— Faites ça, affirma Tremaine, et vous aurez triples guides !
Le « hurrah » du cocher se perdit dans le fracas de huit paires de sabots et de quatre roues ferrées démarrant avec un bel ensemble. Si brutalement même que le voyageur faillit se retrouver assis sur le tapis. Il ne pesta que pour la forme, se cala de son mieux dans un coin, les pieds posés sur la banquette avant, croisa les bras et ferma les yeux. La voiture n’avait pas encore quitté Londres qu’il dormait à poings fermés...
CHAPITRE II
ASTWELL PARK
Une poigne vigoureuse tira Guillaume de son sommeil. Entrouvrant des paupières pesantes, il vit que la voiture était arrêtée, la portière ouverte et le cocher occupé à le secouer :
— Eh bien ? fit-il.
— Astwell Park, mylord ! Vous êtes arrivé ou peu s’en faut !
Du manche de son fouet, il désignait un parc dont les murs d’enceinte cheminaient sur les renflements de douces collines à la manière de la Grande Muraille de Chine. Le vaste espace qu’ils enfermaient se distinguait du paysage environnant par l’absence de haies et de cultures mais aussi par la présence de grands conifères harmonieusement mêlés aux chênes et aux hêtres. Au centre, on apercevait une longue maison grise, un bâtiment de style élisabéthain dont une succession de pignons, de lucarnes et de cheminées brisait la ligne des toits. L’aurore qui teintait de mauve les vieilles pierres faisait miroiter les innombrables carreaux de hautes fenêtres à meneaux montant le long des façades comme des échelles.
Grâce aux cygnes qui évoluaient sur l’eau sombre des douves ceinturant les trois quarts du château et aux hérons qui le survolaient, l’ensemble donnait une grande impression de noblesse mais de son charme suintait une certaine tristesse...
Le regard aigu de Tremaine suivit un instant la course d’un jeune daim traversant une pelouse pour rejoindre l’abri d’une proche futaie puis revint se poser sur Sam Weldon :
— Repartons ! dit-il. Nous en avons bien pour quelques minutes si vous n’allez pas trop vite. Cela me donnera le temps de remettre de l’ordre dans ma toilette...
Il prit à ses pieds un nécessaire posé à même le sol de la voiture, l’ouvrit et entreprit d’effacer le désordre et la poussière de la route. Il ne tenait pas à se présenter devant l’époux de Marie-Douce sous une apparence négligée et moins encore devant celle qui l’avait appelé.
A mesure que la voiture roulait vers la demeure, son cœur se serrait davantage. Était-elle encore vivante, sa douce Marie ? Tous ces retards accumulés n’avaient-il pas usé ses dernières forces en lassant la patience — trop courte le plus souvent ! — de l’impitoyable gardienne de l’au-delà ? Allait-il seulement la revoir ? Cette maison silencieuse ressemblait au tombeau d’une légende...
Lorsque s’ouvrit la lourde porte en chêne sculpté où aboutissait une volée de marches, il se sentit un peu moins terrifié. Le robuste maître d’hôtel au visage brique apparu dans l’encadrement arborait une si bonne santé qu’elle avait quelque chose de rassurant. Derrière lui s’étendait un grand hall dallé, très noble et très beau avec ses lambris Renaissance surmontés de trophées de chasse et de grands tableaux noircis par le temps sous un plafond à caissons enluminés. Puis il aperçut le flamboiement d’une large cheminée où un arbre tronçonné crépitait sous un arc Tudor en pierre blanche.
— Je me nomme Guillaume Tremaine et je viens de France. Je sais que l’heure est matinale mais... puis-je voir lady Astwell ?
Le serviteur n’eut pas le temps de répondre. Un homme s’était levé d’un des énormes fauteuils qui faisaient face au feu et s’avançait vers le visiteur en s’appuyant lourdement sur une canne :
— Laissez, Sedgwick ! C’est à moi d’accueillir ce gentleman. Veuillez entrer, monsieur ! Je vous attendais, voyez-vous ! C’est pourquoi vous me trouvez ici. Je suis le guetteur, en quelque sorte...
— Vous m’attendiez ?
— Depuis des jours et des jours... Depuis que je vous ai écrit.
— Étiez-vous donc certain que je viendrais ?
— Elle en était certaine... Mais entrez, je vous en prie ! Hâtons-nous ! Marie retient sa vie de tout ce qui lui reste de forces, mais j’ai toujours peur qu’elle ne soit vaincue. Le combat est tellement inégal !
Puis, changeant soudain de ton :
— Est-ce que vous boitez, vous aussi ?
— Un peu, oui... Un accident de cheval il y a une dizaine d’années...
— Moi, c’est plus récent et je ne m’en remets pas. Ce qui est d’ailleurs sans la moindre importance. Au contraire...
Il avait dit cela d’un ton allègre et Guillaume le regarda mieux. Indéniablement, sir Christopher avait fort grand air mais bien mauvaise mine. Dans un visage au teint plombé, les traits demeuraient nobles et bien tracés, les yeux aux larges cernes imprimés par une mystérieuse maladie conservaient une teinte bleutée pleine de douceur et s’il se tenait un peu voûté, il n’en restait pas moins un homme de haute taille. Il était beau sans doute — naguère encore peut-être ! — et, mordu par une subite jalousie, Guillaume se demanda jusqu’à quel point Marie avait pu l’aimer. Pour essayer d’en savoir plus, il répéta ses derniers mots :
— Au contraire ? Pourquoi donc ?
L’Anglais eut un sourire qui lui rendit fugitivement sa jeunesse :
— Pensez-vous que je garde le goût de vivre alors que je vais perdre le seul être que j’aime au monde ? J’aurais aimé mourir de la maladie de Marie et en même temps qu’elle, mais Dieu a jugé bon de faire preuve d’imagination en ce qui me concerne. J’espère seulement que ce ne sera pas trop long et que je la rejoindrai rapidement.
Une bouffée de colère qu’il eut peine à maîtriser empourpra Tremaine. Ainsi, non content de lui avoir pris celle qu’il aimait, cet homme tirait déjà une traite sur l’éternité. Une chance encore qu’il eût consenti à réaliser le vœu de Marie et à l’appeler, lui Guillaume ! Il fallait qu’il fût bien sûr de sa victoire finale...
Tout à coup, il se sentit las, découragé... presque vieux ! Il haïssait cette maison qui lui enlevait son dernier rêve et en venait à penser que Marie, peut-être, ne l’avait pas appelé et qu’Astwell avait tout arrangé pour faire de lui le témoin de cet amour qui les unissait, lui et sa femme...
Tandis que tous deux gravissaient l’escalier conduisant à la galerie en chêne du premier étage, il éprouva une joie mauvaise, mesquine, en constatant que son rival — puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi ! — éprouvait de la peine à monter et qu’un lourd soulier orthopédique emprisonnait son pied droit. Si Guillaume n’avait su à quel point il lui aurait fait plaisir, il eût aimé le tuer, ce voleur d’Anglais !
La honte cependant l’envahit quand, ouvrant devant lui la porte d’une chambre blanche et bleue, son compagnon lança du seuil :
— Il est là, Marie !... Il vient d’arriver... Vous allez être heureuse...
Le son qui sortit du grand lit à colonnes fut aussi faible qu’un cri d’oiseau et pourtant renfermait tant de joie que Guillaume sentit son cœur fondre. Oubliant où il se trouvait, oubliant le mari, il se jeta à genoux près de la couche où reposait Marie-Douce mais là, il dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas éclater en sanglots : Marie nétait plus qu’une ombre déjà désincarnée.
Son corps soulevait à peine les draps et la courtepointe de satin. Translucide, émacié, le teint jadis rayonnant faisait jouer détranges opalescences autour des traits devenus si ténus qu’un masque de cire semblait posé sur le visage. Seule la soie argentée des cheveux semblait encore vivante car, lorsque les paupières s’ouvrirent avec peine, Guillaume, navré, vit que la belle couleur changeante des prunelles d’un bleu-vert profond et doux se décolorait pour ne plus laisser qu’un azur pâli. Une main diaphane tâtonna en aveugle pour atteindre l’arrivant. Qui la prit aussi délicatement que si elle risquait de se briser...
— Marie ! Je suis là !... près de toi ! Pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus tôt ?...
— Je ne... devais pas !... Je t’ai demandé... quand... j’ai compris... que c’était bientôt fini...
La mourante parlait sans bouger la tête et d’une voix si faible que Guillaume devait se pencher pour la recueillir :
— Ce n’est pas fini, murmura-t-il. Tu vas vivre... Il le faut ! Oh, Marie, je n’ai jamais cessé de t’aimer...
Elle esquissa un sourire mais referma les yeux :
— Chut !... Je n’ai... plus beaucoup de temps !... Je voulais te dire... ton fils... il faut que... tu l’emmènes ! Il... n’a plus que toi...
La voix grave de sir Christopher qui s’était assis au pied du lit vint à son aide.
— Ce n’est que trop vrai, monsieur Tremaine. Arthur a toujours vécu ici et auprès de sa mère mais, je vous l’ai fait entendre, les jours me sont comptés à moi aussi et il n’est pas mon héritier.
— Ce qui veut dire ?
— Que mon neveu sera prochainement le maître d’Astwell Park où l’enfant n’aura plus sa place... mais écoutez plutôt Marie : elle veut parler encore.
Au creux de sa main, Guillaume sentit, en effet, la légère pression des doigts fragiles :
— Promets-moi, mon Guillaume !... Il va avoir... beaucoup de chagrin... et il aura besoin... de quelqu’un de fort... et surtout... qu’on l’aime !... Oh... mon Dieu !... Il faut qu’il revienne !...
Le souffle lui manqua soudain. Marie haletait à présent cependant que sa main tentait de s’accrocher à celle de Guillaume qui, bouleversé, glissa un bras sous l’oreiller pour la prendre contre lui.
— Marie, Marie !... Je promets tout ce que tu veux mais ne t’en va pas !... Reste encore !... Moi aussi j’ai besoin de toi ! J’espérais toujours ton retour !... Ou que tu m’appellerais !... Tu ne sauras jamais à quel point je t’ai aimée...
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