— Parce que, si je n’avais pas accepté, vous seriez morte ! Il… m’avait menacé de vous tuer si je ne consentais pas à vous donner notre nom.

— Me tuer ? Mais c’est absurde ? C’était renoncer à tous ses projets. Cela ne tient pas debout !

— Croyez-vous ? Il préfère de beaucoup, bien sûr, la légalité. En outre, votre mort donnerait libre cours à des questions, à des curiosités. C’est un risque non négligeable en dépit de cette effarante protection royale dont je ne sais trop d’où elle est venue à un homme qui n’a jamais quitté ce trou ! Mais, si vous aviez disparu, cela ne changeait rien à ce qu’il veut. N’est-il pas votre seul héritier ?

Hortense ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit de ses lèvres, comme si elle se trouvait tout à coup transportée au cœur d’un cauchemar. Une horreur sans nom l’envahissait, paralysait ses nerfs et jusqu’à sa respiration. Au bord de la suffocation, elle se laissa tomber dans un fauteuil, cherchant l’air. Et ce fut au tour d’Étienne de lui porter secours.

Craignant qu’elle ne s’évanouît, il lui tapa dans les mains, chercha sur la table de chevet le flacon de sels d’ammoniaque déposé là par la précaution de Mlle de Combert et le promena sous les narines d’Hortense qui revint à elle en éternuant. Le regard dont elle dévisagea son cousin était si égaré qu’il ne put s’empêcher de sourire.

— Mais non, je ne suis pas fou, Hortense ! Tout ce que je vous ai dit est vrai ! Mon père est un assassin. Il a tué ma mère pour s’emparer d’un misérable héritage qu’elle refusait de lui remettre, prétendant le garder pour moi. Pour moi qu’il exècre ! Il a tué l’abbé Queyrol qui lui avait refusé l’absolution et l’avait frappé d’anathème après la mort de ma mère ! Et s’il n’avait pas résidé ici sans interruption à la Noël dernière, j’aurais été persuadé qu’il avait aussi assassiné vos parents ! Cette fortune qui était celle de votre père, sachez qu’elle le rend fou depuis des années ! Il en rêve ! Il la veut ! Et il balayera tout ce qui tentera de s’y opposer !

Le silence accablé de la chambre contrastait violemment avec les chants, les cris de joie, les échos de la musique, toute cette joie paysanne qui enveloppait le château, masquant son cœur sinistre et le drame qui s’y jouait… Toute cette joie autour de deux enfants malheureux !…

— Eh bien, dit Hortense au bout d’un moment, il ne lui reste plus qu’à me tuer, à présent ! Puis vous ensuite puisque, selon la loi, vous êtes désormais le maître de mes biens !

— Il n’est pas stupide. Ce serait trop dangereux parce que c’est trop tôt… Les gens qui, à Paris, surveillent vos intérêts seraient peut-être difficiles à faire taire. A présent, nous sommes mariés et il croit tenir la victoire. Il lui suffit d’un peu de patience… Jusqu’à ce qu’il tienne enfin l’héritier dont il pourra être fier, l’enfant dont il sera le maître… Voilà pourquoi vous ne serez jamais ma femme autrement que de nom !

— Que voulez-vous dire ?

— C’est clair, je crois ! Nous vivrons côte à côte comme gens mariés mais rien de plus ! Il n’aura jamais cet enfant qu’il adore d’avance… qui lui ressemblerait peut-être ! Un enfant qu’il faudrait baptiser Foulques, comme lui ! Comprenez donc, Hortense, que je me refuse à procréer ce qui pourrait être un nouveau monstre à son image ! Nous serons, vous et moi, les derniers des Lauzargues !… Mais il ne le saura pas ! Il attendra, jour après jour, mois après mois, année après année, l’annonce bienheureuse ! Il guettera votre taille, espérant à chaque moment la voir s’épaissir ! Et moi, je vais être heureux au moins pendant quelque temps. Je vais…

— Vous ne craignez pas qu’il ne se lasse d’attendre ? fit Hortense froidement.

La question coupa net la fièvre qui s’emparait d’Étienne.

— Que pourrait-il faire ? Lança-t-il avec acrimonie. Vous violer ? Vous faire lui-même cet enfant comme il en avait envie tout à l’heure en vous regardant ?

— Taisez-vous Étienne, vous êtes fou !

— Fou ? Mais non… J’ai entendu des bruits, vous savez, des chuchotements. Je sais qu’il aimait sa sœur d’un amour hors nature… et vous lui ressemblez tellement ! Ah comme il aurait aimé vous épouser lui-même ! Quelle revanche ! Quel triomphe sur la trahison d’autrefois !…

— Je vous ai déjà dit de vous taire !

Les mains aux oreilles, Hortense fuyait vers la fenêtre. C’était trop d’horreur pour ce soir, trop de sanie remuée dont il lui semblait que la puanteur emplissait la chambre. Elle avait besoin de respirer. Et l’air de cette nuit de juin était merveilleusement doux et parfumé. Toute la forêt montait vers elle avec l’odeur du pin brûlé. C’était comme si toutes les plantes des bois et des campagnes, ces plantes bienfaisantes que les rebouteux, les vieilles femmes et les sorciers allaient cueillir au cœur de cette nuit de la Saint-Jean faite pour les sortilèges heureux, se rassemblaient pour lui offrir leur senteur apaisante…

Derrière elle, Étienne ne disait plus rien. Affalé dans un fauteuil, il s’était emparé du flacon de vin et le vidait méthodiquement, verre après verre, sans que Hortense eût le courage de l’arrêter. L’ivresse, quand elle viendrait – et elle ne pouvait y manquer – lui procurerait au moins l’oubli du sommeil et lui offrirait, à elle, cet instant de solitude dont elle avait tant besoin pour réfléchir.

Qu’allait-elle faire de ce garçon faible et entêté dont il était impossible de savoir comment il réagirait ? A Paris tout eût été facile mais ici, enfermés côte à côte entre ces murailles, ajoutant jour après jour à leurs légendes sinistres le poids de la haine et des angoisses ? Partir ! C’était pour elle la seule issue possible à une vie bloquée, sans joie aucune puisque Jean, le seul être qui l’attachât à cette terre si dure, avait disparu…

Était-ce parce qu’elle pensait tellement à lui ? Elle crut le voir passer là-bas, vers la lisière des bois, venant de la chapelle et se dirigeant du côté de la rivière. Le cœur d’Hortense manqua un battement. Elle crut à un éblouissement : elle avait tellement souhaité le voir enfin paraître !… Il marchait la tête baissée – lui qui savait si bien la porter avec arrogance – et allait lentement. Mais son long pas silencieux, glissé, assez semblable à celui de ses loups, était inimitable. Ce fut à cela surtout qu’elle le reconnut car, soudain, elle fut certaine de ne pas rêver. C’était Jean, c’était bien Jean qui passait là, si près… si loin !

Elle ne fut pas maîtresse de son impulsion. Oubliant Étienne, qui d’ailleurs s’endormait, elle s’élança hors de la chambre, descendit l’escalier en courant, jaillit hors du château comme une flamme blanche, bousculant Godivelle qui de sa place favorite regardait les invités danser et festoyer. La surprise lui coupa la parole mais déjà Hortense, peu désireuse d’être arrêtée, questionnée ou suivie lui lançait par-dessus son épaule :

— J’ai besoin de respirer un peu ! Je reviens !

Déjà l’arrondi d’une tour l’avait escamotée. Là-bas la silhouette de Jean était encore un peu visible, juste à la lisière du bois. Il suivait le chemin qui menait à la grotte et Hortense se retint de l’appeler pour ne pas attirer l’attention. Simplement elle força l’allure, rassemblant dans ses mains, pour mieux courir, les flots de batiste neigeuse qui l’enveloppaient. La nuit était claire et douce, étoilée comme le diadème d’une reine et l’herbe, sous les pas d’Hortense, était fraîche et moelleuse comme un tapis magique. Jean avait disparu à présent, avalé par le rideau d’arbres, mais Hortense allait vers lui aussi sûrement que si un lien invisible la reliait au solitaire. Elle atteignit la rivière, aperçut l’homme enfin au moment où il allait dépasser la grotte et Luern qui l’attendait, couché sur le chemin. Il caressa les oreilles du fauve puis, tirant de sa poche un sifflet, il lança un appel, un seul mais si puissant qu’il parut résonner jusqu’au bout de l’horizon. Un hurlement répondit venu de l’est, puis un autre venu du sud et un autre encore. Hortense comprit que les loups se donnaient rendez-vous et allaient venir à l’appel du meneur. Et comme Jean se remettait en marche, elle l’appela, terrifiée à l’idée qu’un fauve pouvait arriver derrière elle.

Jean s’arrêta. Il parut hésiter un instant mais elle cria plus fort encore :

— Jean !… Jean, attendez-moi !…

Il la regarda venir, forme blanche et vaporeuse volant presque au ras du sentier dont la pente l’entraînait toujours plus vite. Il étendit les bras pour l’arrêter, la saisit au passage alors qu’emportée par sa course elle allait droit à la rivière, et la maintint fermement contre lui.

— J’ai cru un instant que vous étiez un fantôme, ou un elfe. Mais je préfère ne pas risquer de vous voir vous envoler par-dessus le torrent.

Il l’écartait déjà de lui, avec une grande douceur mais elle s’accrocha de toutes ses forces à ses épaules pour qu’il fût obligé de rester sous son regard.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle. Pourquoi est-ce que je vous revois seulement cette nuit ?…

— Parce que j’ai juré de ne pas vous revoir avant que vous ne soyez mariée…

— A qui ? A qui avez-vous juré ça ?

— A un vieillard mourant ! A un homme qui savait comment et pour quoi il mourait.

— A… l’abbé Queyrol ?

— Oui. Il m’a fait chercher quand il a compris que le marquis l’avait fait tuer. Et de la plus lâche des façons : avec un gâteau confectionné par Godivelle et que Garland lui a porté.

— Vous voulez dire que Godivelle est une empoisonneuse ? fit Hortense scandalisée.

— Bien sûr que non. Elle a fait un certain gâteau dont le vieil homme était friand. Mais, entre le four de sa cuisine et la chambre de Chaudes-Aigues il y a suffisamment de distance pour qu’il soit possible d’y ajouter quelque chose… L’abbé m’a ouvert les yeux sur bien des mystères. Et d’abord qu’il n’y avait de salut pour vous que dans ce mariage. Et moi, je n’ai pas supporté l’idée qu’il pouvait vous arriver quelque chose…