Une fois que la demeure eut retrouvé le calme exigé par le deuil, La Reynie et son assistant passèrent deux heures dans le cabinet de travail à la recherche d’indices susceptibles de leur ouvrir un chemin vers le meurtrier, mais l’ouvrage avait été consciencieusement fait. Aucune trace d’effraction des portes ou des fenêtres. D’où l’on pouvait déduire que le coupable était encore dans les lieux ou bien qu’il avait pu s’enfuir en profitant de l’agitation normale créée par la détonation d’un coup de feu tiré en pleine nuit. Mais ils durent s’avouer vaincus : aucune piste ne put être relevée. De même l’interrogatoire des habitants demeura vain : que pouvait-on tirer de gens qui ne cessaient de pleurer et de se lamenter ? Ils s’y attelèrent la journée entière.

—    Rentrons ! dit finalement La Reynie, regagnant sa voiture. Je te dépose chez toi.

—    Merci ! Mais je compte aller à.la Comédie...

—    Mlle d’Hennebault joue ce soir, j’imagine, et elle t’attend ?

Françoise d’Hennebault, fille du fameux comédien Montfleury, était la maîtresse d’Alban. Toujours belle en dépit de quelques années de plus que lui, elle était également intelligente, sensuelle mais compréhensive, ayant admis dès le début de leur liaison que la vie dangereuse d’un policier n’était pas celle des autres hommes, et se gardait de lui révéler la profondeur de l’amour qu’elle lui vouait. Elle savait se contenter de ce qu’il lui donnait et chacune de leurs rencontres représentait pour lui un vrai repos du guerrier. De son côté, Alban appréciait sa beauté chaleureuse, son esprit vif et un certain sens de l’humour qui amenaient leur intimité à une sorte de perfection. On y riait sans retenue dans ces bavardages un peu décousus d’après l’amour. Un amour au cours duquel Françoise savait se montrer savante autant que tendre.

—    Elle joue ce soir, oui, mais elle ne m’attend jamais...

—    Aussi n’en sera-t-elle que plus heureuse de te voir ! Je te souhaite une belle nuit... mais sois au Châtelet à huit heures ! Nous avons à parler...

La Reynie n’ignorait rien de la relation de son cousin. S’il lui avait proposé de le ramener chez lui, c'était dans l’intention de l’entretenir de Charlotte, mais, sachant combien le sujet était sensible, il choisit de remettre la question au lendemain. Qu’au moins Alban profite pleinement de cette détente qu’il trouvait auprès de la comédienne avant de se retrouver plongé jusqu’aux oreilles dans les noirs méandres d’une affaire immanquablement dangereuse. Et pour sa paix intérieure et pour sa vie ! ... Étant veuf et sans enfants, il connaissait le prix, dans une vie humaine, de quelques minutes de bonheur...

Quant à lui, une bonne nuit serait la bienvenue !

Il s’en félicita quand, en arrivant au Châtelet vers sept heures et demie, il trouva sur sa table de travail un pli que fermait un large cachet de cire rouge aux armes de Louvois, son ministre de tutelle. C’était la seule indication de provenance car elle était signée d’un gribouillis informe. En revanche, le texte était aussi bref qu’inquiétant : « Pour sa famille et ses proches, il est bon que la dépouille de M. Gervais reçoive les consolations de l’Église mais il n’est pas souhaitable que l’on mène une enquête sur la manière dont il a trouvé la mort... Un corps sera retrouvé dans la Seine dans deux ou trois jours et l’affaire sera close. Ceci doit être détruit... »

Le lieutenant général de Police connaissait trop les façons brutales et sans nuances de Louvois pour garder le moindre doute sur la main qui avait tracé ces lignes. Il ne pouvait être question, évidemment, de contrevenir aux ordres qu’elles portaient. Cependant elles venaient jeter un éclairage nouveau... et sinistre sur le trépas de la Reine et par conséquent sur le sort de Charlotte. Se pouvait-il qu’elle eût découvert une chose si effarante qu’emportée par l’impétueuse indignation de sa jeunesse elle eût voulu la communiquer sans plus tarder au Roi ? Louvois seul se tenait dans le cabinet royal à ce moment... et les ordres émanaient de lui...

L’inquiétant billet étalé devant lui, La Reynie, avachi au fond de son fauteuil selon une vieille habitude quand il était seul, réfléchissait en se rongeant l’ongle du pouce quand Delalande fit une entrée visiblement si soucieuse que son chef se redressa :

—    Eh bien ? Moi qui espérais que tu aurais passé une nuit agréable.

—    Elle l’a été dans un certain sens mais, au théâtre, j’ai entendu une rumeur déplaisante. Que Gervais a tué la Reine et que le remords l’a conduit au suicide...

Sans répondre, La Reynie lui tendit la lettre :

—    C’est ce que l’on voudrait que l’on avale et mes conclusions n’ont pas l’air de plaire en haut lieu. En tout cas, ceci est fort clair : on ne recherche pas le ou les assassins de Gervais.

—    Ce qui veut dire ?...

—    Que la rumeur en question pourrait avoir raison et que Gervais suicidé est préférable à Gervais assassiné.

—    Il aurait tué la Reine ? Mais... pourquoi ?

—    Sur ordre, tout simplement.

—    De qui ?

—    Là est la question... qu’il ne faut surtout pas formuler. Mais laissons ce malheureux pour l’instant et tournons-nous d’un autre côté. Je sais que tu refuses farouchement que l’on prononce son nom mais moi, mon garçon, je ne vais pas me gêner. Il faut à tout prix

—  tu m’entends bien ? - retrouver Charlotte de Fontenac!

—    Mme la comtesse de Saint-Forgeat ! grogna Alban.

La Reynie lui lança un regard noir dans lequel entrait de l’incompréhension :

—    Je ne te savais pas stupide ! Si c’est le cas, je ne dirai pas un mot de plus et c’est Desgrez qui continuera de s’en occuper ! Va vaquer à tes activités habituelles...

—    Desgrez ? Pourquoi Desgrez ? Brama Alban. Et qu’a-t-il commencé qu’il devra continuer ?

—    Ce qu’il n’était pas question de te demander puisque tu ne veux plus entendre parler de cette jeune fille. Entre parenthèses tu as une drôle de façon d’aimer. On l’a mariée de force à un benêt dans le but de la mettre plus commodément dans le lit du Roi, je l’admets, mais personne n’a jamais dit qu’elle était d’accord. A commencer par Mme de Montespan, auteur de ce beau projet et qui, elle, s’inquiète d’une disparition trop soudaine.

—    Mme de Montespan ? Elle vous l’a dit ?

—    Elle m’a même fait venir à Clagny pour ça ! Et il y a aussi Madame qui se tourmente. Et tu vois comme le monde est bizarre : les deux qui refusent de s’en soucier, c’est le mari... et toi dont je sais parfaitement que tu en es amoureux depuis la nuit où tu l’as ramassée dans les buissons près d’une chapelle. J’ajoute que nous avons ce que Desgrez a appris à la Petite Ecurie où il a un contact : au soir de la mort de la Reine, à peu près à l’heure où Charlotte se trouvait encore chez le Roi, la Prévôté a emprunté une voiture fermée pour charger quelqu'un dans une cour du château et l’emmener on ne sait en quel lieu, sous escorte de six cavaliers. Leur absence a duré le temps nécessaire pour atteindre la Bastille ou Vincennes. Voilà ! Cela suffit ou est-ce que tu vas continuer longtemps à faire l’imbécile ? Tonna La Reynie hors de lui. Ah, j’allais oublier ! Mme de Montespan, à qui je tire mon chapeau pour son courage, s’est offert le luxe d’aller interroger le Roi.

—    Le Roi ?

—    En personne ! Avoir donné de beaux enfants à un homme vous donne tout de même des droits. Celui-ci allait lui répondre quand la Maintenon a surgi pour se charger de la renseigner : la jolie Charlotte aurait offensé Sa Majesté !

—    Offensé en quoi ?

—    Je ne vois que deux solutions : ou elle s’est refusée à lui, ce qui est hautement improbable dans l’état de trouble où elle était en réclamant une audience privée sans attendre, mais je pencherais plutôt pour ceci : elle a vu ou entendu quelque chose d’où elle a conclu que la mort si soudaine de la Reine n’était pas naturelle...

Pâle comme un mort, Alban regardait son chef avec épouvante :

—    Elle ? Jetée en prison pour n’en sortir jamais peut-être ? À moins qu’on ne la fasse discrètement disparaître ?.... C’est si facile là-bas où elle est sans défense...

—    Une fois de plus ! Je ne sais pas si tu l’as remarqué mais ses protections lui ont été enlevées l’une après l’autre... En revanche, la Maintenon semble avoir juré sa perte et ça c’est très mauvais, car la place qu’elle tient auprès du Roi est de plus en plus importante. Certains pensent qu’il pourrait aller jusqu’à l’épouser...

—    C’est un peu gros, non ? Le roi de France et la veuve Scarron. Cela ferait scandale...

—    Pas vraiment s’il s’agissait d’un mariage morganatique, la succession au trône étant assurée. En outre, et puisqu’on ne cesse de lui prêcher la vertu et l’horreur du péché, il pourrait la... sauter à longueur de journée sans contrevenir à la loi de l’Église et sans risque de se faire faire la morale du haut de la chaire épiscopale à chaque occasion solennelle ! Elle n’est plus de la première jeunesse, étant plus vieille que lui, mais elle a encore de beaux restes !

—    Et c’est pour en arriver là que l’on aurait tué la Reine ?

La Reynie ne répondit pas. Il semblait réfléchir puis, plantant soudain son regard sombre dans celui du jeune homme, il assena :

—    J’en suis persuadé ! Entendons-nous clairement ! Je ne dis pas qu’elle est l’instigatrice de ce drame ! Ni que la pensée l’en ait un jour traversé mais on s’en est occupé pour elle.

—    Qui ?

—    Comment veux-tu que je le sache ? Il pourrait même s’agir de plusieurs personnes. Je ne suis ni médecin ni apothicaire, mais il n’est guère compliqué de glisser dans un médicament un soupçon d’une mixture savante qui provoquera une maladie, ou achèvera un crime par quelques gouttes... dans un vin émétique par exemple. Il suffit seulement d’y mettre le prix... Sacrebleu, ne me regarde pas comme si tu tombais des nues ! Voilà des mois... plus de trois ans que nous nous battons contre les sorcières et empoisonneurs de tout poil! Je n’ai pas la prétention de croire que nous avons fait place nette et qu’il n’en reste plus ! Je peux t’en citer un ou deux, et non des moindres, qui continuent à s’épanouir au soleil de la Cour !