« J’étais si faible que l’on m’a transportée dans une voiture aussi fermée que la précédente mais où je n’étais pas seule. Un homme âgé se tenait auprès de moi. Sans me donner son nom, il s’est présenté comme médecin et m’a assurée que là où on me conduisait je guérirais... »
— C’était vrai ?
— Oh ! Il n’y avait pas de comparaison ! Je me suis retrouvée dans une très jolie chambre tendue de damas rose, garnie de rideaux de voile blanc, de beaux meubles, de fleurs et d’un cabinet de bains. J’avais des fenêtres dignes de ce nom donnant sur un bois mais elles aussi munies de barreaux. On m’a dit que c’était pour la sécurité. Il y avait des parfums, des livres, une guitare et des vêtements d’intérieur. Le vieil homme qui m’avait accompagnée venait tous les deux jours s’occuper de ma santé mais me parlait uniquement de cela. De même pour les domestiques. Un homme et une femme me servaient avec attention et une certaine gentillesse, mais ne m’entretenaient que du temps qu’il faisait et de ce que je souhaitais que l’on m’apporte - ils ne répondaient à aucune de mes questions. Enfin, un soir, M. de Louvois est venu partager mon souper. Il s’est montré satisfait de ma mine qu’il a constaté meilleure, m’a demandé si je désirais quelque chose en particulier et, comme je lui disais que j’aimerais bien sortir, il m’a répondu que ce n’était pas possible. Pas encore. Il avait pris sur lui de me libérer de la Bastille à cause de mon état, mais il était important que l’on me croie en prison pendant encore un bon moment. Il fallait laisser s’effacer dans le temps l’émotion suscitée par la mort de la Reine. Ensuite on verrait. Il s'attendait manifestement à de la reconnaissance et je lui en ai montré, bien sincère. Nous avons parlé de tout et de rien... beaucoup du Roi dont il m’a chanté les louanges sur tous les tons et de toutes les manières. Il est venu ainsi plusieurs soirs d’affilée, mais si au début ses visites m’étaient plutôt agréables, cela ne dura pas longtemps.
— Pourquoi ? fit Mlle Léonie qui écoutait avec une attention de plus en plus inquiète. Elle n’aimait pas cette transformation d’un ministre que l’on savait brutal et sans pitié. Elle trouvait que ce côté patelin ne lui convenait pas. Il y avait une vague ressemblance avec le Tartuffe de M. Molière.
Charlotte toussa pour s’éclaircir la gorge... ou se donner du courage mais détourna les yeux :
— C’est difficile à expliquer. Il était un peu trop aimable et formait pour moi d’étranges projets comme, par exemple, aller en Italie en sa compagnie afin de me changer les idées...
— L’Italie? Que pourriez-vous aller faire là-bas? Et avec lui ? Et j’imagine sans l’autorisation du Roi ?....
— Je lui ai dit que ce que je désirais c’était rentrer chez Madame... Et puis un soir...
Sa voix s’étrangla. Comprenant que les mots avaient peine à sortir, la vieille demoiselle serra plus fort les mains qu’elle avait prises dans les siennes :
— Du courage, Charlotte ! Allez jusqu’au bout ! À moi vous pouvez tout dire ! Un soir ?
— Il... il n’est pas reparti... J’ai eu beau me défendre mais je n’étais pas la plus forte... Il m’a frappée et... oh, ne m’obligez pas à vous dire la suite...
— C’est facile à deviner : il vous a violée !
Ce n’était pas une question. Un sanglot lui répondit. Charlotte retira ses mains pour cacher son visage. Alors, Mlle Léonie la prit dans ses bras avec une tendresse dont elle-même se serait crue incapable. Elle se sentait déborder de pitié :
— Pleurez, mon petit, pleurez autant que vous voudrez! Les larmes soulagent quand le cœur est trop gros ! murmura-t-elle en caressant les soyeux cheveux blonds et elle resta un moment à bercer Charlotte comme elle l’eût fait d’une toute petite fille. Les san-glots commençaient à s’apaiser quand elle entendit
— Vous êtes... si bonne... alors que je devrais, vous faire horreur à vous qui avez la pureté d’une nonne !
Les Sourcils de Léonie remontèrent d’un seul coup jusqu’au milieu du front. À son tour elle toussota :
— Eh bien... La perfection n’est pas de ce monde, vous savez? Et il arrive que les apparences..., murmura-t-elle.
La jeune désespérée n’entendit pas ou, trop enfoncée dans sa douleur, n’enregistra-t-elle pas. Elle ne vit pas non plus sa cousine sourire à un très lointain souvenir : celui de ce romantique coin des bords du Jaudy, près de Tréguier, sa ville natale, où, au milieu des genêts en fleurs, des ajoncs et des bruyères, deux jeunes gens éperdument amoureux s’étaient aimés pendant quelques jours en se jurant que c’était pour l’éternité, que rien ni personne ne pourrait les séparer. Il était si beau, Joël, si câlin et si tendre ! Mais il naviguait sur les vaisseaux du Roi et il partait... Ils s’étaient promis de se marier dès son retour. Seulement il n’était jamais revenu. Léonie avait seize ans et, par chance, ses amours si brèves n’eurent pas d’autres conséquences qu’une merveilleuse image gardée précieusement au fond de sa mémoire. Par la suite, le cœur qu’elle croyait mort avait battu pour Hubert de Fontenac, voué lui aussi à un sort tragique encore que beaucoup moins glorieux ! ... A la réflexion, il était préférable que Charlotte n’ait pas entendu sa phrase imprudente. Il n’y avait aucune commune mesure entre l’éblouissement de ce lointain été et le cauchemar vécu dans une prison dorée perdue au fond des bois... Elle demanda tout bas :
— Cette abomination n’a eu lieu qu’une fois, j’espère ?
— Non. Trois, accompagnées des pires menaces si d’aventure j’osais révéler cette honte à qui que ce soit ! Il prétendait qu’il était fou de moi, que j’aurais de lui tout ce que je désirerais... Je continuais à me débattre. Alors il employait sa force et me faisait violence... Je souffrais tant que je cherchais un moyen de me tuer... Mais il n’y a pas eu de quatrième fois. Un soir, une femme masquée est venue qui m’a accablée d’injures avant de me chasser dans la nuit en m’ordonnant de rejoindre mes pareilles. J’étais libre mais j’ai erré longtemps avant de tomber de fatigue et d’être retrouvée par les gens de Mme de Montespan dans le parc de Clagny...
— Que lui avez-vous dit ?
— Ce que vous venez d’entendre sauf les... dernières nuits... Personne ne doit savoir... J’en mourrais de honte.
— N’ayez crainte, nul ne le saura. Maintenant ce qu’il vous faut c’est du calme et du repos jusqu’à ce que vous redeveniez vous-même et que nous ayons la certitude que ce malheur n’aura pas de « répercussions »... Vous comprenez ?
— Vous avez peur que je sois enceinte ?
— C’est l’idée générale !
— Pour cela, je peux vous rassurer : le cycle normal ne s’est pas interrompu.
Le « ouf » de soulagement de Léonie aurait suffi à gonfler les voiles d’une frégate :
— Dieu soit loué ! S’exclama-t-elle. Dorénavant il va falloir vous appliquer à oublier. Ce sera difficile, j'en suis consciente, mais je ferai le maximum pour vous y aider...
Charlotte se redressa et planta dans celui de sa cousine un regard que la colère venait de sécher d’un seul coup :
— Oublier ? Non. Ce que je veux c’est me venger ! En apercevant cet homme l’autre soir à Versailles, j'aurais voulu lui cracher à la figure, l’accuser devant le Roi et sa Cour...
— Si c’est votre ange gardien qui vous a retenue il a sagement agi ! Savez-vous ce que vous auriez obtenu ? Soit on ne vous aurait pas crue et vous passiez pour folle, soit on se serait arrangé pour vous faire disparaître à nouveau, temporairement si ce n’est définitivement. N’importe comment vous auriez été perdue de réputation. Et j’ai le sentiment que vous auriez fait une peine infinie à quelqu’un de ma connaissance. Si vous cherchez un vengeur, vous l'auriez trouvé, mais il y aurait laissé sa tête !
CHAPITRE VI
UN HÔTE INATTENDU
Cette nuit-là, Charlotte, ayant un peu allégé son cœur en se confiant, dormit mieux. Ce ne fut pas le cas de Mlle Léonie qui, elle, ne réussit pas à trouver le sommeil. Imprimée dans sa mémoire, la voix douloureuse de la jeune femme avouant la souillure de son corps ne cessait de résonner dans son cerveau et elle cherchait en vain à la faire taire. Avec cette monstruosité en fond de tableau, elle ne parvenait pas à penser clairement. Et quand il ne s’appesantissait pas sur sa jeune parente, son esprit s’en allait vagabonder du côté de la rue Beautreillis. Elle entendait alors distinctement le bruit des sanglots d’Alban. Simplement parce que l’on venait de marier celle qu’il aimait à un mari de carton. Que serait-ce si, par malheur, le hasard lui faisait découvrir le fond de l’histoire ? Il haïssait déjà l’inconsistant Saint-Forgeat. Il serait dans ce cas capable du pire, et puisque le duel était interdit à sa roture il pourrait aller jusqu’au meurtre avec ses conséquences, comme elle l’avait laissé entrevoir à Charlotte. Or, rien n’assurait qu’il l’ignorerait toujours. Outre les deux personnages concernés, il y avait à présent elle-même dont elle répondait sans hésiter mais il y avait également la femme masquée qui avait chassé Charlotte et aussi les serviteurs disparus dans la nature. Or, aucun de ceux-là n’était muet. Ils risquaient peut-être de parler par bêtise, pour le plaisir de raconter une histoire croustillante... ou pour de l’argent. C’était trop ! ... Et quand l’aurore s’insinua dans les ombres de sa chambre, elle finit par aboutir à cette conclusion : il fallait éloigner Alban et seul La Reynie en possédait le pouvoir. Des secrets, le lieutenant général de Police en gardait bien d’autres, beaucoup plus redoutables.
L’heure en étant venue, elle fit sa toilette et se prépara pour se rendre à l’église comme chaque matin.
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