paix !

Elle le pensait sincèrement, reprise de tendresse pour sa vieille maison où l’on s’efforçait de lui faire la vie si douce. Elle le pensa plus encore lorsqu’une semaine plus tard, ladite paix se trouva compromise...

Le froid avait cédé mais la pluie le remplaçait. Insistante, têtue, elle s’insinuait par la moindre ouverture et faisait fumer les cheminées où l’on luttait contre elle à larges brassées de fagots bien secs. C’était sans doute un temps normal pour le mois de mars, mais Charlotte détestait la pluie et elle trouvait qu’éminemment désagréable. Aussi passait-elle la majeure partie de ses journées dans la bibliothèque - sa pièce préférée d’ailleurs - à remettre de l’ordre dans les papiers de son père dans lesquels il était évident que l’on avait fouillé sans se donner la peine de les ranger. Mlle Léonie l’aidait mais pas de façon systématique: simplement quand la jeune femme la réclamait. Ce qui arrivait souvent... Visiblement, on avait fourragé dans cet invraisemblable fatras. Mais on cherchait quoi ?

Elle découvrit ainsi, disséminés au milieu de factures, de notes et de réflexions tombées d’une plume méditative, les feuillets épars d’un véritable livre en gestation : la relation des voyages de son père aux Indes. Ravie de sa trouvaille, elle entreprit de les rassembler, pensant y trouver peut-être la clef de l’énigme posée par les pierres rapportées de ces contrées et dont avaient parlé le vieux Joseph d’abord et maître Maublanc ensuite. Elle se demandait d’ailleurs si, justement, ce fabuleux désordre n’était pas le fait de la défunte baronne, qui aurait, elle aussi, eût vent de quelque chose...

Les deux femmes s’y livraient ce matin-là quand le tintement de la cloche du portail, suivi du grincement de l’ouverture et enfin de celui d’une voiture attirèrent leur attention et les amenèrent près d’une fenêtre donnant sur la cour...

—    Miséricorde ! Soupira sobrement Charlotte.

— Mais qui nous arrive-là ? Surenchérit Mlle Léonie. Du carrosse en effet - un élégant véhicule aux portières frappées des merlettes de Lorraine et mené par de splendides chevaux - deux hommes descendirent, un soutenant l’autre. Cet autre tellement emmailloté de fourrures et de lainages remontant jusqu’au chapeau qu’il était pratiquement impossible de distinguer son visage. Mais celui sur lequel il s’appuyait était des plus reconnaissables et, avant même que Merlin les eût annoncés, Charlotte savait que le chevalier de Lorraine lui amenait un époux apparemment en mauvais état, Suivie de Léonie, elle les rejoignit au salon.

Le chevalier confia son fardeau à Merlin afin d'avoir les mains libres pour le rituel des révérences.

—    Ah, comtesse ! S’exclama-t-il. Vous ne sauriez croire à quel point je suis aise de vous trouver au logis.

—    Il fait si mauvais temps qu’il n’y avait guère de chance que je n’y sois pas. Qu’arrive-t-il à M. de Saint-Forgeat ? S’enquit-elle tandis que Merlin installait son paquet dans le meilleur fauteuil où il entreprit de l'aider à se déballer, ce que l’arrivant faisait d’une main lasse et sans même ouvrir les yeux... en émettant une toux caverneuse.