—    Chez moi, Sire !

Les trois mots avaient eu du mal à sortir, leur résultat fut conforme à ce que Louvois redoutait ! Louis XIV rougit de colère :

—    Chez vous ? Vous voulez dire dans l’une de vos demeures de Paris ou de Meudon. Sous l’aile tutélaire de votre épouse, je pense ? Vous perdez l’esprit ?

Le ministre avait les épaules larges : l’algarade qu’il sentait venir ne l’effrayait pas. Seul de tout le royaume il partageait avec le Roi certains secrets qui le protégeaient sauf à s’en débarrasser en faisant tomber sa tête sous l’épée du bourreau.

—    Non, Sire. Je possède un petit domaine, solidement défendu et soigneusement caché. Tout le monde l’ignore...  A commencer par Mme de Louvois. C’est là que j’ai conduit Mme de Saint-Forgeat. La prison lui avait été néfaste. Elle était souffrante et dans cette thébaïde elle a pu recevoir les soins nécessaires à son rétablissement. Je dois souligner qu’elle est bien gardée mais sans manquer au respect et n’est privée de rien... sinon de la liberté.

—    Une prison à vous, en quelque sorte ? Dorée évidemment ? ... Dites-moi un peu, M. de Louvois ? Jusqu’où va l’intérêt que vous portez à cette jeunesse ? En agissant ainsi avez-vous obéi au seul désir de la maintenir à l’écart de la Cour... ou à celui auquel vous aviez peine à résister si l’on a souvenance de la poursuite acharnée que vous avez menée contre la jolie marquise de Courcelles... qui a fini par vous céder pour avoir la paix[8] !

Louvois avait pâli mais aucun muscle de son lourd visage ne bougea :

—    Mme de Courcelles est une aventurière, Sire. Ce que ne saurait être la jeune femme dont nous parlons. L’avoir donnée à ce benêt de Saint-Forgeat pourrait paraître insensé. En fait, c’était une manière comme une autre de la protéger...

—    De quoi ?

—    De convoitises vulgaires... alors qu’il s’agit bel et bien d’un morceau de roi !

—    Êtes-vous en train de me dire...

—    Que je la réservais pour Votre Majesté ! Elle est exquise, Sire... et j’avais cru remarquer...

—    Oh que non ! Ignorez-vous à ce point que j’ai fait table rase de mes... turpitudes passées et ne veux plus vivre que dans la vertu et sous le regard du Seigneur ?

—    Certes ! Mais il peut arriver au plus repentant des pécheurs de regretter aux heures délicieuses de ses jeunes années.

—    Ce sont justement ces heures-là qu’il convient d’expier lorsque l’âge vient.

—    L’âge ?... Mais lequel ? Celui qu’affiche Votre Majesté ne peut se comparer à celui de la retraite. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les regards des femmes de ce palais lorsque le Roi apparaît...

—    Ce qui signifie ?

—    Que, par exemple, Mlle de Fontanges aimait sincèrement le Roi et que l’amour n’est pas descendu au tombeau avec elle.

—    Peut-être avez-vous raison mais comment m’y intéresser si peu que ce soit ? J’aime, mon cher Louvois...

—    Si Votre Majesté le dit, ce doit être vrai... Pourtant je voudrais être sûr qu’il s’agit d’un véritable élan du cœur... et non d’un long travail de persuasion.

—    Vous divaguez ?

—    Non, Sire... Je suis simplement humain. Chacun sait que l’amour attire l’amour, surtout dès l’instant où le cœur visé est dans un moment de vacuité. Et la mort de la ravissante duchesse a laissé un grand vide ainsi que de grands regrets. Puis-je demander au Roi ce qu’il en serait de ses sentiments si la maladie ne l’avait flétrie et finalement détruite ? Je crois que la joie continuerait de régner dans ce palais...

—    Peut-être...

Le silence qui suivit devait être plein d’un rêve agréable si l’on en jugeait par l’expression du visage royal et Louvois se garda prudemment de le briser. Lorsqu’il en sortit, Louis secoua la tête et les épaules tel un chien qui s’ébroue.

—    Vous n’oubliez qu’une chose : après Mme de Fontanges, la Reine nous a quittés... Quoi qu’il en soit, la mise à l’écart de Mme de Saint-Forgeat ne se justifie plus autant et il faut la rendre à son époux. Sans oublier cependant de lui rappeler qu’elle a juré de se taire sur ce qu’elle a vu et entendu. Faites-la ramener chez Madame ! ... Celle-ci l’apprécie et c’est, il me semble, sa place la plus normale puisque Saint-Forgeat est auprès de Monsieur. En outre... elle y sera un peu à l’écart de la Cour, Madame ayant choisi de vivre en ses demeures plus souvent que dans les nôtres. Ah ! Avant de vous retirer, rappelez-moi La Reynie avec qui je dois parler de l’assassinat de la mère ! Quelle famille, mon Dieu !

En se retirant, Louvois ne se risqua pas à dire ce qu’il pensait de ce grand désir cultivé par la duchesse d’Orléans de résider chez elle plutôt que chez son beau-frère. Il n’ignorait pas la campagne de dénigrement menée à son encontre par les favoris de Monsieur. D’autant plus aisée que Madame ne se donnait même plus la peine de dissimuler son aversion pour Mme de Maintenon. De toute façon, il avait d’autres chats à fouetter. Il rejoignit sa voiture et rentra chez lui dans son château de Meudon... où il s’enferma pour y attendre que la nuit tombe. Quand elle fut là, il changea de vêtements, fit seller un cheval qu’il enfourcha avant de s’enfoncer dans la profondeur des bois...

Au lever du Roi, le lendemain matin, Louvois apparut pâle et portant les traces d’une nuit sans sommeil. Ce fut avec une visible impatience qu’il subit l’interminable cérémonial auquel Louis XIV s’astreignait quotidiennement et qui, au fil du temps, tournait au rituel. Le Roi s’en aperçut et, au moment où il quittait sa chambre, l’appela d’un signe, l’invitant à l’accompagner :

—    Vous avez bien mauvaise mine, fit-il sans se soucier d’être entendu, les pas des gardes rythmant la progression du Roi suffisant à couvrir n’importe quelle conversation. Quelle nouvelle fâcheuse ?

—    Hélas ! ... La dame en question s’est enfuie.

—    Quand cela ?

—    Je l’ignore. La dernière fois que je m’y suis rendu, c’était il y a cinq jours et je ne peux dire quand elle a disparu. La maison, dont les portes et fenêtres sont ouvertes, est entièrement déserte.

—    En cette saison ? Il y avait, je suppose, des domestiques ?

—    Ils se sont volatilisés ! Le plus étrange est que l’on n’a rien volé !

Si Louvois était blême, le Roi, lui, devint cramoisi :

—    Bravo ! Il ne vous reste qu’une chose à faire : prévenir La Reynie ! S’il y en a un qui puisse la retrouver, c’est lui. Mais vous aurez à m’en répondre et priez Dieu qu’il ne lui soit rien arrivé de regrettable.

Comme tous les gens doués de caractère irascible, Louvois détestait être traité sans ménagements, fût-ce par le Roi. Sans plus se soucier de l’endroit où il se trouvait, il monta sur ses grands chevaux !

—    De regrettable ? Il s’agit sûrement d’un enlèvement, Oui ! Quelque galant suffisamment riche pour acheter...

—    Il suffit, Monsieur ! Vous oubliez où vous êtes et vous vous oubliez ! Faites ce que je vous ordonne et ne revenez que... Ah, Madame de Maintenon ! Avez-vous bien dormi ?

La dame, en effet, venait d’apparaître, flanquée de son confesseur et de sa nièce, un missel à la main... Furieux, Louvois vira sur un talon dans l’intention de rejoindre l’escalier de la Reine, se prit un pied dans la canne dont il étayait une légère boiterie due à une chute de cheval déjà ancienne et se fût étalé lourdement si la main secourable d’un Suisse de garde n’avait rétabli son équilibre. Il l’en remercia d’un coup d’œil furibond, descendit aussi vite que le permettait ladite jambe et finalement s’engouffra dans sa voiture en ordonnant au cocher de le conduire au Châtelet. Il lui fallait rencontrer La Reynie puisque le Roi l’ordonnait et qu’il était homme à s’assurer qu’il était obéi, mais, au fond, le ministre n’y tenait pas tellement. À moins que la recherche n’aboutisse à un cadavre. Ce qui serait de loin la meilleure solution. Par ce temps exécrable, les mauvaises rencontres toujours possibles, une jeune femme fuyant à travers bois et de nuit de surcroît, risquait sa vie. Or, Louvois en venait à souhaiter que La Reynie ne la retrouve pas, sinon morte ! Mais dans l’état actuel de l’affaire, il s’efforçait de croire à un rapt. La petite garce était assez belle pour en séduire plus d’un, lui le premier, mais, en ce cas, il n’y avait guère de chance de la voir revenir à Versailles. Ce qui, au fond, était la seule chose souhaitable. Néanmoins, ses préférences allaient à l’éventualité initiale : un corps sans vie quelque part dans un fourré... et au besoin on pourrait l’y aider.

Il fut presque soulagé quand, à Paris, on lui apprit avec le respect dû à sa fonction comme à sa personne que M. le lieutenant général de Police s’était absenté sans dire ni où il allait ni combien de temps durerait cette éclipse. Il n’empêche qu’il ne manqua pas une si belle occasion de se mettre en colère, vitupéra une Police trop habituée à bayer aux corneilles quand on avait besoin d’elle, refusa l’offre de l’officier présent - en l’occurrence Alban Delalande - de se mettre à son service mais en soulignant qu’un aussi grand ministre que lui ne pouvait avoir affaire qu’au sommet de la hiérarchie. Pour finir, Louvois intima l’ordre qu’on lui dépêche M. de La Reynie à son cabinet de Versailles à la minute même où il réapparaîtrait. Après quoi il sortit sans saluer mais sans oublier de claquer une porte qu’on n’avait pas eu le temps de lui ouvrir.

—    Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Desgrez, qui, arrivant au même instant, avait failli recevoir le furieux dans ses bras et dut se contenter de la porte.

—    En dehors du fait qu’il veut voir le patron tout de suite et que je dois le lui expédier à Versailles dare-dare quand il reviendra, je n’en sais pas davantage que toi.