Rose commença par se moquer :
— Une audience en privé ? Et vous avez besoin de moi pour ce faire, Monsieur le lieutenant de Police ? Vous voilà devenu bien timide !
— Non, mais j’ai toujours la crainte de rappeler de trop mauvais souvenirs et je me montre le moins possible.
— Eh bien, vous avez tort ! Que vous importent les trembleries d’une cour dont la conscience n’était pas des meilleures ces derniers temps ? Vous êtes grand travailleur, comme le Roi... et comme moi. Sa Majesté apprécie à sa juste valeur la tâche énorme que vous accomplissez à Paris qui est en passe de devenir une ville plus sûre, plus propre et plus belle. Venez avez moi : nous allons l’attendre ensemble dans son cabinet. Je suis certain que vous serez bien reçu.
Il avait pleinement raison. Louis XIV l’accueillit avec satisfaction :
— Ah, Monsieur de La Reynie ! Nous apprécions votre zèle ! Pour venir de si bon matin, c’est dans le but de nous entretenir de cette affreuse affaire de Saint-Germain ?
— Le Roi sait déjà ?
— Mais oui. Je pensais même vous voir hier.
— Hier, Sire, j’étais sur place, appelé par M. le gou-verneur, afin d’examiner le lieu du crime et de commencer l’enquête. C’était ce qu’exigeait en urgence le service du Roi.
— Et vous avez eu raison. D’autant que Mme de Maintenon, qui conserve des amitiés là-bas, m’en a touché un mot hier soir. À présent, racontez !
Un instant, La Reynie garda le silence, partagé qu'il était entre la colère et l’envie de pleurer. Il s’en tira avec une grimace qui, à la grande rigueur, pouvait passer pour un sourire :
— Eh bien ? S’impatienta Louis.
— Pardonnez-moi, Sire ! Je me demandais si Sa Majesté n’aurait pas meilleur profit en confiant ma charge à Mme la marquise ! Il semble qu’elle soit plus compétente que moi !
Mais décidément, le Roi était d’humeur bénigne :
— Allons, ne faites pas la mauvaise tête et relatez-moi les faits ! fit-il en s’installant dans son fauteuil.
La Reynie s’exécuta sans épargner le moindre détail... en omettant la présence de Mlle des Courtils de Chavignol. Puis ce fut le moment délicat :
— En rentrant à Paris, je me suis mis à la recherche de M. de Saint-Forgeat puisqu’il s’agissait de sa belle-mère. Je me suis donc rendu au Palais-Royal.
— Vous avez vu Madame ?
— Non, Sire, j’ai vu Monsieur. Puisque cela concernait l’un de ses gentilshommes, il était normal de passer par lui. Son Altesse Royale s’est chargée d’ailleurs de prévenir son épouse et viendra présenter ses devoirs à son auguste frère après son dîner. Sans doute M. de Saint-Forgeat l’accompagnera-t-il...
— Que veulent-ils ?
Le ton de Louis XIV se faisait plus sec. En entendant cela, M. Rose s’éclipsa discrètement. La Reynie toussota pour s’éclaircir la voix mais demeura calme :
— Je pense que le Roi n’en sera pas surpris. Le bruit a bien dû lui venir de l’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat que personne n’a revue depuis... plusieurs mois ?
— Et il vient me demander cela à moi ? Tout ce que je peux pour lui c’est le réconforter mais c’est à vous qu’il aurait dû s’adresser. Enfin, passons ! Il vous faut mener une enquête, une de plus !
Cette fois, La Reynie se jeta à l’eau. Il regarda hardiment le Roi dans les yeux puis salua profondément :
— Je l’ai fait, Sire. Jusqu’à un certain point, du moins, pensant ainsi servir au mieux les intérêts de Votre Majesté. Il n’est pas bon qu’une noble dame disparaisse sans que personne ne puisse dire ce qu’elle est devenue.
— Peut-être. Nous savons en effet que... d’aucuns s’en sont inquiétés.
— Je suis de ceux-là, Sire. Il se trouve que je l’ai rencontrée à plusieurs reprises dans la maison de feu Mme la comtesse de Brecourt à qui m’attachait une longue amitié.
— Vous n’avez pas à vous en excuser. Alors ces investigations ?
— Je pense que le Roi pourrait en apprendre davantage en interrogeant M. le marquis de Louvois puisque c’est lui qui, au soir du 30 juillet, s’est chargé d’une jeune femme trop bouleversée sans doute pour n’être pas importune. Par un bruit parti on ne sait d’où, comme cela arrive fréquemment, j’ai su qu’elle aurait eu le malheur d’avoir déplu au Roi. Ce qui a incité M. de Louvois à intervenir.
— Alors ?
— Que fait-on de celui ou celle qui s’est rendu coupable d’une faute d’une telle gravité ? On l’enferme, Sire... à la Bastille par exemple !
— Si c’est le cas, nous allons prier notre ministre de l’en faire sortir.
— Elle n’y est pas ! Ou plutôt elle n’y est plus. Après quelques semaines, on est venu l’y prendre un soir afin de la conduire à Vincennes où l’air de la forêt lui aurait été plus bénéfique. On m’a rapporté qu’elle était souffrante et sans aller jusqu’à dire qu’elle dépérissait...
— A merveille ! Que tardez-vous à l’aller chercher ?
— C’est impossible, Sire. Non seulement elle ne s’y trouve pas, mais elle n’y a jamais mis les pieds...
— Que voulez-vous dire ?
— M. du Châtelet, qui commande la forteresse, ne l’a jamais vue. Depuis la clôture de l’affaire des Poisons, il n’y a plus une seule femme sous sa responsabilité. Ce qui l’enchante d’ailleurs ! Le donjon royal a reçu jadis de trop grands personnages pour qu’une poignée de sorcières et autres mages lui paraissent honorifiques, acheva La Reynie en s’autorisant un sourire.
La boutade détendit un peu l’atmosphère. L’œil perspicace du policier ne pouvait se tromper sur l’expression du visage royal : il était plus étonné que mécontent et il en oublia même le pluriel de majesté :
— Je vois. Mais alors où peut-elle être ?
— C’est ce que j’ai le malheur d’ignorer. J’ai pu seulement apprendre que la voiture fermée qui l’a emmenée hors de la Bastille est la même que celle qui l’y avait fait venir. Et que l’ordre de transfert était signé de M. de Louvois.
— Dans ce cas, conclut Louis d’une voix si douce qu’elle fit frémir le policier, il faut que l’on me fasse quérir M. de Louvois. Il expliquera... enfin il faut l’espérer...
Le ministre ne devait pas se tenir loin car il apparut dans l’instant. L’accueil du Roi fut affable... sans doute un peu trop...
— Voici, dit-il, M. le lieutenant général de Police qui aimerait beaucoup savoir ce que vous avez fait de la petite Saint-Forgeat. Il se trouve que sa mère est morte et qu’il serait souhaitable qu’on la vît aux funérailles.
— Ce que j’en ai fait, Sire ? Je croyais que le Roi le savait ? N’était-il pas souhaitable que cette jeune femme aille se remettre de ses émotions dans un lieu moins turbulent que Versailles ?
— Comme la Bastille par exemple ? Glissa La Reynie que la mine arrogante de Louvois avait toujours agacé prodigieusement.
Celui-ci se tourna vers lui :
— La Bastille, oui ! Ses murs ont l’épaisseur désirée pour éviter qu’en transpirent les bruits déplaisants.
— En ce cas, pourquoi ne pas l’y avoir laissée ?
— Ah, vous le savez ? Vous seriez-vous cru autorisé à mener enquête, Monsieur le lieutenant de Police ?
— Autorisé, Monsieur le ministre ? L’enquête est, je crois, l’essentiel de mon métier et je n’aime pas les disparitions subites. En particulier s’agissant d’une jeune personne sans défense. J’ajoute, pour gagner du temps, que Baisemaux m’ayant appris qu’on la transportait à Vincennes, j’ai pensé qu’il était dommage de s’arrêter en si bon chemin. Je m’y suis rendu et...
— Et l’on vous a informé qu’elle n’y était pas. Sire, continua Louvois en retournant vers le Roi sa massive personne, veuillez m’accorder un instant d’entretien particulier!
Décidément d’excellente humeur - ce qui rassura La Reynie en lui signifiant qu’il n’était pas concerné dans les tribulations de Charlotte ! -, Louis XIV se mit à rire :
— Vous n’avez pas de chance, mon pauvre La Reynie ! Mais vous devriez savoir que M. de Louvois cultive les secrets comme M. de La Quintinie les poires de son potager ! Pour vous consoler, passez donc à côté. Cela vous permettra d’admirer, et vous en aurez la primeur, les merveilles de notre splendide galerie des Glaces que la Cour ne sera autorisée à contempler que demain soir ! Mais restez à portée de voix car elle est immense !
— Je remercie le Roi du privilège qu’il m’accorde !
C’en était un, en effet, et durant quelques minutes,
La Reynie, ébloui, faillit oublier la raison de sa présence. Cependant, dans le Grand Cabinet le dialogue se tendait, l’aménité royale ayant disparu tout à coup.
— Eh bien ? Qu’avez-vous à dire ? Pourquoi la Bastille et pas un couvent ? Pourquoi l’en avoir tirée et, enfin, où est-elle ?
— Un couvent ? Comme si le Roi ne savait pas que les parloirs de ceux-ci alimentent souvent les gazettes ? De la Bastille rien ne transpire... Si le Roi consent à s’en souvenir, il m’avait laissé carte blanche et j’ai agi dans l’urgence... Pour parer au plus pressé !
— J’avais compris ! La suite ?
— La suite est venue de la réflexion. Mme de Saint-Forgeat est très jeune... Très innocente aussi. Elle était sous l’empire de l’émotion suscitée par son attachement à la Reine. La Bastille en elle-même est un châtiment et en vérité cette jeune femme n’était coupable de rien. Nous craignions seulement qu’elle ne donne naissance à une rumeur désagréable...
— ... Qui n’a pas eu besoin d’elle pour naître et se développer. La mort de Gervais s’en est chargée mais nous reviendrons sur ce sujet plus tard et en présence de La Reynie. Dites-moi maintenant où vous avez dissimulé la petite Fontenac.
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