—    Il en sera fait selon votre volonté, Madame la duchesse. Mon silence vous est acquis... mais que souhaitez-vous m’apprendre ?

—    Je crois savoir pourquoi la petite comtesse de Saint-Forgeat a disparu si soudainement de Versailles. Nous étions, elle, moi et les autres dames dans la chambre de Sa Majesté sur l’état de laquelle disputaient les médecins. Mme de Saint-Forgeat s’est rendue tout à coup dans la pièce qui dessert la chambre royale pour y prendre... je ne sais plus quoi tant la suite des événements m’a troublée. Elle s’y trouvait encore lorsque Fagon, d’Aquin et Gervais s’y sont retirés pour conférer plus librement. Puis ils en sont ressortis et j’ai vu le chirurgien, visiblement perturbé, pratiquer une saignée au pied de la malade. Ses mains tremblaient et il en pleurait parce que c’était la dernière chose... à faire ! Ensuite, il y a eu cet émétique qui non seulement ne pouvait apporter aucune amélioration, mais a pour ainsi dire achevé la Reine. J’aurais aimé connaître sa composition mais le verre a disparu aussitôt. Or, pendant la malheureuse saignée, Mme de Saint-Forgeat est revenue dans la chambre. Elle était blême et se soutenait à peine. Elle avait dû être témoin de la discussion des médecins et je suis persuadée que c’est ce qu’elle a voulu rapporter au Roi en se hâtant de le suivre après que notre Reine eut rendu à Dieu son âme si pure !

Son récit achevé, Mme de Créqui semblait très émue. La Reynie alla lui verser un verre de vin qu’elle accepta volontiers. Il la laissa boire en silence. Une fois remise, il lui dit avec une grande douceur :

—    J’admire vos connaissances en médecine, Madame la duchesse. C’est un talent plutôt rare chez une dame...

—    Ah, c’est que j’ai été à bonne école, répondit-elle avec un faible sourire. Ma famille était intimement liée à celle de ce pauvre Fouquet, surtout sa mère, une demoiselle de Maupeou qui possédait, elle, un savoir véritable. Elle l’avait consigné dans un livre de recettes dont je ne sais ce qu’il a pu devenir si feu M. Colbert ne se l’est approprié. Sa science lui avait même permis de sauver une première fois la vie de la Reine alors à toute extrémité en lui faisant remettre discrètement un emplâtre qui a fait miracle. C’était pourtant pendant le procès inique où son fils jouait sa vie, mais le Roi ne lui a gardé nulle reconnaissance... et d’ailleurs vous connaissez la fin. Pour en revenir à la petite Saint-Forgeat, je crains qu’il ne lui soit advenu un gros ennui. Elle est trop jeune pour savoir que, dans cette Cour et en particulier au Roi, toute vérité n’est pas bonne à dire... ou seulement à entendre si je m’en réfère au triste exemple de mon époux.

—    Monsieur le duc de Créqui aurait-il eu à se plaindre d’un mauvais procédé ?

—    Lui, se plaindre ? Jamais. Pourtant je suis consciente qu’il souffre dans cette amitié exclusive qui l’unissait au Roi et qui était ce qu’il avait de plus précieux. Un soir... oh, il y a nombre d’années et l’on était en Flandre, le Roi lui a confié en riant l’étrange prédiction qu’on lui avait faite sur le tard : il épouserait « une veuve surannée qui le mènerait par le bout du nez... ».

La Reynie ne put s’empêcher de rire.

—    C’est amusant, n’est-ce pas ? reprit sa visiteuse. Mais depuis l’apparition de Mme de Maintenon dans les entours du Roi, cela a cessé d’être drôle et Sa Majesté regrette sans doute sa confidence. Le duc a été nommé gouverneur de Paris, ce qui l’éloigne de Versailles et d’un soleil dont il ne peut se passer. Quant à moi, la mort de la Reine m’a rendue à la foule des courtisans puisque je ne suis plus dame d’honneur. En un mot nous sommes à présent un vieux couple que l’on souhaite voir le moins possible à cause de cette malheureuse histoire...

—    Vous pensez donc, Madame la duchesse, que le Roi va épouser Mme de Maintenon ?

—    Si ce n’est déjà fait... mais nous nous écartons du sujet de ma visite : il faut absolument retrouver Mme de Saint-Forgeat. Elle a dû comme moi acquérir la certitude que l’on a tué la Reine et je la crois en grand péril, surtout depuis la mort du chirurgien. Et les bruits qui courent Paris peuvent laisser supposer qu’elle a eu la langue trop bien pendue...

—    Elle n’en a pas eu la latitude car on a pris des précautions. Elle n’a quitté le cabinet du Roi que pour... la Bastille !

—    Mon Dieu ! Pauvre enfant ! Elle est perdue...

—    Peut-être pas. Au train où vont les choses, ce sera bientôt la moitié des Français qu’il faudra enfermer. Cependant vous avez eu raison de venir à moi car je peux vous assurer de tous mes efforts pour ramener Mme de Saint-Forgeat à la lumière du jour. Dans un sens, ou peut augurer du bon dans ce tumulte naissant : il peut faire hésiter le Roi à sauter un pas que la majorité des gens redoute.

—    Je viens de vous dire qu’il est à craindre qu’il ne l’ait déjà fait.

—    Ne m’en veuillez pas, je n’arrive pas à l’admettre. Quoi qu’il en soit, Madame la duchesse, je vous rends grâce d’avoir eu le courage de venir me trouver. C’est un honneur que je ressens profondément mais si je peux, à présent, oser un conseil, c’est de ne répéter à personne vos doutes qui, pour moi, sont des certitudes et éclairent l’histoire de cette jeune femme. Veillez seulement sur M. le gouverneur[6]. Votre sollicitude sera pour lui le meilleur des réconforts.

La duchesse repartit à peu près rassurée. Cependant, au fond de lui, La Reynie ne possédait pas la belle confiance qu’il affichait. Certes, le pouvoir de la Maintenon allait croissant et ce n’était un secret pour personne. Pourtant, il ne parvenait pas à imaginer l'orgueilleux Roi-Soleil remplaçant à sa table et dans son lit la plus noble des infantes par l’épouse du vieux et scandaleux Scarron dont l’étroite piété ressemblait trop à celle d’une courtisane repentie.

« Tremper dans le même bénitier ne doit tout de même pas être aussi agréable que s’ébattre dans les draps de soie d’une belle pécheresse comme la Montespan », conclut-il intérieurement.

Cela dit, il prit son chapeau, ses gants et sa canne, s’enveloppa dans son manteau contre le froid grandissant et s’en alla souper rue Beautreillis.

Une odeur suave de viandes rôties et de pâtisserie l’y accueillit à la manière d’une bienvenue. Très fière de recevoir les têtes pensantes de la Police et un ancien conseiller d’ambassade, Mlle Léonie avait retroussé ses manches et concocté des succulences qui commencèrent par de belles huîtres de Saint-Vaast en Cotentin, suivies d’un salmis de perdrix aux champignons, d’un cuissot de marcassin aux airelles et aux châtaignes, d’un petit assortiment de fromages et de diverses pâtisseries de sa Bretagne natale : un far aux raisins et à la crème accompagné de palets à la confiture. De son côté, M. Isidore avait tenu à participer et envoyé Fromentin chargé d’une demi-douzaine de bouteilles choisies dans la cave de feu son frère, le seul plaisir que l’avarice de celui-ci lui accordait et qu’il se faisait un devoir d’augmenter judicieusement tous les ans... Aussi quand les convives prirent place autour de la table nappée de blanc et fleurie de marguerites d’automne et de feuillage roux, ce fut, remplis d’une telle impression d’aise qu’ils se consacrèrent d’abord à la nourriture assaisonnée de propos sans conséquence jusqu’à l’apparition des douceurs.

La Reynie attaqua après avoir vidé son verre de vin d’Alicante :

—    Le moment est venu, à mon sens, d’en venir au sujet qui nous rassemble autour de cette excellente table : l’inexplicable disparition de Mme de Saint-Forgeat. Dans un premier temps, et puisque j’avais appris par Mme de Montespan qu’elle avait « offensé le Roi », je me suis naturellement rendu à la Bastille où le gouverneur Baisemaux n’a fait aucune difficulté pour m’apprendre que le 30 juillet au soir, une voiture gardée par les cavaliers de la Prévôté lui avait « livré » celle que nous cherchons. Malheureusement, se hâta- t-il d’ajouter devant les mines soulagées des autres, elle n’y est restée que quelques semaines à la suite desquelles une seconde voiture - sans escorte cette fois mais porteuse d’un ordre de M. de Louvois - est venue la chercher pour l’emmener à Vincennes sous le prétexte que l’air y serait meilleur...

—    Par conséquent elle est au donjon ? demanda Alban bouillant d’impatience.

—    Non, parce qu’elle n’y est jamais arrivée. Le marquis du Châtelet m’a reçu avec beaucoup de courtoisie après s’être assuré que je n’allais pas lui livrer une nouvelle charretée de sorciers, m’a certifié ne l’avoir pas écrouée, en spécifiant qu’il ne détenait aucune femme actuellement.

—    Mon Dieu ! Gémit Mlle Léonie, mais où peut-elle être ?

—    C’est ce que nous allons ensemble essayer d’apprendre...

—    À condition qu’elle soit encore vivante ! lança Alban, dont les poings se crispaient de colère.

—    Je crois sincèrement qu’elle l’est toujours, émit son chef sur un ton apaisant. Mais laisse-moi continuer. Je sais de source sûre en quoi elle a pu offenser le Roi. On l’a enfermée pour qu’elle ne puisse ébruiter un commérage fort déplaisant qui court à travers Paris depuis la mort suspecte du chirurgien Gervais : la Reine a bel et bien été assassinée par ses médecins - conscients ou inconscients de ce qu’ils faisaient - et Charlotte a dû être témoin du dernier colloque entre ces messieurs dans la pièce de dépendance de la chambre royale. Et c’est cela qu’elle a voulu que Louis XIV apprenne sans attendre et c’est encore cela la raison de sa disparition.

—    Comment l’avez-vous su ? interrogea Sainfoin, redevenu sérieux.

—    Je vais vous l’apprendre mais seulement quand vous m’aurez juré de n’en rien divulguer !

—    Vous nous prenez pour qui ? Gronda Alban.

—    Pour ce que vous êtes : les meilleurs gens que je connaisse mais une parole imprudente est vite échappée...