—    Oh non ! On l’a seulement changée de prison. Je ne sais pas trop pourquoi mais ceux qui l’avaient amenée sont venus la chercher pour la conduire ailleurs. À Vincennes, je pense.

La Reynie fronça le sourcil :

—    Et on ne vous a pas donné d’explications à ce transfert ?

—    Absolument rien. Sinon que le donjon étant en forêt l’air y est plus sain... Croyez bien que je suis désolé, mon cher ami, de ne pouvoir vous obliger. Vous savez l’estime que j’ai pour vous...

—    Et que je vous rends grandement ! En ce cas, il ne me reste plus qu’à vous remercier, mon cher Baisemaux, de votre accueil dont je n’ai jamais douté ainsi que de ce vin délicieux.

—    Revenez en boire quand il vous plaira. Vous devriez même venir souper un de ces soirs. Nous sommes en pleine période de gibier et mon cuisinier l’accommode à merveille !

—    Soyez assuré que je m’en souviendrais ! À bientôt mon ami et encore merci !

Pour les jambes nerveuses des chevaux du lieutenant général, la distance entre la Bastille et le formidable donjon construit au bois de Vincennes par le roi Charles V n’était pas longue. La Reynie y fut en une demi-heure après avoir quitté Baisemaux, plus soucieux qu’il ne l’était en arrivant à la Bastille. Le gouverneur du château, le marquis du Châtelet, n’était pas fait du même bois que son collègue parisien.

Vaillant soldat autant que homme du monde élégant et lettré - ce qui était rare ! -, il avait reçu le gouvernement du château royal, à la fois place forte et prison, comme un honneur. Aussi n’avait-il guère apprécié la volée de magiciens, sorcières et avorteuses diverses qui s’était abattue dans une résidence où s’étaient succédé les porteurs des noms les plus illustres tels que le maréchal d’Ornano, le duc de Beaufort, le Grand Prieur de Vendôme, son frère, et une foule d’autres. Et cela en dépit de la détestable réputation de l’une de ses « chambres » dont on disait qu’elle valait « son pesant d’arsenic » parce que Ornano et le Grand Prieur y avaient trouvé une mort plutôt suspecte. On y restait cependant entre gens de bonne compagnie n’ayant rien à voir avec cette pléthore de suppôts de Satan.

Ce qui ne l’avait pas empêché d’apprécier La Reynie à sa juste valeur. Celui-ci, d’ailleurs, s’était fort excusé de lui imposer ce genre de voisinage en arguant la nécessité. Une loi intraitable ! Aussi le reçut-il avec son habituelle courtoisie :

—    Je suis heureux de vous voir, Monsieur le lieutenant général de Police, en espérant toutefois que vous ne m’apportez pas un nouveau contingent de racaille nauséabonde !

—    Rassurez-vous, je n’apporte rien du tout, Monsieur le gouverneur. Au contraire, je viens vous enlever une prisonnière !

—    Une prisonnière ? Mais je n’en ai aucune en ce moment !

—    Aucune ? Vous êtes certain ?

—    Sur ma parole ! Qui cherchiez-vous donc ?

—    Une demoiselle de Fontenac ou une dame de Saint-Forgeat comme vous voudrez. Elle était à la Bastille depuis la mort de la Reine et elle aurait été transférée chez vous. C’est du moins ce que m’a appris Baisemaux de Montlezun. On vous aurait amené cette jeune femme parce que le climat est plus vivifiant chez vous qu’à la porte Saint-Antoine.

—    Mais je la connais ! C’est la fille d’Hubert de Fontenac, jadis gouverneur de Saint-Germain ? Elle était entrée d’abord au service de Madame, puis de la reine d’Espagne, et finalement de la Reine qui l’a mariée à ce benêt de Saint-Forgeat. Et elle était à la Bastille ? Sous quel chef d’accusation ?

—    Elle aurait déplu au Roi...

—    Tiens donc ? La dernière fois que je fus à la Cour c’était pour un bal à l’occasion du retour du voyage dans les provinces de l’Est et j’avais cru remarquer qu’elle lui plaisait assez. Se serait-elle refusée à lui ?

—    Pas que je sache. La Reine venait de s’éteindre et la jeune Mme de Saint-Forgeat, apparemment bouleversée, a couru après le Roi pour lui demander audience sur-le-champ. Elle est entrée dans le cabinet et personne ne l’a vue ressortir. J’ai su par la suite qu’un peloton de la Prévôté l’avait conduite à la Bastille sans passer par la Cour d’honneur. Je crains qu’elle n’ait vu ou entendu ce qu’elle n’aurait dû ni voir ni entendre...

Le marquis du Châtelet sortit une tabatière, l’offrit à son visiteur puis, sur son refus, prit une pincée qu’il huma tout en chassant les traces de poudre sur son habit. Il semblait devenu soucieux :

—    Je ne vous cacherai pas qu’en vous voyant arriver j’ai cru que votre visite préludait à une reprise d’activité des sorciers. Je ne sais pas si vous en avez eu connaissance mais un bruit - léger sans doute mais réel - court Paris. On chuchote que Sa Majesté aurait été empoisonnée par ses médecins...

—    Quelle idée ! Émit distraitement La Reynie perdu dans ses pensées.

—    Pas si folle que ça ! Son chirurgien, Gervais, se serait suicidé. Pour quelle raison ?

—    C’est ce que je serais fort aise de savoir ! Dans un sens ces commentaires sont presque naturels : l'affaire des Poisons est encore trop proche pour qu’une mort un peu rapide ne pousse le peuple à y faire référence. Le bruit, je l’espère, s’éteindra de lui-même.

Il aurait aimé y croire mais ce n’était pas le cas et, tandis que sa voiture le ramenait vers la capitale, il se sentait envahi lentement par ce qu’il redoutait le plus : le découragement. Allait-il falloir tout recommencer : les arrestations, les interrogatoires plus ou moins cruels, les exécutions, les condamnations aux lourdes peines de prison et dans les pires conditions ? Inutile de chercher à se leurrer : les rumeurs malveillantes, la mort de Gervais, la disparition de Charlotte. Ces faits étaient liés, ils procédaient d’un acte effroyable : on avait bel et bien assassiné la Reine de France au milieu de son palais et quasiment sous les yeux d’un époux que cette disparition ne semblait pas toucher outre mesure. Quant à Charlotte, il était évident qu’elle avait dû voir ou entendre quelque chose, d’où un désarroi qui l’avait poussée à vouloir en informer le Roi. Alors on l’avait fait taire : la Bastille d’abord et ensuite ? Une forteresse lointaine où, entre des murs sordides, elle mourrait lentement à l’exemple de la fille de la Voisin ? Ou... plus radical encore mais peut-être plus souhaitable : le coup de pistolet ou de couteau puis l’enfouissement dans un trou boueux ou au fond de la Seine un boulet aux pieds ?....

Son imagination lui montra une image si précise qu’il en serra les poings et qu’un grondement de colère monta du fond de sa gorge. Il fallait la retrouver, la retrouver coûte que coûte, dût-il la réclamer à Louis XIV en personne, quitte à encourir sa disgrâce !

Mais avant d’en venir à cette extrémité, Nicolas de La Reynie pensa qu’il y avait peut-être mieux à faire... et d’abord se calmer ! Il sentait que l’affolement menaçait de s’emparer de lui. Il ne pouvait qu’envenimer la situation sans apporter le moindre secours à la jeune fille qu’il voulait aider. Ensuite, prendre conseil. De qui ? ... De ceux sur la discrétion de qui il savait pouvoir compter parce que la disparue les intéressait au premier chef !

Rentré au Châtelet, il trouva dans son cabinet de travail Alban accroupi devant l’antique cheminée tisonnant vigoureusement le feu en voie d’extinction et de le réalimenter. Or, ce début d’octobre plus froid que d’habitude annonçait un hiver rigoureux. Tout en maugréant sur les gens qui ne savent que faire de leur journée, La Reynie ne s’approcha pas moins avec satisfaction des flammes renaissantes pour y frotter ses mains gelées.

—    Pardonnez-moi, plaida le jeune homme, mais je suis trop inquiet pour me pencher sur une autre affaire. Auriez-vous du nouveau, Monsieur ?

—    Oui. Quand on lui a fait quitter Versailles c’était pour la Bastille et...

Alban bondit, furieux :

—    Pour quelle raison ?

—    ... et le peloton de la Prévôté comme la voiture fermée étaient bien pour elle.

—    Mais...

—    Si tu me laissais parler, nous irions plus vite ! L'accusation était d’avoir déplu au Roi sans plus d’explication. Elle a d’ailleurs été convenablement traitée. Le brave Baisemaux lui a donné une chambre décente...

Il s’interrompit. Son secrétaire venait d’entrer une lettre à la main...

—    Il y a là une dame qui désire être entendue sur l’heure.

—    Quelle dame ?

—    Elle est masquée, voilée et, évidemment, n’a pas décliné son identité mais elle m’a donné ceci. Je jurerais que c’est une vraie dame, une grande dame.

La Reynie lut les quelques mots tracés sur le billet et rougit sous le coup de l’émotion...

—    Dis-lui que je la reçois dans l’instant ! Toi, ajouta-t-il à l’attention d’Alban, tu rentres rue Beautreillis et tu demandes à Mlle Léonie de préparer un souper pour quatre.

—    Quatre ?

—    Toi, elle, moi et le petit père Sainfoin de... je ne sais plus quoi. Nous avons à causer !

Le jeune officier s’éclipsa par la porte donnant sur la salle du conseil tandis que La Reynie s’en allait chercher personnellement sa visiteuse, qu’il ramena vers son fauteuil le plus confortable avec toutes les marques de son respect.

—    Madame la duchesse, je ressens profondément l’honneur que vous me faites en venant jusqu’à moi...

—    C’était la seule solution si je voulais m’entretenir avec vous. Mon époux étant gouverneur de Paris, votre présence dans notre hôtel de la rue de l’Oratoire eût fait jaser et ce que j’ai à vous dire relève du secret le plus absolu.

Se souvenant de ce que lui avait confié Mme de Montespan, La Reynie voulait bien le croire.

Tout en parlant, la dame rejetait son voile par-dessus sa fontange et ôtait son masque, découvrant un visage d’une cinquantaine d’années encore beau cependant par la grâce de grands yeux bleus et d’une peau restée fraîche en dépit des traces d’anciennes douleurs. C’était la duchesse de Créqui, dame d’honneur de Marie-Thérèse, et le deuil qu’elle portait était celui de la Reine qu’elle avait servie avec respect et dévouement durant de longues années. Cela depuis la défaveur de la duchesse de Navailles qui avait osé faire grillager l’accès à la chambre des filles d’honneur afin d’empêcher le Roi d’y retrouver Mlle de La Motte-Houdancourt... Bien que fille de la marquise du Plessis-Bellières qui avait été l’amie très chère du surintendant Fouquet, mort trois ans plus tôt dans la forteresse de Pignerol, Mme de Créqui n’avait jamais eu à pâtir de sa naissance en regard de la vieille amitié que Louis XIV portait à son époux, l’un de ses meilleurs hommes de guerre. Sachant à qui il avait affaire, La Reynie salua une main sur le cœur :