—    Oui, Sire. Il le fallait !

—    Certes ! Toujours pas de nouvelles des assassins, Monsieur le lieutenant général ?

—    Pas encore, Sire. Ce n’est pas faute de fouiller les lieux où se recrutent habituellement les hommes de main qui ne regardent pas au sang versé mais jusqu’ici nous n’avons aucune piste. J’ai acquis cependant la certitude que ces gens n’ont pas été embauchés à Paris.

—    Et la France est vaste ! Nous n’avons pas à vous demander de faire pour le mieux... A vous revoir, Madame de Saint-Forgeat ! Vous me direz alors si vous désirez reprendre du service auprès de Madame afin de rejoindre votre époux, ce qui serait normal. Ne riez pas, marquise ! Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle !

—    Je suis sûre du contraire! Votre Majesté n’a jamais cultivé l’humour involontaire. Je crois que moins ces deux-là se verront et mieux ils se porteront ! Ce qui n’empêche Madame de vouloir retrouver son ancienne fille d’honneur qu’elle affectionne. Elle n’a pas tant d’occasions de se réjouir ces temps-ci !

—    À qui la faute? Il semblerait qu’aux intempérances de langage, Madame se plaise à joindre celles de l’écriture !

D’aimable jusqu’à présent, le ton du Roi était devenu acerbe. Charlotte s’en rendit compte et osa prendre l’initiative de parler sans y avoir été invitée :

—    Je serais heureuse de retourner servir Madame qui a toujours été si bonne pour moi, mais je crois qu’auparavant je préférerais simplement rentrer chez moi... à Saint-Germain.

Mme de Montespan fit la grimace :

—    Vous voulez rentrer dans un endroit où il s’est passé une telle tragédie ? Vous ne craignez pas les cauchemars ?

—    C’est le seul endroit que je possède en propre... et surtout c’est la maison de mon père. J’y ai été heureuse tant qu’il a vécu. Son ombre saura me protéger contre d’autres... plus malfaisantes !

—    En outre, intervint La Reynie, les plus anciens serviteurs sont demeurés et tout y est en état !

—    C’est égal : une double pendaison !

—    Nous ne vous savions pas superstitieuse, marquise, coupa le Roi, mi-figue mi-raisin. Vous, si brave !

—    De jour, Sire ! Beaucoup moins la nuit ! Je déteste les ténèbres !

—    Moi pas, fit doucement Charlotte. Je n’ai plus qu’à demander l’autorisation du Roi puisque je suis, avant tout, sa servante !

Celui-ci reprit la main de Charlotte et la garda dans les siennes.

—    Vous l’avez, chère comtesse ! Nous apprécions autant votre courage que votre obéissance. Mais ne vous claustrez pas trop ! Ce n’est pas de votre âge. Et Madame sera si heureuse de retrouver une amie !

Sous l’œil soudain intéressé de son ancienne favorite, Louis posa un baiser léger sur la main qu’il tenait tandis que la jeune femme plongeait dans une profonde révérence.

—    Je remercie Votre Majesté, dit-elle sobrement.

DEUXIÈME PARTIE

LA MAISON DE SAINT-GERMAIN

Chapitre V

LA BLESSURE EMPOISONNÉE...

A genoux sur la marche du petit autel dans sa chapelle familiale à l’église de Saint-Germain, Charlotte s’efforçait de prier mais ce n’était pas évident dans un sanctuaire dont la moitié manquait et qu’elle ne reconnaissait plus. Trois ans plus tôt en effet, tandis qu’elle était en Espagne, une partie du vieux bâtiment - trop vieux sans doute ! - s’était écroulée une nuit de tempête.Le Roi s’était hâté de le faire reconstruire par Mansart, mais, dans son empressement à la rendre au culte paroissial - le château, lui, possédait sa chapelle ! -, le fameux architecte avait purement et simplement supprimé le bas-côté accidenté. Par chance, la sépulture  Fontenac était restée intacte dans l’oratoire dédié à saint Hubert qui avait eu la chance d’être épargné.

Elle avait tenu, avant de rejoindre sa maison, à venir s'incliner sur la tombe de son père pour y déposer un bouquet de roses de Noël et allumer un cierge. Elle savait, bien sûr, que sa mère se trouvait là elle aussi, à jamais liée dans la mort à celui qu’elle avait assassiné, mais elle s’interdisait d’y penser. Son hommage était destiné uniquement à l’homme si bon et si affectueux dont elle ne gardait que de doux souvenirs. Quant à la cruelle « révélation » que son cousin Charles de Brécourt avait osé lui jeter à la tête après la mort de sa chère marraine, elle refusait farouchement d’en tenir compte. Il était impossible que celui qui dormait là ne fût pas son véritable père, parce que seul l’amour comptait. Et il en avait donné beaucoup.

Sa prière achevée, elle sortit de l’église et rejoignit La Reynie qui l’attendait dans la voiture avec laquelle il était allé la chercher à Clagny. Il tenait à être présent quand elle pénétrerait dans cette demeure où il s’était produit tant d’événements pénibles.

—    Vous sentez-vous prête ? S’inquiéta-t-il en l’aidant à reprendre place auprès de lui, après lui avoir offert son bras pour lui éviter de glisser sur les pavés recouverts d’une mince couche de neige.

—    Tout à fait ! Ne m’avez-vous pas dit que j’allais revoir d’anciens serviteurs ?

—    Et une surprise. Je crois sincèrement que vous vous y sentirez chez vous !

—    C’est le principal pour moi...

C’était vrai. Elle éprouvait un besoin poignant de solitude dans le cadre auquel s’attachaient ses souvenirs d’enfance. Depuis sa fuite du couvent, elle n’avait connu que des palais royaux plus ou moins chaleureux

— En admettant qu’un palais royal chaleureux puisse exister à la surface de la terre ! - et des chambres minuscules partagées avec une ou parfois deux compagnes. Elle retournait dans « sa » maison et, après ce qu’elle venait de subir, c’était un immense soulagement.

Nuancé pourtant par l’ombre d’un remords : avoir dû demander un délai à Madame qui l’accueillait à bras ouverts... et en larmes. La pauvre princesse venait de perdre sa petite chienne favorite qu’elle aimait tendrement et qui dormait la nuit nichée contre elle.

—    J’espérais tellement votre retour, avait-elle déploré en tirant son mouchoir pour la dix ou onzième fois. Je me sens si abandonnée à présent !

—    Madame a-t-elle des nouvelles de Mlle de Theobon? ... Je veux dire, Mme la comtesse de Beuvron.

— Non, mais pas depuis longtemps. Son Beuvron s'est fait occire à je ne sais plus quelle bataille. La voilà veuve et elle s’est retirée au couvent de Port-Royal.

— Pour y prendre le voile ?

—    Tout de même pas ! Comme dame pensionnaire. Au moins elle est à Paris et Monsieur permet que nous correspondions.

—    C’est déjà cela...

—    Oui, mais en échange - Monsieur ne fait jamais rien pour rien ! - j’ai été obligée d’accepter la Grancey à l’emploi de gouvernante de mes filles. Cette pécore, cette grande amie du chevalier de Lorraine ! Heureuse-ment que la jeune Anne-Marie, fille de feu Madame Henriette, va épouser au prochain printemps le duc de Savoie... mais ma pauvre petite Élisabeth-Charlotte se retrouvera sans défense entre les mains de cette mégère !

—    Si j’étais Madame je ne me tourmenterais pas trop pour elle. Son Altesse ressemble énormément à Mademoiselle: elle a déjà des griffes et sait s’en servir ! Et Monseigneur Philippe, son frère [9]?

—    Autre sujet de disputes. J’ai dû batailler ferme pour qu’on ne lui donne pas comme gouverneur cet affreux marquis d’Effiat, le « grand » ami de mon époux et du venimeux Lorraine que toute la Cour accuse d’avoir empoisonné Madame Henriette. Mais enfin, ce danger-là est oublié !... Alors vraiment vous ne voulez pas revenir ?

—    Si, Madame, et avec joie... mais pas dans l’immédiat. J’ai besoin de solitude... et peut-être aussi de me retrouver moi-même.

En considérant plus attentivement son ancienne fille d’honneur, Madame voulut bien admettre :

—    Il est vrai que vous avez changé ! On dirait que... que vous êtes enveloppée d’un voile gris. Et même votre voix s’est assourdie comme si vous traîniez derrière vous une pesante souffrance. J’espère que ce n’est pas la fin tragique de votre mère ?... Non ! C’est autre chose... dont vous n’avez pas envie de parler, n’est-ce pas ?

—    Non, j’en demande pardon... et je remercie Votre Altesse Royale de sa compréhension. Un jour peut-être je lui dirai... Et je promets de revenir dès que mes affaires seront en ordre...

Les deux femmes s’embrassaient quand surgit Saint-Forgeat envoyé par Monsieur pour avertir Madame d’une fête impromptue qu’il donnait ce soir-là en l’honneur de l’arrivée de l’ambassadeur de Savoie. Mais en se trouvant soudain en face de Charlotte,

Adhémar oublia complètement sa mission. Il eut un haut-le-corps, se racla la gorge, déglutit et finalement émit, mécontent :

—    Vous ici ? Oh, comme c’est drôle ! Enfin drôle... cela le serait si vous n’aviez si mauvaise mine. Le bruit courait que vous étiez en prison ?

La Palatine n’allait pas laisser échapper une aussi belle occasion de se mettre en colère :

—    Voilà longtemps que je vous tiens pour un benêt, Monsieur de Saint-Forgeat, mais au moins pour un benêt poli ! Or, vous débarquez chez moi tout faraud sans même prendre la peine de vous faire annoncer et tout ce que vous trouvez à dire à votre épouse que vous n’avez pas vue depuis des mois - et dont entre parenthèses vous vous souciez comme d’une guigne ! -c'est qu’elle a mauvaise mine et que vous avez appris qu’on l’avait arrêtée ?

—    Mais... mais... mais..., hoqueta-t-il, affolé.

—    Brillante réponse ! Quoi encore ?

Charlotte choisit d’aller au secours de son « mari » :