— Qui voudrait faire du mal à Charlotte ? protesta Mlle Léonie. Vous n’y croyez pas, Monsieur le lieutenant général ? Quoi qu’il en soit, je vous donne ma parole.
— Moi aussi, firent d’une seule voix les deux autres.
— Bien. J’ai eu ce tantôt la visite d’une dame voilée et masquée, présente elle aussi dans la chambre de la Reine et qui a tiré ses propres conclusions des agissements des praticiens. C’était Mme la duchesse de Créqui, dame d’honneur de la Reine.
— La femme du gouverneur de Paris ? fit Alban, surpris.
— Elle-même. Il faut souligner qu’elle est née Plessis-Bellières et que dans sa jeunesse sa famille fréquentait celle de Nicolas Fouquet et singulièrement sa mère qui était fort entendue en médecine et eût pu faire la meilleure apothicaire du royaume. Ce talent lui avait permis, au moment du procès de son fils, de sauver une première fois la vie de la Reine sans qu’on lui en ait eu la moindre reconnaissance. Mme de Créqui a remarqué que Charlotte sortait après les médecins de la pièce où ils s’étaient retirés. Cette dernière était blême et se soutenait à peine. Et, une fois la mort intervenue, elle l’a vue se précipiter à la suite du Roi.
— Cette dame n’a-t-elle pas pris un bien grand risque en venant se confier à vous ? S’il le savait, le Roi pourrait s’en offenser.
— Disons qu’elle est... au-delà de tout cela.
Et de raconter dans quelles circonstances le souverain en était venu à tenir un vieil ami à distance à cause d’une confidence faite autrefois sur un mode badin mais qui était en passe de se réaliser.
— C’est curieux cette manie qu’ont les rois d’en vouloir à leurs fidèles des confidences qu’ils leur ont faites de leur plein gré, constata Mlle Léonie, mais cela ne m’étonne pas de notre Sire : je ne l’ai jamais aimé...
— Nous ne sommes pas ici pour philosopher, coupa Alban. Pour l’heure nous avons une vie à sauver... en priant Dieu qu’on le puisse !
La voix du jeune homme s’enroua sur la fin de la phrase. La main de La Reynie se posa, apaisante, sur son épaule :
— Rien ne sert de pleurer. Il est préférable de se mettre à l’ouvrage.
— Oui, approuva Mlle Léonie, mais comment ?
— Il me semble, hasarda Sainfoin du Bouloy, qu’il faudrait entrer en relation avec M. de Saint-Forgeat. Il est le mari, et si quelqu’un est en droit de réclamer sa femme c’est bien lui ?
— Il ne bougera pas, répondit La Reynie dédaigneux. Il craindrait trop de déplaire...
— A qui ? demanda Mlle Léonie.
— Au Roi, à Monsieur... que sais-je ? Ce n’est qu’un pantin entre les mains du chevalier de Lorraine ! On l’a marié sans qu’il y voie d’inconvénient et il n’en verrait sans doute aucun à se retrouver veuf ! Peut-être même en serait-il satisfait...
— Et une provocation en duel, pensez-vous qu’il y réagirait ? Tempêta Alban.
— Venant de toi ? Sûrement pas. Tu es roturier, ne l’oublie pas mon garçon, et un Saint-Forgeat ne se bat pas avec un roturier. Ce serait déchoir et d’ailleurs tu ne rendrais pas service à Charlotte. Quand elle s’est volatilisée il y a eu des bonnes langues pour suggérer qu’elle avait rejoint un amant. On s’empresserait de t’offrir ce rôle. C’est ce que tu veux ?
Oubliant toute retenue, le jeune homme s’écria :
— L’être vraiment et mourir ensuite, je ne désire rien d’autre !
— Qu’elle en meure aussi cela t’est égal ? Revenons sur terre ! Le mieux serait que je revoie Mme de Montespan. Je vais lui écrire pour lui demander de me recevoir...
Mais il n’eut pas à se donner ce mal : en rentrant chez lui, La Reynie trouva un billet le convoquant à Clagny le lendemain soir...
Il s’y rendit par un temps affreux : pluie, vent et un froid pénétrant, inhabituel pour ce mois d’octobre. Courageusement, il avait choisi de s’y rendre à cheval afin d’aller plus vite et de pouvoir passer partout mais il arriva frigorifié. Heureusement, il fut reçu aussitôt dans le petit salon si douillet et si chaleureux qu’il connaissait déjà. À sa surprise, l’humeur de la marquise avait changé. Elle était visiblement bouleversée. Elle tournait comme un ours en cage, en déchiquetant son mouchoir, et La Reynie était trop bon observateur pour ne pas s’apercevoir qu’elle avait pleuré :
— Alors ? Où en êtes-vous ? lui lança-t-elle d’entrée sans s’encombrer de salutations.
Il la paya de la même monnaie :
— La Reine a été assassinée et Mme de Saint-Forgeat a été en quelque sorte témoin du meurtre. C’est cela dont elle a voulu entretenir le Roi en lui courant après. Trois heures plus tard, elle était à la Bastille !
La marquise s’arrêta net et se laissa tomber sur une chaise longue.
— Je l’aurais juré depuis que j’ai appris le trépas de ce pauvre Gervais. Et qui a accompli la vilaine besogne ?
— Ma foi, je l’ignore. Gervais est mort sans parler !
— Quoi ? Pas de confession écrite ? Pas d’adieux ?
— Il est rare que l’on ait le loisir d’écrire des volumes pendant que l’on se fait assassiner.
— Assas... Vous en êtes sûr ?
— Absolument ! J’ai dû le démontrer au curé pour qu’il lui consente une sépulture chrétienne.
— Mais qui ?... Je suis certaine que l’on va encore dire que c’est moi la coupable !
— Je sais qu’il n’en est rien alors que j’ai la quasi-certitude que ce sont les médecins.
— Oui, mais soudoyés par qui ?
— Pas par vous en tout cas. Vous n’aviez aucun intérêt à la mort de la Reine puisque M. de Montespan est toujours de ce monde !
— Non, mais on se souviendra que jadis j’ai poussé à la carrière de ce d’Aquin.
— Tandis que Fagon est fort apprécié de Mme de Maintenon. Vous comprenez ?
Elle lui adressa un regard lourd de larmes :
— Alors, je suis perdue, Monsieur de La Reynie. Parce que cette femme est dorénavant omnipotente ! Je suis persuadée qu’il l’a épousée !
— Allons donc ! Le Roi en aurait-il fait l’annonce ? J’ai peine à vous croire.
— Et pourtant ! ... Hier, il y avait cercle chez le Roi. Cette femme était assise auprès de lui... et ne s’est pas levée à l’entrée des princesses. Madame est devenue rouge d’indignation. Ce que voyant, le Roi a eu un petit sourire moqueur et a tapoté la main de la dame en l’excusant sur un « accident » qui ne lui permettait pas de rester debout. Et il n’y avait aucune canne à sa portée ! Il n’avait pas tant de soucis de moi lorsque, aussitôt après avoir donné le jour à l’un de ses enfants, je devais paraître à la Cour et rester debout sans pouvoir m’asseoir des heures entières !
— Comment a réagi Madame ?
— D’abord suffoquée, elle a prié Sa Majesté de lui permettre de se retirer parce que la tête lui tournait. Et elle a filé sans attendre la réponse.
— Et Monsieur ? J’ai ouï dire qu’un jour, à l’évocation de l’éventualité de cette union, il est entré dans une grande colère en interdisant qu’on lui reparle jamais d’une telle sottise!
— Il n’était pas présent mais vous me le faites regretter. En tout cas nous en sommes là... et je ne sais plus que faire !
— Vous ne songeriez pas à vous retirer au moins ?
— Alors que je suis la mère de ses plus beaux enfants ? Jamais. Quel dommage que cette petite Charlotte ait disparu ! Je suis sûre qu’elle aurait le pouvoir d’empêcher cette énormité...
— Justement ! Aidez-moi à la retrouver ! Tant que rien n’est officialisé. Et puis, en l’occurrence, c’est assez dangereux de devenir l’épouse d’un homme resté vigoureux et amateur de beauté. Le mariage ne rend pas aveugle... bien au contraire.
— Vous me soulagez ! Qui eût dit que nous serions un jour alliés, car je ressens pour vous maintenant de l’amitié.
La Reynie s’inclina en souriant :
— Qui l’eût dit, en effet ! Mais vous m’en voyez flatté...
— Dites-moi alors en quoi je puis vous être utile ?
— En une démarche qui m’est impossible parce que je n’appartiens pas à la Cour. Je voudrais que vous parliez à Madame, ou même à Monsieur afin qu’ils mettent M. de Saint-Forgeat en face de ses responsabilités. Il est temps qu’il se soucie de sa femme...
— J’essaierai mais je doute du résultat. Madame est mal en cour, Monsieur ne va pas tarder à la suivre s’il s’attaque à la Maintenon. Quant à Saint-Forgeat, vous savez ce que j’en pense. Il y a peut-être mieux à faire.
— Par exemple ?
— Pourquoi ne pas interroger M. de Louvois ? Son amitié pour moi n’est plus ce qu’elle était mais je n’ai plus grand-chose à perdre de ce côté-là !
Dès le lendemain une triste nouvelle parvenait à la Cour. Le petit duc de Vermandois, fils du Roi et de la duchesse de La Vallière, s’était fait tuer devant Courtrai. Il n’avait pas quinze ans mais seule Madame le pleura : elle l’avait recueilli dans son giron généreux quand, déjà initié à certaines perversions par le chevalier de Lorraine, il avait été mêlé à un scandale et s’était vu accablé par la colère du Roi et le mépris des courtisans - tandis que les auteurs de son début de vice italien s’en tiraient sans dommages. Sa mère aussi le pleura au fond de son couvent de Chaillot en déplorant surtout qu’il fût né. Il n’en était pas moins fils du Roi et, comme tel, aurait dû avoir droit à un deuil de convenance, mais au lendemain même de sa disparition, la Dauphine avait donné le jour, le 19 novembre, à un second fils, le petit duc d’Anjou[7], et la nouvelle de la mort trouva la Cour en liesse. Le pauvre Vermandois aurait été poursuivi par la malchance jusque dans son trépas. Cependant, on pria beaucoup à la Cour. C’en était devenu la mode parce que le Roi endoctriné - jour après jour, nuit après nuit ! - par sa seconde épouse en donnait un exemple impressionnant. Jamais on ne l’avait vu si pieux ! C’était tellement agréable de pouvoir forniquer autant qu’il le voulait sans s’attirer les leçons de morale du père de La Chaise son confesseur ! Il se confessait et communiait à tour de bras et ce seul indice eût pu mettre la puce à l’oreille de ceux qui, à l’instar de Monsieur, se refusaient de croire au mariage. Quoi qu’il en soit, on donna intensément dans l’angélisme. C’était comme si l’échelle de Jacob était soudain venue se planter à Versailles et que l’on fît la queue pour y monter. Et les plus notoires pécheresses étaient les plus assidues à la messe comme au prône.
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