Mme de Montespan ne dépara pas le tableau et se donna jusqu’après les fêtes de Noël pour entreprendre Louvois sur le sujet de Charlotte. A y réfléchir, cinq mois s’étaient écoulés depuis sa disparition, quelques jours de plus ne changeraient rien à son sort.

Or, deux jours après la Nativité, une information venue de Saint-Germain en exprès atterrit sur le bureau de M. de La Reynie : on venait de retrouver, dans la demeure de l’ancien gouverneur de la ville, les corps de Mme de Fontenac et de son amant Eon de La Pivardière dont, en ce qui concernait ce dernier, on n’avait plus entendu parler depuis longtemps. Tous deux avaient été pendus à une poutre de la bibliothèque, les mains liées derrière le dos. Chacun d’eux avait, sur la poitrine, un écriteau identique portant ce» mots : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

— On y va ! décréta sobrement La Reynie, en rassemblant Alban, son jeune assistant Jacquemin et Desgrez.

À la réflexion, il ramassa Mlle Léonie au passage. Nul ne connaissait la maison mieux qu’elle et elle pouvait être utile. Autant dire tout de suite qu’elle ne se fit pas prier et fut prête en un temps record.

Froid et neigeux jusqu’à Noël, le temps s’était brusquement éclairci et adouci. Si les chemins ne l’étaient pas, les rues de la ville étaient sèches.

En arrivant on trouva l’hôtel de Fontenac gardé par des soldats de la Prévôté dont disposaient les gouverneurs des villes royales. Portes, fenêtres et volets, tout était clos, mais tout s’ouvrit devant M. le lieutenant général de Police. Le sergent responsable du détachement vint au rapport : à l’aube un médecin qui venait de procéder à un accouchement deux rues plus loin, voyant la maison sans lumière et les portes grandes ouvertes, avait découvert les deux cadavres et donné l'alarme. A la suite de quoi le gouverneur, M. de La Ferté, avait donné ordre de ne toucher à rien et envoyé un coureur quérir M. de La Reynie. On s’était contenté, par décence, de décrocher les corps et de délivrer les domestiques enfermés dans une cave et dont les cris avaient attiré l’attention. On les avait confinés à la cuisine afin qu’ils puissent se réconforter mais sous bonne garde. Ce qui était à peine nécessaire tant ils étaient terrifiés.

Ils étaient six : Merlin, le maître d’hôtel, Cordier, le cocher, Mathilde Balu, la cuisinière, Jeanneton, la fille de cuisine, Marion Louvet, la femme de chambre de la baronne, le valet Le Blanc et Bousquet le palefrenier.   Ceux du moins qui étaient à demeure. Les femmes de nénage, lingères et jardiniers logeaient en ville. De ces gens, cependant, Mlle Léonie n’en connaissait que deux, Mathilde la cuisinière avec qui elle s’était toujours bien entendue et Marion la camériste dont elle avait dit à Alban qu’elle était l’âme damnée de sa maîtresse : une fille d’une trentaine d’années, brune, au visage plat d’où ressortaient un nez insolent et d’épais sourcils abritant des yeux pers, durs comme des billes d’agate. L’apparition de Mlle Léonie dans le sillage de La Reynie eut le don de changer une peur qui la faisait trembler en fureur :

—    Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, celle-là ? Grinça-t-elle. Et avec la Police par-dessus le marché ? Madame savait ce qu’elle faisait en la fichant à la porte. D’ailleurs elle devrait être morte !

—    Il suffit, la fille ! Intima Alban. Nous savons parfaitement qui est Mlle des Courtils de Chavignol et elle a plus le droit que toi d’être dans cette maison ! Alors du respect si tu ne veux pas te retrouver en prison !

—    La prison ? Mais j’ai rien fait, moi, pleurnicha-t-elle. J’étais ficelée au fond de la cave et...

—    Silence ! Coupa La Reynie. Je veux savoir ce qui s’est passé mais tu parleras quand je t’interrogerai. Toi, ajouta-t-il en s’adressant au gros Merlin, le maître d’hôtel qui s’était hâté de chercher de quoi se ragaillardir avec du pain, du saucisson et un gobelet de vin. Tu m’as l’air intelligent et tu vas me relater les faits !

Ainsi interpellé, Merlin avala d’un coup, au risque de s’étouffer, ce qu’il avait dans la bouche, s’essuya et se leva :

—    Veuillez m’excuser, Monsieur, mais je mourais de faim ! fit-il du ton respectueux d’un serviteur stylé. À présent, me voici à vos ordres.

Sensible à la déférence, La Reynie sourit :

—    Bon ! Parlez-moi ce que vous savez des événements de cette nuit.

Le récit fut concis et clair. Merlin en avait d’ailleurs peu à révéler. Dix heures venaient de sonner à l’église proche quand une voix forte réclama l’ouverture du portail au nom du Roi. Une douzaine d’hommes armés, masqués et vêtus de noir s’engouffrèrent dans la maison sans un mot. En moins de deux minutes, les serviteurs furent réduits à l’impuissance tandis que l’homme, apparemment le chef, repoussait vers l’intérieur du salon et du bout de son pistolet La Pivardière qui buvait du café en compagnie de Mme de Fontenac. En disant qu’ils avaient à s’expliquer.

—    Je ne sais rien de plus, conclut Merlin avec un soupir. On nous entraînait dans les sous-sols où nous avons été enfermés.

—    Qui étaient ces hommes ? Vous en avez une idée ? Des truands ?

—    Eh bien, à vous dire vrai, Monsieur, je n’en ai pas l’impression. Ils étaient tous habillés de la même façon et m’ont fait plutôt l’effet de soldats. Quant au chef, c’était un gentilhomme. J’en jurerais !

—    Pourquoi cette certitude ?

—    Oh, ce n’est pas difficile de s’en rendre compte : en dehors de l’épée et des plumes au chapeau, son allure générale, celle de quelqu’un habitué à commander. Puis la voix, la façon de s’exprimer. J’ai remarqué qu’il boitait. Je ne sais pas ce qu’il voulait, car là où nous étions on ne pouvait rien entendre mais ça ne devait pas être non plus des voleurs, parce que, pour ce que j’en ai vu, il me semble qu’on n’a rien pris.

—    Je ne le crois pas moi non plus, intervint Mlle Léonie occupée à réconforter la cuisinière qui pleurait dans ses bras. Je ferai tout à l’heure le tour de la maison mais il ne me semble pas qu’on ait pris quelque chose. Cette double exécution ressemble fort à une vengeance.

—    Exécution ? Balbutia Marion... Ça veut dire quoi ?

—    Que Mme de Fontenac et M. de La Pivardière ont été pendus dans la bibliothèque, un écriteau accroché sur la poitrine portant : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

La femme eut un cri d’épouvante puis piqua une crise de nerfs en hurlant qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans cette maudite baraque.

—    Rassure-toi, fit Alban goguenard, tu pourras aller te faire pendre ailleurs quand on en aura fini avec toi...

—    Un moment, coupa La Reynie. Nous allons, dans un premier temps, conduire Mademoiselle à la prison du château. Je suppose qu’elle n’est pas impliquée dans cette affaire, cependant j’ai d’autres questions concernant une histoire plus ancienne, précisa-t-il en jetant un coup d’œil à Mlle Léonie qui lui renvoya l’ombre d’un sourire.

—    En prison ? Mais pourquoi ? ... Je n’ai rien fait...

—    C’est ce qu’on verra. De toute façon puisque vous désirez vous séparer de nous, vous dormirez plus tranquille là-bas !

Elle se mit à pousser des cris d’orfraie qu’Alban fit cesser en la ramenant dans le vestibule où il la confia à deux soldats de la Prévôté après lui avoir lié les mains derrière le dos. Après quoi il revint dans la cuisine où La Reynie avait repris son dialogue avec le maître d’hôtel :

—    Depuis combien de temps M. de La Pivardière est-il ici ? Vous ne devez pas ignorer qu’il est recherché par la Police depuis longtemps ?

—    Je sais, mais je ne pouvais que me taire. En fait, et sauf en de rares occasions, il n’a jamais quitté cette maison...

—    Comment est-ce possible ? Vous êtes plusieurs domestiques et aucun ne l’a dénoncé ? C’est du dévouement...

—    Non, Monsieur le lieutenant général : de la peur. Feu Mme la baronne était une femme terrible et ses deux créatures, la Marion et le valet Leblanc, faisaient bonne garde : quiconque aurait eu la langue trop longue n’aurait pas vu se lever le soleil suivant.

—    N’exagérons rien, il suffisait de ne pas revenir...

—    Pour aller où ? La paie est honnête et on n’y est pas malheureux à condition de savoir garder le silence. D’ailleurs nous avions été prévenus : la fuite ne suffirait pas à protéger le dénonciateur que l’on aurait retrouvé tôt ou tard et que l’on aurait abattu. Ce La Pivardière était un homme effrayant et il inspirait la crainte à moi comme aux autres, je l’avoue humblement parce qu’il n’y a pas de quoi être fier. Mme la baronne n’avait rien à lui envier.

—    Mais enfin, coupa Alban qui s’était rapproché, cet hôtel a été fouillé de fond en comble et au moins deux fois. Où était La Pivardière ?

—    La première fois il s’était enfui, en effet, mais il est revenu la nuit suivante par le jardin. D’où il venait je l’ignore...

—    Et la seconde ?

—    Il paraît qu’il y a une cachette dans un escalier secret dont le mécanisme est cassé. Elle a été aménagée à l’époque des guerres de Religion.

—    Quand avez-vous pris votre service sous ce toit ? reprit La Reynie.

Ce fut Mlle Léonie qui répondit pour lui :

—    Il y a un peu plus de deux ans à la suite d’un accident dont avait été victime Mercadier, son prédécesseur...

—    Un accident encore ?

—    Un vrai, rassurez-vous ! Un jour que Cordier était absent il avait accepté d’aider Bousquet, le palefrenier, à panser un cheval, l’animal lui a décoché un coup de pied en plein front qui l’a tué net ! C’est à la suite de cela que Merlin a été engagé et on n’a jamais rien eu à lui reprocher !

—    Merci, Mademoiselle, fit l’homme reconnaissant. Je suis bien heureux de revoir Mademoiselle. A l’exception de Marion, nous avons tous été tristes quand Mme la baronne a jeté Mademoiselle à la rue alors qu’elle avait été si malade ! Mais nous n’y pouvions rien. Il n’y a que Mathilde à avoir osé dire ce qu’elle pensait parce qu’elle se savait irremplaçable. C’est une remarquable cuisinière que beaucoup nous envient. Madame s’est contentée de lui dire de se mêler de ses propres affaires... ou quelque chose d’approchant. Ça a été pareil pour le vieux Joseph. Là, on a su que Grelier l’avait recueilli et on a été soulagés. Pour Mlle Léonie, on a pensé qu’elle se rendrait dans un couvent...