- Voilà qui est mieux ! Et maintenant, le signe de croix, ajouta-t-elle en guidant le geste de l'enfant, après quoi elle entama la prière : " Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum... "
De toute évidence, la bambine n'était pas encore rompue à l'exercice du latin. Sa nourrice ou sa mère devaient la prendre sur leurs genoux pour lui faire réciter une prière facile à l'usage des toutpetits. Cependant, ce charabia lui parut amusant et elle se lança dans une improvisation gazouillée qui mit à rude épreuve le sérieux d'Elisabeth, de François et des chambrières agenouillés derrière la duchesse.
La prière terminée, Mme de Vendôme recoucha elle-même Sylvie, lui mit sa poupée dans les bras, l'embrassa :
- Maintenant, il faut dormir, petite ! Demain, vous ferez une belle promenade en voiture avec... monsieur Ange.
Docilement, Sylvie mit son pouce dans sa bouche, ferma les yeux et fut aussitôt emportée par le sommeil. La duchesse tira les rideaux et revint à ses enfants :
- Elle partira avec vous pour Vendôme demain matin. Cette pauvre petite n'a plus personne au monde. Que je sache tout au moins. Elle n'a échappé que par miracle à un massacre général et, d'après le chevalier de Raguenel, il se peut qu'elle soit encore en danger. Vous veillerez sur elle jusqu'à ce que je revienne vers vous. Quittons-nous, à présent ! Mgr de Cospéan et moi partons dans une heure. Vous au lever du jour. Nous ne nous reverrons... que si Dieu le veut...
- Mère, s'écria François alarmé, si vous devez courir de si grands dangers, je veux aller avec vous !
- Non, car si je me dois à mon seigneur votre père, vous vous devez, vous, au nom que vous portez. Nous venons de voir, ce soir, comment en quelques instants on peut éteindre une famille entière. Il ne faut pas courir semblable péril. Souvenez-vous que vous êtes du sang de France... et embrassez-moi pour me donner du courage ! ajouta-t-elle, soudain en larmes, échappant au personnage qu'elle s'efforçait d'assumer depuis l'arrivée de l'évêque pour n'être plus qu'une épouse et une mère ravagée d'inquiétude. Il n'y avait qu'avec ces deux-là qu'elle pouvait se laisser aller : déjà imbu de sa dignité d'aîné, Mercour n'aurait peut-être pas compris... ou pas admis.
Ils restèrent un instant serrés l'un contre l'autre, pleurant ensemble puis, aussi brusquement qu'elle avait fondu, Françoise s'arracha et sortit en clamant :
- Madame de Bure, vous veillerez à donner purgation à notre fille dès que vous serez arrivés. Je lui trouve le teint un peu brouillé. Le printemps est d'ailleurs la meilleure saison pour clarifier...
Le reste du discours se perdit dans les profondeurs du château. Sans que la gouvernante en fût troublée. Tout le monde ici savait que la duchesse cultivait volontiers le coq-à-1'âne. Volontairement parfois : n'était-ce pas la meilleure façon de rompre les chiens quand une émotion risquait de devenir envahissante ?
Tandis que l'orpheline dormait sa première nuit loin d'un domaine qu'elle ne reverrait pas avant longtemps, le ballet des départs successifs commençait. Ce fut d'abord Perceval de Raguenel, escortant le chariot où avaient pris place le prieur du chapitre de l'église princière et un acolyte, puis, une heure après, l'équipage de Philippe de Cospéan emportant Mme de Vendôme et Mlle de Lichecourt, la fille suivante qu'elle préférait en raison de son grand bon sens, de son calme imperturbable et de sa profonde piété. Enfin, au lever du jour, on avança les carrosses qui allaient emmener les enfants de César à l'abri des murailles de sa ville capitale qui était aussi son séjour préféré.
La petite Sylvie, pour qui une chambrière avait travaillé toute la nuit à ajuster d'anciens vêtements d'Elisabeth à sa taille, semblait avoir oublié son chagrin et ouvrait de grands yeux sur les derniers préparatifs quand elle sortit du château dans la lumière du petit matin, bien assise sur le bras de Mme de Bure que sa fragilité et sa frimousse de chaton désolé avaient touchée au cour. La journée promettait d'être superbe. L'air était pur comme du cristal. L'orage de la veille et ses grandes pluies avaient nettoyé les beaux toits d'ardoise, les marbres du château que l'aurore teintait de rosé et tout le paysage. La forêt voisine sentait bon les feuilles lavées de frais, l'herbe neuve et la terre mouillée. Aux mains des cochers, les chevaux piaffaient d'impatience, pressés de galoper dans ce joli matin vers une destination qu'évidemment on n'atteindrait pas ce jour-là puisque, entre Anet et Vendôme, il fallait parcourir environ trente-trois lieues.
La gouvernante tendit son fardeau à un valet afin d'être plus libre de ses mouvements pour monter en voiture. Sylvie se mit à gigoter, à se tortiller avec tant de vigueur que les mains de l'homme, glissant sur la robe en gros de Naples couleur pensée - ce que l'on avait trouvé de plus proche du deuil - laissèrent échapper l'enfant qui, heureusement, se reçut sans mal. À peine sur pied, elle se mit à courir aussi vite que le permettaient ses jupons blancs et ses petites jambes en poussant des cris de joie : elle venait d'apercevoir " monsieur Ange " qui sortait à son tour du château en compagnie de son frère Louis, de leur gouverneur et de leur précepteur, le père Jacques Gilles, détaché au service des jeunes princes par le chapitre de l'église Saint-Georges desservant le château de Vendôme. C'était un majestueux personnage, fort ami de la bonne chère mais craignant les courants d'air, qui s'avançait d'un pas précautionneux, enveloppé dans une sorte de douillette de velours noir. En dehors du latin qu'il pratiquait en virtuose, il ne savait pas grand-chose mais chantait l'office avec une voix de basse superbe. Si l'enseignement qu'il dispensait ne risquait pas d'encombrer outre mesure l'esprit de ses élèves, le duc comme la duchesse s'en souciaient peu : leurs fils étaient destinés à devenir avant tout des soldats et de vrais chrétiens.
Le digne homme échappa de peu à la charge de Sylvie qui, le dépassant, atterrit dans les jambes de François en poussant des cris de joie. Le jeune garçon se baissa pour la ramasser et aussitôt, elle glissa ses bras autour de son cou pour lui planter sur la joue un gros baiser un peu mouillé.
- Peste, Martigues ! ricana Louis, on dirait que vous avez fait une conquête ? Cette jeune personne vous adore.
- Il est zentil et ze l'aime, déclara fermement la petite que François, tout naturellement, avait prise dans ses bras pour lui rendre son baiser. Toi, tues " messant " !...
- Eh bien, voilà qui est poli ! Cette enfant est mal élevée et elle n'est même pas jolie...
- Un peu d'indulgence, mon frère ! dit François en souriant. Songez au cauchemar d'où elle sort.
- Justement ! Notre mère ferait mieux de la remettre à un couvent. Ce qui s'est passé à La Perrière montre que ces gens ont dû encourir la colère de quelque grand personnage. Du Roi, peut-être...
- Sachez, monsieur, que le Roi n'assassine pas ! coupa sévèrement M. d'Estrades. Et massacre encore moins. Son service comporte suffisamment de juges et de soldats pour qu'il puisse exercer sa justice sans recourir à de tels moyens.
Mercour baissa pavillon aussitôt :
- Je le sais, monsieur, veuillez me pardonner ! Je voulais seulement dire qu'étant donné la situation dangereuse où se trouvent notre père et notre oncle, nous n'avons que faire de nous occuper des autres. Vous me permettrez de préférer leur salut à tout autre souci, ajouta Louis en réprimant un sanglot disant assez combien il était inquiet.
- Nous pensons tous comme vous, mais c'est quand le malheur frappe qu'il est méritoire de se soucier des autres...
Cependant, Mme de Bure et Elisabeth arrivaient à la rescousse. En dépit de l'offre de massepains et de prunes confites, Sylvie ne voulut rien savoir : elle avait repris la main de François qu'elle n'entendait plus lâcher. Sans doute ne comprenait-elle pas pourquoi les hommes et les femmes devaient voyager dans des voitures différentes. Louis grogna, avec impatience :
- Faut-il vraiment différer notre départ jusqu'à ce soir pour le caprice d'une gamine entêtée ? Nous sommes pressés.
- Aussi allons-nous partir, fit François en riant. Le mieux est que j'aille avec les dames. Après tout, il est bon qu'elles aient un chevalier servant.
Et il entraîna la petite en courant vers le premier carrosse où il s'installa auprès d'elle. Un instant plus tard, les lourds véhicules suivis de chariots chargés de bagages franchissaient le portail d'entrée, alors que le grand cerf de bronze frappait sept coups et que l'angélus s'envolait des clochers d'alentour.
Au moment où le cortège escorté de serviteurs à cheval se dirigeait vers la route de Dreux, le chariot du chapelain déboucha sur l'esplanade avec les gens du bailli d'Anet et ceux que Raguenel avait emmenés avec lui. Tous semblaient recrus de fatigue. Les visages portaient les traces de l'affreuse besogne qu'il avait fallu accomplir. Ce que voyant, M. d'Estrades fit arrêter les voitures et descendit pour rejoindre le prieur qu'il salua avec respect :
- M. de Raguenel ne vous accompagne pas, mon père ?
Le vieil homme tourna vers lui un regard un peu égaré :
- Non. Maintenant que nous avons accompli notre tâche, M. le bailli et nous, il nous a pressés de rentrer prendre quelque repos. Fort nécessaire, mon fils, je vous l'assure. J'ai vu bien des choses dans ma vie mais peu d'horreurs comparables à celle-ci...
- Sait-on à présent qui a fait cela ?
- Qui aurait pu nous le dire ? Les gens du village voisin sont pétrifiés de terreur. Ils ont seulement parlé d'une troupe d'hommes armés, une douzaine de cavaliers vêtus de noir qui ressemblaient à des démons. Celui qui commandait portait un masque. M. le bailli n'a rien pu en tirer de plus et, honnêtement, je ne vois pas ce qu'ils auraient pu dire car ils n'ont eu qu'une idée : se cacher. Pour ce qui est de nous, vous pourrez dire à Mme la duchesse que les pauvres victimes ont été pieusement ensevelies et bénies. Quand il reviendra, Mgr César réussira peut-être à percer ce mystère... mais je n'y crois guère.
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