Assise dans le grand lit à colonnes dont la veilleuse allumée au chevet faisait vivre les personnages sur les tentures en tapisserie des rideaux, Sylvie, glacée jusqu’à l’âme en dépit du grand feu allumé dans la cheminée, attendit… Les deux Allemandes s’étaient retirées, emportant avec elles ses vêtements et jusqu’à ses chaussures, ce qui lui parut étrange mais elle n’en était plus à une mauvaise surprise près.
L’oreille tendue, elle guettait le pas des chevaux, le roulement de la voiture qui emporterait enfin Laffemas vers Paris, la laissant au seul pouvoir d’un reître pris de boisson. Mais rien ne venait…
Ce qui vint, ce fut le léger grincement de la porte qui s’ouvrait lentement, lentement. Le moment terrible auquel elle espérait encore que le vin lui permettrait d’échapper pour cette nuit était venu. Mais la silhouette qui s’encadra dans le chambranle sculpté était celle de Laffemas.
Une bouffée de colère étouffa la peur de Sylvie :
— Que venez-vous faire ici ? On m’a mise au lit, comme vous le voyez, pour y attendre votre ami. À présent, vous pouvez partir ! Votre vilaine besogne est accomplie.
— Pas tout à fait…
Au lieu de s’en aller, en effet, il s’avançait dans la chambre et s’approchait du lit. Il y avait dans ses yeux jaunes une lueur trouble, cependant qu’il se pourléchait à la manière d’un gros matou. Épouvantée par ce qu’elle lisait sur cette figure diabolique, Sylvie recula dans le lit jusqu’à ce que la tête de chêne l’arrête. Elle voulut s’y accrocher.
— Sortez !… Sortez, cria-t-elle. Je vais appeler !
— Qui donc, ma jolie ! Ton époux ? Il est ivre mort et d’ailleurs en serait-il autrement qu’il ne viendrait pas. Il était bien entendu entre nous, et cela depuis longtemps, que si j’arrivais à te livrer à lui, je pourrais exercer le droit du seigneur !… Avoir tes prémices, ma jolie ! Quel moment délicieux nous allons vivre ensemble ! Il y a des mois que j’en rêve… Allons, sors de ce lit !
Elle s’y accrocha de plus belle. Alors, se penchant, il l’en arracha avec une force dont elle ne l’aurait pas cru capable. Elle tomba sur le tapis mais il la relevait déjà, maîtrisait ses mains qu’il maintint derrière son dos avec une seule des siennes, cependant que l’autre dénouait le ruban de la chemise, la faisait glisser jusqu’aux poignets meurtris et commençait à la caresser :
— Le beau petit corps ! La jolie fille !… Veux-tu que je te dise, petite, tu me plais plus encore que ta mère ! Oh ! elle était belle… très belle ! Mais toi tu es exquise ! Une biche affolée ! Et puis tu es neuve, toi ! Une fleur à peine éclose !… Un bouton de rose que je vais ouvrir !
Ce qui suivit fut abominable. Tout en imposant à la malheureuse un baiser qui la révulsa, il lui griffa le ventre, lui mordit les seins, se déchaînant davantage encore en l’entendant crier. Puis il la jeta sur le lit et s’enfonça en elle avec tant de brutalité qu’elle poussa un véritable hurlement. La douleur fut si violente que Sylvie perdit enfin connaissance. Il ne s’en aperçut même pas et continua sa danse infernale en vomissant des torrents d’injures où il la mêlait à sa mère et à toutes les malheureuses qu’il avait égorgées aux rives de la Seine. Cette ultime horreur, au moins, fut épargnée à sa victime…
Quand elle reprit connaissance, il se rajustait, debout au milieu de la chambre. Le retour à la conscience lui arracha une plainte. Alors il se retourna vers elle, ricana, et jeta :
— C’était bon, tu sais ?… On se reverra, ma petite caille !… Sois tranquille ! Je reviendrai… et plus d’une fois ! Tu es à moi, maintenant !
Ce furent ses derniers mots. L’instant d’après, il quittait le théâtre de son infamie et, quelques minutes plus tard, Sylvie entendit enfin le roulement de voiture et le pas des chevaux qu’elle avait tant espérés. Puis plus rien. Un silence tellement épais que l’on aurait pu croire le château abandonné. Sylvie, alors, bougea, doucement. Tout son corps lui faisait mal. C’était comme si on l’avait enfermée dans une boîte avec des chats sauvages. Sur les draps, des taches de sang témoignaient du traitement barbare qu’on lui avait infligé. Mais, petit à petit, sa jeunesse et sa vitalité profonde reprirent le dessus. Elle aperçut la chemise restée à terre et glissa vers elle avec l’impression qu’en recouvrant son corps meurtri, elle souffrirait moins.
Une fois debout et réenveloppée, elle s’aperçut que sa tête ne tournait pas, qu’elle pouvait marcher. Elle vit alors, sur un coffre, un plateau sur lequel étaient posés deux verres et un flacon de vin. L’un des verres avait servi. Elle prit l’autre, y versa quelques gouttes qu’elle avala d’un trait, en éprouva un certain bienfait et s’en versa un peu plus.
Autour d’elle, le château était toujours aussi silencieux. Elle pensa qu’il lui fallait en sortir au plus vite. Pas pour chercher un secours qu’elle ne pouvait plus espérer de personne, puisqu’elle était mariée à l’immonde La Ferrière, mais pour aller vers la mort. La rivière n’était pas loin, cependant l’idée lui vint que sa fin serait plus douce si elle la trouvait dans la pièce d’eau d’Anet, celle où nageaient les beaux cygnes qu’elle aimait regarder lorsqu’elle était enfant. Et puis, là au moins, on trouverait son corps et on lui donnerait une sépulture convenable. Il était en si mauvais état que nul n’imaginerait qu’elle s’était suicidée…
Sylvie se sentit réconfortée. L’idée de sa fin prochaine non seulement ne l’effrayait pas, mais lui était douce parce que c’était le seul moyen de rejoindre François qu’elle ne ferait, après tout, que précéder de peu. Il n’y avait aucun doute à garder sur le sort que le Cardinal réservait à l’amant de la Reine : celui-ci allait retrouver les champs de bataille qui lui manquaient, et quelque jour, à l’issue de quelque bataille, on l’y ramasserait, frappé par l’ennemi ou par une main invisible venue de son propre camp…
Mais, pour sortir de la vie, il fallait d’abord sortir du château. Tout le monde devait dormir, les ivrognes sur leur vin, les serviteurs sur leur fatigue. Elle commença par chercher quelque chose qui puisse la vêtir mais ne trouva rien, hors les draps du lit. On avait tout emporté. En outre, la porte était fermée. Elle alla donc à la fenêtre avec l’idée d’y attacher les draps, dans la meilleure tradition des grandes évasions. Comme la chambre se situait au premier étage, leur longueur devrait suffire. Mais elle trouva mieux : une épaisse couche de lierre montait à cet endroit le long des murs de la maison, et elle savait depuis l’enfance comme il était aisé d’escalader au moyen de cette plante si solide. Descendre devait être aussi facile. Même pieds nus et en chemise !
En traversant son esprit, les mots s’y arrêtèrent, réveillant la mémoire. Elle ne portait rien de plus quand, à quatre ans, son instinct de petit animal l’avait jetée hors de La Ferrière ! Seulement, en aurait-elle la force ? Le bébé de jadis était vif, en pleine santé. Elle n’était plus qu’une trop jeune femme brisée traînant un corps en loques…
Elle s’y décida, cependant, réussit à se glisser – elle était si mince ! – entre le chambranle et le meneau de pierre, chercha une branche un peu épaisse et lentement, lentement, se hissa au-dehors, trouva sous ses pieds une autre branche, puis une autre encore et une quatrième, jusqu’à ce qu’enfin, au bout de ce qui lui parut un siècle, elle rencontrât la terre ferme. Là, elle s’assit un instant contre le tronc tordu pour laisser son cœur reprendre son rythme normal.
À ce moment, la lune en son dernier quartier sortit de derrière les nuages et lui montra la cour déserte, la porte ouverte sur un pont-levis qui ne servait plus depuis longtemps. Sylvie y vit une invite à poursuivre son lugubre projet. Elle se releva avec peine. L’envie de se coucher là, après l’effort qu’elle venait d’accomplir, était grande, mais sa volonté veillait : avant tout, sortir de cette demeure à jamais maudite ! Et elle se mit en marche…
Enfin, le chemin de la forêt s’ouvrit devant elle, obscur, traversé pourtant, par endroits, des flèches blafardes de la lune. Mais qu’il fut cruel à ses pieds nus ! Sa première fuite avait eu lieu en juin où l’herbe et les petites plantes étaient drues. L’hiver durcissait la terre dont le squelette se montrait à nu avec ses pierres coupantes et ses ronces cruelles. Et il faisait si froid ! Pourtant, Sylvie marchait, marchait noyée de larmes et gémissante, mais poussée en avant par un désespoir bien plus grand qu’elle. Son esprit ne raisonnait plus. Elle ne voyait que ce tunnel d’arbres morts qu’il lui fallait franchir pour trouver la fraîcheur de l’eau… de l’eau… de l’eau ! Elle buta contre quelque chose, poussa un cri et s’abattit de tout son long, face contre terre où elle agrippa ses mains avec le sentiment qu’elle ne pourrait plus jamais se relever. Ses oreilles étaient pleines de bruit, un bruit de galop qui lui rappela, avant de s’évanouir de nouveau, le moment merveilleux où, dans sa détresse enfantine, « monsieur Ange » lui était apparu !
Elle ne vit pas surgir du taillis les deux cavaliers que son cri précipitait. Ils l’aperçurent cependant juste à temps : François qui galopait en tête fit cabrer son cheval pour l’éviter, le détournant du même coup du corps étendu vers lequel il se précipita.
— Sang du Christ ! C’est elle !… C’est Sylvie ! Mais dans quel état ! Elle est glacée ! Je ne l’entends même pas respirer… nous arrivons trop tard !
— « Je » suis arrivé trop tard, monseigneur ! Et je ne me le pardonnerai jamais !… Pauvre, pauvre petite ! gémit Corentin au désespoir.
— Ce n’est pas votre faute si votre cheval s’est tué contre un tronc d’arbre et si vous avez mis des heures à en trouver un autre. En plus, il vous a fallu vous faire ouvrir le château, me réveiller…
— Dire que j’étais si heureux d’apprendre que vous étiez à Anet !…
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