Ils avaient fait l'amour à trois reprises sur un ton de gaieté qui lui donnait l'apparence d'un jeu. Françoise, alors très mince et peu fournie en avantages féminins, découvrit que son jeune mari ne souhaitait pas qu'elle fût autrement. Il détestait les femmes plantureuses plus encore que les autres et il valait mieux, pour lui plaire, posséder son corps légèrement garçonnier. De cette nuit de noces célébrée par plusieurs semaines de réjouissances et de fêtes, sortit un couple uni par une complicité, une estime et une affection qui ne devaient jamais se démentir. Françoise, soutenue par sa foi profonde, eut la sagesse de s'en contenter. Le cour de son époux, elle le découvrit, ne pourrait jamais battre pour une autre femme : César avait trop aimé sa mère, l'éclatante Gabrielle, et en demeurait à jamais ébloui. Quant aux jeunes hommes dont il aimait à s'entourer, il ne permit pas que sa femme eût seulement à s'en inquiéter. Il l'aimait à sa manière, et surtout il adorait les trois superbes enfants qu'elle lui avait donnés et qui consolidèrent une union plus réussie que l'on pouvait s'y attendre. La gaieté de César, son goût du faste, sa folle bravoure en faisaient un compagnon d'autant plus attachant qu'il était capable d'apprécier le caractère plus grave d'une femme qu'il appelait " ma chère Sagesse ".

L'idée de son arrestation bouleversait Françoise. Il était l'homme des grands espaces, des tempêtes, des courses dans le vent, des batailles aussi et des grandes frairies entre bons compagnons au retour de la chasse. S'il aimait tant la Bretagne, c'est parce qu'il y avait découvert un terroir selon son cour : sauvage, fier et grandiose. Comment imaginer un tel homme entre les quatre murs d'un cachot, attendant Dieu sait quel jugement inspiré par la haine et la partialité, car jamais - Françoise l'eût juré sur la mémoire de sa mère - César n'avait seulement songé à s'attaquer au Roi son frère dans sa vie ou seulement sa santé. L'homme qu'il haïssait c'était Richelieu, et Richelieu le lui rendait avec usure. Malheureusement, le Cardinal-ministre était le plus fort.

- Il faut que je le sorte de ce mauvais pas, se répétait la duchesse. Mais comment ? Par quel moyen ? Encore qu'elle n'imaginât pas l'homme à la simarre pourpre pourvu d'assez d'audace pour demander la tête d'un prince du sang, elle n'était pas loin de se voir, elle et ses enfants, tout de noir vêtus, allant s'agenouiller dans le cabinet du ministre pour implorer sa clémence. Une image contre laquelle son orgueil de race et sa fierté de femme se révoltaient. Elle savait pourtant que pour sauver son César, elle serait capable d'aller jusque-là.

L'entrée d'une de ses femmes annonçant le retour de son écuyer la tira d'une rêverie qui s'en allait vers le morbide et la rendit à elle-même. À elle aussi, il fallait de l'action...

- Eh bien ? dit-elle quand Raguenel, encore sous le coup de l'émotion, s'inclina devant elle.

- Ah ! madame, c'est pire encore que nous pouvions l'imaginer. Mme de Valaines, ses enfants et ses serviteurs ont été massacrés.

- Massacrés ?

- C'est le mot qui convient. Il y a des cadavres et du sang partout. Et je n'arrive pas à comprendre par quel miracle la petite Sylvie a pu échapper aux assassins. Sa nourrice qui tentait de fuir en l'emportant a été frappée au milieu de la cour. Elle a dû tomber sur l'enfant qu'elle tenait et que son corps a protégée. La petite a dû réussir à se dégager plus tard.

- Mais enfin qui a pu faire cela ? Et pourquoi ?

- C'est ce qu'avec votre permission j'essaierai de savoir dès demain. Pour l'heure présente, il conviendrait de procéder à l'ensevelissement chrétien de tous ces malheureux sans attendre que les bêtes s'en chargent ou que la chaleur du jour les attaque...

- Certes, certes... et je vais vous en donner les moyens, mais songez-vous que demain... oh ! Dieu, c'est vrai : vous étiez en route lorsque j'ai arrêté ma décision. Au lever du jour, nous devons partir pour Blois avec Mgr de Cospéan, cependant que M. d'Estrades et le père Gilles conduiront les enfants à Vendôme où ils seront en sûreté. Il faudrait charger notre bailli d'Anet d'enquêter sur cette terrible aventure...

Elle s'interrompit : Perceval venait de mettre genou en terre devant elle :

- Par grâce, madame la duchesse, accordez-moi de rester ici. Je voudrais tenter de faire la lumière moi-même sur cette tragédie. Le défunt baron de Valaines me donnait part à son amitié et...

- ... et vous êtes resté l'ami de sa veuve, rien de plus naturel ! acheva Mme de Vendôme avec la franchise à la fois abrupte et naïve qui faisait partie de son charme, même si c'était parfois un peu difficile à supporter.

- Euh... oui, madame !

- Eh bien, restez, mon ami ! soupira-t-elle en s'appuyant des deux mains aux bras de son siège pour se relever. Après tout, le carrosse du cher évêque n'est pas si grand et je n'ai pas besoin d'un écuyer pour cette expédition. Surtout si, moi aussi, on me jette en prison ! Faites ce que vous pourrez et rendez-vous ensuite à Vendôme. Si la disgrâce royale s'abat sur nous comme tout le laisse supposer, mes enfants n'auront jamais trop de défenseurs. Au pire, ils pourraient trouver refuge en Lorraine si les choses tournaient vraiment mal, mais je pense que notre forte ville de Vendôme saura faire son devoir...

- Et la petite Sylvie, madame la duchesse ? Que va-t-elle devenir ?

- Je l'ignore mais il va de soi que nous allons la garder. Pauvre petite ! Que ferait-elle, si jeune, si nous l'abandonnions ? J'ai pensé d'abord à un couvent, mais ma fille Elisabeth s'est entichée d'elle et l'a prise sous sa protection. Elle a l'impression d'avoir une poupée de plus et elle est ravie.

- C'est une bonne chose. Dans votre maison, elle ne craindra rien. Ce qui ne serait peut-être pas le cas d'un couvent...

Mme de Vendôme leva les sourcils :

- Que voulez-vous qu'elle craigne ? C'est encore un bébé.

- Veuillez me pardonner, madame la duchesse, mais je la crois en très grand danger. Les gens qui ont assassiné tous les habitants de La Perrière devaient avoir l'ordre de ne laisser âme qui vive et tous ont été tués... sauf elle.

- Que pourrait-elle avoir à redouter ?

- Ce sont les meurtriers qui peuvent penser à la craindre. Elle est encore bien petite puisqu'elle n'a pas quatre ans mais, même à cet âge, on a des yeux, une mémoire, et Sylvie montre déjà une intelligence éveillée. Comme sa mère...

- Dommage qu'elle ne soit pas aussi jolie qu'elle ! La pauvre baronne était ravissante. Il est à craindre que l'enfant tienne du père qui l'était moins... À présent, allez jusqu'à la maison canoniale de notre chapelle et priez les bons pères de vous assister dans votre triste tâche.

Comme il allait sortir, elle le retint :

- Perceval !

- Oui, madame la duchesse, fit-il, surpris d'être appelé par son prénom - il en conclut qu'elle était très émue.

- Je forme des voux pour que nous nous revoyions bientôt. Priez Dieu pour moi et pour le duc César !

- Et aussi pour M. le Grand Prieur ?

- Oh ! celui-là ! Ce sont ses idées folles qui nous ont conduits en cette impasse... Néanmoins, vous avez raison : il faut prier aussi pour lui. M. de Sales, notre cher évêque de Genève, n'a-t-il pas écrit : " Entre les exercices des vertus, nous devons préférer celui qui est plus conforme à notre devoir et non pas celui qui est plus conforme à notre goût " ? Allez, chevalier ! Je vais à présent voir mes enfants.

Tandis que Perceval se dirigeait vers son pieux devoir, la duchesse se rendit dans l'appartement de sa fille où un curieux spectacle l'attendait : son fils cadet, assis auprès du lit où l'on avait, avec bien du mal, réussi à coucher la petite rescapée, tenait dans la sienne une de ses menottes, le pouce de l'autre étant fermement logé dans la petite bouche. L'enfant que l'on avait lavée et changée, nourrie aussi d'un bol de lait et de quelques biscuits, avait perdu son aspect de chaton sauvage et dormait, sa poupée auprès d'elle. À quelques pas, Elisabeth, assise sur un tabouret, les coudes sur les genoux et le menton dans ses mains, considérait le tableau d'un oil perplexe. Mme de Vendôme intervint :

- Eh bien, mais que faites-vous à cette heure, François, dans l'appartement de votre sour ? Ce n'est pas votre place. Laissez cette petite et rentrez chez vous ! Vous voyez bien qu'elle dort.

Pour toute réponse, le jeune garçon retira doucement sa main et aussitôt s'ouvrirent en même temps les yeux et la bouche d'où sortit un long hurlement.

- Et voilà ! soupira Elisabeth. Tant que nous nous sommes occupés d'elle, Sylvie n'a cessé d'appeler sa mère que pour réclamer mon frère qu'elle appelle " monsieur Ange ". J'ai mis un certain temps à comprendre que c'était de lui qu'il s'agissait, mais finalement je l'ai envoyé chercher...

- De toute façon, ma mère, j'avais promis de venir la voir avant d'aller dormir.

- Tout cela est ridicule ! Rentrez chez vous et laissez-la crier. Elle finira par s'arrêter.

- Oui, mais quand ? demanda sa fille. Je voudrais bien dormir, moi aussi.

- Je le conçois. Avez-vous dit vos prières ?

- Pas encore. Le moyen de prier avec ce vacarme ?

- Laissez-moi faire ! Nous allons prier tous ensemble. Vous aussi, François, puisque vous êtes là...

Et, se penchant sur le lit, elle en enleva la petite fille, toujours hurlante, et alla vers l'oratoire disposé dans un coin de la chambre. Là, elle la fit agenouiller avec elle sur un coussin de velours bleu disposé devant une statue de la Vierge et obligea les petites mains à se joindre. Surprise par ce traitement inattendu, Sylvie se tut enfin, levant sur cette grande dame magnifique et sévère dans ses taffetas couleur prune un regard inquiet et même un peu terrifié. C'était là, de toute évidence, une puissance avec laquelle il convenait de compter... mais qui, tout de même, lui sourit en l'enveloppant de ses deux bras pour maintenir les doigts joints :