Un espoir pourtant : Étienne avait disparu en courant tout à l’heure. Peut-être ne reviendrait-il pas cette nuit ? Peut-être allait-elle pouvoir dormir seule ? C’eût été, ce soir, la meilleure des nouvelles…
Mais il était écrit qu’aucun de ses espoirs ne se réaliserait en dépit des croyances qui veulent que, durant la nuit de la Saint-Jean, les désirs ont toutes chances d’être exaucés. Hortense était en train de répondre aux félicitations du petit abbé Queyrol et d’un groupe de notables du village quand Dauphine, escortée de Godivelle armée d’un flambeau et de plusieurs dames, vint la chercher pour la conduire à sa chambre.
— Si tôt ? protesta Hortense. N’ai-je donc pas le droit de danser à mes noces ?
— Votre beau-père pense qu’il vaut mieux que vous rejoigniez Étienne. Il a eu assez de mal à remettre la main dessus et, pour l’instant, il le tient sous son regard tandis qu’on le prépare pour la nuit !
La jeune fille ne put retenir une grimace qui n’échappa pas à la douairière de Sainte-Croix.
— Un époux après lequel il faut courir et qu’il faut tenir à l’œil, une femme qui préférerait danser que rejoindre son époux ? Me direz-vous encore, Dauphine, que les génies de l’Amour président à ces épousailles ?
— Je vous assure que demain matin tout ira pour le mieux ! Ces enfants sont faits pour s’entendre !
Pour sa part Hortense en doutait fortement. Il semblait ne rien rester de l’espèce de tendresse complice qui, un temps, l’avait liée à son cousin. Depuis le jour de leurs fiançailles il la traitait en ennemie. Et tout à l’heure encore… Au souvenir de ce qui aurait pu se passer, elle frissonna tandis qu’on la menait vers sa chambre transformée. Le damas bleu en faisait une pièce plus confortable, plus élégante surtout, bien que les meubles fussent demeurés les mêmes à quelques exceptions près. Mais Hortense n’était pas certaine de la préférer. Les tentures vertes qui avaient abrité les rêves de sa mère lui étaient plus chères qu’elle ne le pensait… Même avec les bouquets de fleurs qui l’encombraient cette chambre lui paraissait à présent étrangère. Elle était celle de cette inconnue : la comtesse de Lauzargues…
Un moment plus tard, vêtue d’une ample chemise de nuit de batiste finement plissée, ses cheveux soigneusement brossés étendus sur son dos, elle s’installait dans le lit que l’on venait d’ouvrir pour elle. Il était superbement paré, ce lit, mais les draps de lin trop neufs, et surtout les larges dentelles qui en ornaient le rabat et entouraient les oreillers, le rendaient peu confortable et même presque hostile. Autour d’elle, les dames bavardaient, s’extasiant sur l’éclat de sa peau et la blondeur si lumineuse de ses cheveux. Tout à l’heure Dauphine lui avait même chuchoté les quelques paroles en forme de conseils qu’une jeune fille se doit d’entendre au soir de ses noces. Et Hortense devinait, chez ces femmes, les frémissements d’excitation dus à ce qu’elles pensaient devoir être l’approche de l’amour. Elles en assumaient les préparatifs avec un soin quasi dévotieux. Elles se voulaient les prêtresses du plus ancien des cultes mais Hortense, si elle s’abandonnait passivement à leurs mains presque caressantes, n’éprouvait ni émotion ni attente. Elle sentait son corps aussi froid que son cœur et savait gré à Godivelle d’un silence où elle croyait deviner un accord avec son propre état d’âme. La vieille femme s’était contentée de préparer le lit avec exactement les mêmes gestes que ceux de chaque soir. Pour elle, ce lit n’était pas un autel. C’était un lit et rien d’autre !
Le babil des dames cessa au moment où le marquis entra dans la chambre remorquant Étienne dont le manque d’entrain eût été évident même pour un aveugle. Visiblement, la main du marquis guidait la marche du jeune homme dont elle tenait fermement le bras, presque sous l’aisselle. Cette double apparition stupéfia Hortense qui n’avait jamais imaginé semblable cérémonial à la mode de Versailles pour le soir de ses noces. Et pas davantage qu’Étienne apparaîtrait drapé dans une robe de chambre de soie amarante brodée de perroquets bleus et rouges perchés sur de petits arbres verts qui, elle aussi, sentait furieusement le siècle passé.
Foulques de Lauzargues amena son prisonnier jusqu’au pied du lit et s’y arrêta un instant pour contempler le spectacle charmant qu’offrait cette mariée blonde, rougissante et gênée sous le regard hardi qui détaillait son visage et glissait le long de son cou jusqu’à sa gorge et ses épaules à demi découvertes. Mlle de Combert s’aperçut de la gêne d’Hortense :
— Allons, mon cousin, laissons ces enfants ! Nous ne les avons que trop envahis jusqu’à présent…
— Vous avez raison, Dauphine, dit le marquis avec un soupir. Mais, si vous le permettez, je dirai que j’envie mon fils à cet instant ! La mariée… est réellement bien belle !
Il alla jusqu’à une petite table fleurie de roses sur laquelle on avait disposé une collation de fruits, de gâteaux et de vin, s’en versa un verre puis revenant vers le lit le leva très haut, allumant un énorme rubis dans la profondeur cristalline du verre :
— Je bois à vous, comtesse de Lauzargues ! Je bois à l’amour que vous allez connaître et qui vous fera femme ! Je bois à l’enfant, à tous les enfants qui naîtront de vous !
Il vida le verre d’un trait puis, d’un geste inattendu, l’envoya se briser contre le marbre de la cheminée avant de quitter la chambre presque en courant. Les femmes suivirent immédiatement. La porte se referma sur la dernière robe de soie. Et la chambre ne fut plus éclairée que par la bougie de cire vierge qui brûlait sur la table de chevet.
Hortense et Étienne se retrouvèrent seuls, face à face elle assise dans son lit, lui debout au pied de ce même lit, ne trouvant rien à se dire. Mais Hortense sentit tout à coup une sorte de pitié se glisser en elle. Étienne semblait affreusement las. Ses yeux débordaient d’une tristesse infinie que rendait plus poignante sa robe bariolée. Il contemplait celle qui était à présent sa femme avec un mélange d’horreur et de désespoir…
Au bout d’un moment, il eut un geste désolé, tourna les talons et alla s’asseoir près de la cheminée où le feu flambait toujours. Instantanément, Hortense fut debout, elle enfila un saut-de-lit assorti à sa chemise de nuit, glissa ses pieds dans ses pantoufles et alla verser, à son tour, un verre de vin qu’elle apporta à cet étrange époux :
— Buvez, Étienne ! J’ai l’impression que vous en avez grand besoin !
Il regarda le vin sans le prendre.
— Je n’ai besoin de rien… que de paix ! Je voudrais qu’on me laisse tranquille ! Je voudrais…
Il s’arrachait aux bras du fauteuil et s’élançait à travers la chambre, butant et trébuchant sur d’invisibles obstacles, l’absurde robe de chambre aux perroquets bleus claquant autour de lui comme le drapeau d’un fou. Hortense reposa le verre et le rejoignit au moment où il s’abattait, sanglotant, sur le lit, en proie à une violente crise de nerfs. La tension qu’il avait subie durant toutes ces semaines l’abandonnait brusquement, le laissant à ses seules forces. Ce qui était peu de chose…
Ne sachant trop quoi faire, Hortense pensa qu’il valait peut-être mieux le laisser pleurer mais les sanglots tournaient presque aux convulsions. Étienne se tordait sur la courtepointe de damas bleu, gémissant, balbutiant des mots sans suite. La jeune fille eut peur qu’on ne l’entendît, que le marquis ne vînt avec ses manières rudes achever la déroute du malheureux… Elle chercha autour d’elle, avisa par la porte entrouverte du cabinet de toilette le grand pot d’eau froide, courut y tremper une serviette et revint l’appliquer sur la tête d’Étienne.
L’eau venait du puits de la cuisine. Elle était très fraîche et à son contact, deux fois renouvelé, Étienne petit à petit se calma… Quand il se redressa, trempé comme une soupe, Hortense entreprit de le sécher. Il se laissait faire comme un enfant, sans rien dire, levant de temps en temps sur elle ses yeux bleus encore noyés de grosses larmes qui roulaient continuellement sur ses joues. Finalement, il but un peu de vin.
— Merci, soupira-t-il… Vous semblez très douée pour soigner les malades. Vous feriez sans doute une excellente épouse, une meilleure mère encore…
— Mais je suis votre épouse, dit-elle doucement. Et si Dieu nous aide, j’espère aussi être mère…
— Pas par moi, en tout cas. Vous êtes désormais Madame de Lauzargues mais vous ne serez jamais ma femme telle que l’on doit l’être.
— Pourquoi ? Est-ce que… vous me détestez tellement ? Avant mon accident, nous étions amis pourtant ? Vous aviez confiance en moi et je crois même qu’une certaine affection nous unissait. Mais à présent vous semblez me détester. On dirait que vous m’en voulez !
— Je ne vous déteste pas… bien au contraire. Mais il est vrai que je vous en veux.
— Pourquoi ?
— Parce que vous m’avez trahi… trompé ! Vous aviez promis de tout faire pour vous éloigner. Vous aviez dit que vous vous opposeriez de toutes les façons aux volontés de mon père… Et vous n’avez même pas lutté !
— Vous n’êtes pas juste. Je n’ai pas eu de chance, voilà la vérité. J’ai voulu fuir et vous savez ce qu’il en est advenu. J’avais l’espoir de chercher refuge chez notre grand-tante de Mirefleur et j’ai appris sa mort en Avignon. Il m’aurait fallu du temps, de l’aide. Où aller sans compromettre quelqu’un ? Que pouvais-je faire contre la volonté du Roi ? Vous-même, Étienne, pourquoi avez-vous accepté ce mariage ? Vous pouviez refuser.
Étienne garda le silence un instant. Il avait quitté le lit pour se rapprocher du feu. Debout devant l’âtre, il tendait ses mains pâles qui semblaient fragiles sortant des manches trop larges du vêtement. Ses yeux fouillaient les flammes comme s’il leur demandait une aide, peut-être une réponse…
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