Sans même prêter attention au garde en tabard rouge que l’on avait chargé d’elle, Sylvie parcourut sans les voir davantage les pièces somptueuses du château de Rueil. Ce n’est qu’en arrivant au grand escalier qu’elle sortit de ses tristes pensées, quand une voix désagréable se fit entendre à son côté :

— Monsieur de Saint-Loup, Son Éminence vient de changer d’avis. C’est à moi qu’elle confie Mlle de L’Isle ! Soyez donc remercié de votre obligeance et veuillez aller reprendre votre poste !

Avec horreur, Sylvia reconnut Laffemas. À la lumière des candélabres éclairant les nobles degrés, il lui parut encore plus sinistre et plus laid qu’à la Croix-du-Trahoir ou dans le parc de Fontainebleau. Pourtant, il s’efforçait d’être aimable. Le garde que l’on avait chargé d’elle s’inclinait déjà pour obéir au nouvel ordre qu’il recevait, et aussi pour la saluer.

— Venez, mademoiselle ! dit le Lieutenant civil en offrant une main qu’elle fit semblant de ne pas voir.

— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que le Cardinal vous ait envoyé à la place de ce Saint-Loup ? Auriez-vous quelque chose à me dire ? ajouta-t-elle en se rappelant que c’était lui qui avait arrêté Perceval. Peut-être, pensa-t-elle aussitôt, devrait-elle faire quelque effort pour ne pas lui montrer à quel point il l’effrayait ? Même s’il était cruel, celui que l’on surnommait le « grand gibecier » n’était peut-être pas dépourvu de tout sentiment et pourrait lui donner des nouvelles du chevalier de Raguenel ?

— À vrai dire, fit Laffemas, c’est à ma demande que Son Éminence a bien voulu m’accorder le plaisir que j’ai ôté à son serviteur. J’aimerais vous entretenir de… différentes choses qui pourraient être pour vous d’un intérêt extrême…

— Je veux bien vous croire, mais il se fait tard…

— Un moment ! Seulement un moment !

Ils arrivaient dans la grande cour mais, au lieu de la laisser se diriger vers sa voiture toute proche dont Corentin ouvrait déjà la porte, Laffemas s’empara de son bras et l’entraîna vers un autre carrosse qui se trouvait à quelques pas de là. Le procédé déplut à Sylvie :

— Que faites-vous, monsieur ? Si vous avez à me parler, faites-le maintenant.

— Pas au milieu de la cour. Il y a toujours tant de monde ! Venez jusqu’à ma voiture. Nous y serons tranquilles et je vous ramènerai tout aussi bien à Saint-Germain ! Allons, ne m’obligez pas à insister ! Il faut, vous entendez, il faut que nous causions ! Dites à vos gens d’aller vous attendre là-haut ! Ou plutôt, je vais le faire moi-même. Holà ! le cocher ! Je ramène Mlle de L’Isle au château. Allez à vos propres affaires !

Un instant plus tard Sylvie, moitié de gré moitié de force, se retrouvait sur les coussins de cette grande machine noire dont un valet claquait la porte. La peur la saisit et elle voulut réagir, appeler Corentin en se penchant au-dehors, mais déjà une main brutale la rejetait sur les coussins.

— Taisez-vous, petite sotte ! On ne résiste pas aux ordres du Cardinal !

— Qu’est-ce qui me prouve que ce sont les siens ? Il a dit que M. de Saint-Loup me ramenait à ma voiture !

— Et à moi, il m’a donné celui de vous ramener chez vous !

— Jusqu’au château ? Nous avons tant à dire ?

— Plus que vous ne pensez !

Tirée par de puissants chevaux, la voiture partait déjà au galop. Tout s’était passé si vite que Corentin ne réagit pas mais Jeannette, qui attendait sagement sa jeune maîtresse à l’intérieur, surgit de la voiture et se jeta sur son ami. Elle était pâle comme une morte :

— Corentin ! L’homme qui vient de la faire monter dans cette voiture noire… je le connais !

— Moi aussi. C’est le Lieutenant civil !

— Tu ne comprends pas, s’écria-t-elle. C’est l’assassin de Mme de Valaines. J’en jurerais devant Dieu ! J’ai reconnu sa voix ! C’est lui, j’en suis sûre, c’est lui… et il l’emmène.

— Tu crois qu’il l’enlève ?

— Il faut le suivre… à tout prix ! Et sa voiture est plus rapide que la nôtre. Oh ! mon Dieu !

Et elle éclata en sanglots tandis que Corentin comprenait que le jeu ne serait pas égal.

— Arrange-toi pour ramener la nôtre au château et préviens la Reine ! Il faut que je le rattrape !

Sans rien ajouter, il courut vers un cheval sellé qui devait attendre l’un des gardes sous un arbre de la cour, sauta dessus en voltige, rassembla les guides et partit à fond de train mais, quand il franchit les douves de Rueil, l’attelage du Lieutenant civil était déjà loin… Pas assez toutefois pour que les yeux aigus du Breton n’arrivent à distinguer deux circonstances alarmantes : d’abord, au lieu de continuer tout droit vers Saint-Germain, on avait obliqué à gauche en direction de Marly, et d’autre part deux cavaliers, sortis on ne savait d’où, escortaient maintenant le véhicule. Corentin comprit qu’à un contre quatre, certains bien armés, il ne serait pas de taille, mais son rôle était tracé : il fallait suivre, suivre à tout prix et où que l’on aille ! Par chance, il venait de voler un bon cheval et il n’était pas sans argent, mais son cœur se serrait en pensant à la petite Sylvie, si jeune, si fragile et qui se trouvait livrée à l’assassin le plus terrifiant du royaume…

CHAPITRE 12

… ET DES PERSONNAGES QUI NE LE SONT PAS MOINS !

Le mécontentement éprouvé par Sylvie quand Laffemas la contraignit à l’accompagner se changea en inquiétude quand elle vit que celui-ci s’accotait dans son coin sans sonner mot.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? Je croyais que vous vouliez me parler ?

— Oh ! nous avons tout le temps !

— Le chemin n’est pas si long qui mène à Saint-Germain !

— J’ai dit que je vous ramenais chez vous. Saint-Germain appartient au Roi, il me semble !

— Chez moi ? Je n’ai pas de chez moi, sinon un vieux château en ruine au sud de Vendôme et que je n’ai jamais vu. Allez-vous répondre, à la fin ! Que signifie tout ceci ?

Il haussa les épaules avec un méchant sourire en relevant à peine ses lourdes paupières :

— Vous le verrez bien !… Puis, quittant soudain sa pose nonchalante, il se redressa pour prendre dans les siennes l’une des mains de son invitée forcée : « Allons, ne vous effrayez pas ! Je ne veux que votre bien… et même votre bonheur ! »

Ce simple contact eut le don de révulser Sylvie qui arracha sa main en criant :

— Vous mentez ! Vous n’avez fait que mentir depuis tout à l’heure ! Je veux descendre ! Arrêtez cette voiture ! Arrêtez !

Par deux fois, il la gifla, ce qui eut pour effet d’arrêter ses cris et d’augmenter sa colère. Elle se jeta alors sur la portière pour l’ouvrir, mais il se contenta de ricaner :

— Vous avez envie d’être foulée aux pieds des chevaux ?

En effet, un cavalier galopait presque contre la voiture et Laffemas mit son hésitation à profit en la tirant en arrière et en l’obligeant, avec une force insoupçonnée chez cet homme de peu d’apparence, à avaler le contenu d’une fiole qu’il lui enfonça presque jusqu’au fond de la gorge.

— En souvenir de notre première rencontre, grogna-t-il, j’aimerais assez voir l’effet que produiraient les fers de ces nobles animaux sur votre joli visage, mais il se trouve que j’ai pour vous d’autres projets.

— Quels que soient ces projets, cria-t-elle, il faudra bien que vous y renonciez car je ne vous obéirai en rien ! Et vous oubliez que je ne suis pas seule au monde. On me cherchera…

— Qui « on » ? Votre cher Raguenel ? Il n’est guère en état de s’opposer à moi !

— Je suis fille d’honneur de la Reine. Elle me fera chercher !

— Vous en êtes sûre ? C’est une personne fort oublieuse que Sa Majesté, surtout quand il s’agit de femmes. Demandez plutôt à Mme de Fargis qui fut un temps sa dame d’atour grâce au Cardinal et qui, ayant choisi de servir la Reine et non son bienfaiteur, dépérit en exil à Louvain ? Loin des yeux, loin du cœur ! Telle est la devise de notre Reine et je ne jurerais pas que Mme de Chevreuse n’en fasse un jour l’expérience !… Non, la Reine est tout entière à sa joie d’être grosse et n’essaiera pas de vous retrouver. On saura d’ailleurs quoi lui dire…

— Et quoi ?

— Ce n’est d’aucun intérêt pour vous ! Ah ! vous bâillez ? Le sommeil vous gagne ? N’essayez pas de lutter. L’opiacé que vous avez bu est une drogue efficace… Et moi, je vais pouvoir prendre un peu de repos en votre aimable compagnie.

Malgré ses efforts, Sylvie avait de plus en plus de peine à garder les yeux ouverts. Quelques secondes encore, et elle s’endormit. Elle dormit même si bien qu’elle ne s’aperçut pas de l’accident qui immobilisa durant plusieurs heures, chez un charron de village, la voiture qui avait perdu une roue, et n’entendit pas davantage les imprécations de Laffemas…

Lorsqu’elle se réveilla, elle n’était pas au mieux : la puissante drogue en se dissipant lui laissait la tête lourde et la bouche pâteuse. On était en plein jour. Un jour, à vrai dire, peu réjouissant. Le ciel uniformément gris ressemblait à un couvercle posé sur la terre où l’herbe commençait à renaître, encouragée par les grandes pluies de février. Le premier mouvement de Sylvie fut d’écarter le rideau de cuir pour voir au-dehors, mais le paysage plat ne lui apprit rien.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle sans regarder le compagnon qui lui faisait horreur.

— Nous serons bientôt à destination. Voulez-vous un peu de lait ? J’en ai demandé pour vous au relais. Vous devez être affamée.

— Quelle sollicitude ! Avez-vous versé dedans une autre dose de votre drogue ?

— Non. Il est fort innocent. J’espère, d’ailleurs, ne plus en avoir besoin. Vous devez comprendre que votre intérêt est de vous tenir tranquille…